Après son enquête sur la filière du cachemire, Victor Chevrillon, 32 ans, s’attaque à la sylviculture. Avec sa société Kloros, il optimise la séquestration de carbone de la forêt française et incite les investisseurs à se projeter – et à se promener – dans les bois.

 

C’est au Jardin des Plantes, dans le 5e arrondissement, et de bon matin, qu’HEC Stories rencontre Victor Chevrillon. Nous prenons place en face d’un somptueux cèdre du Liban, planté en 1734 par Bernard de Jussieu sur les flancs de la butte du labyrinthe. Traversé par les joggeurs et les étudiants pressés, l’endroit est tout indiqué pour interviewer l’entrepreneur qui, depuis trois ans, travaille à la gestion forestière avec sa société Kloros.

Aujourd’hui, la forêt française est détenue par trois millions et demi de propriétaires privés, « soit 1 français sur 20 », indique Victor Chevrillon. La majorité est constituée de tout petits propriétaires, avec des parcelles morcelées et difficilement accessibles. » Le trentenaire y voit un potentiel inutilisé. L’idée de sa société Kloros est donc de proposer une gestion de ces parcelles pour instaurer « un équilibre entre le respect et la protection de la biodiversité et une fonction productive et économique. »

 

L’âme d’un aventurier

 

Ce Parisien d’origine fut sensibilisé à la forêt par des années de scoutisme, notamment au collège Stanislas, où il fera également sa prépa. Sur le campus d’HEC, Victor est branché BDE, rugby et nouvelles technologies. Pour son premier emploi, il intègre d’ailleurs la plateforme de services juridiques pour la création d’entreprise Legalstart, pionnière en legaltech. Bras droit du CEO, il touche à tout, surtout au webmarketing et au product management. « Ça m’aide énormément aujourd’hui pour Kloros, parce que j’ai déjà essuyé pas mal de plâtres quand j’étais là-bas. »

 

En 2019, il démissionne pour se lancer dans un projet fou : remonter, pendant un an, la filière cachemire. Il part enquêter dans les steppes de Mongolie sur les dessous de ce textile onéreux, historiquement réservé aux plus fortuné, et maintenant vendu à un public globalisé au mépris des considérations écologiques, sociales, et du bien-être animal. « Le but n’était pas juste d’aller en Mongolie, mais de partir à l’aventure en trouvant un projet intelligent et utile pour ne pas vadrouiller le nez en l’air. » De cette aventure, il tirera un livre, édité en septembre 2020.

Alors qu’il est en passe de rendre son manuscrit des Routes du Cachemire à la collection Matières Premières des éditions François Bourin, il rencontre sur futur associé, Loïc Zellvegre, le mari d’une camarade de promo HEC. Lui a suivi une formation complète en gestion forestière. Ensemble, ils s’assoient autour d’une table et débattent des dysfonctionnements du monde sylvicole : l’aberration des coupes rases, les parcelles non entretenues qui représentent un gâchis tant financier qu’en termes de captation de carbone. D’ailleurs, les Français connaissent-ils si bien leur forêt ? 

Une permaculture pour la forêt

 

Kloros est née de cette rencontre. Aujourd’hui, Victor Chevrillon propose aux propriétaires de forêts des services de transformation du bois et d’optimisation des hectares grâce à une gestion basée sur la régénération naturelle : la gestion pro-silva. « C’est un équivalent de la permaculture pour la forêt », explique l’entrepreneur. En effet, les essences d’une forêt sont en compétition et certaines prenant le pas sur d’autres. « Faire des éclaircies apporte un peu de lumière diffuse au sol, ce qui permet de redonner de nouvelles dynamiques forestières. »

Ces optimisations permettent d’augmenter la quantité de carbone captée par la forêt. « Avec ces tonnes additionnelles, un propriétaire va générer des crédits carbones et les vendre à des entreprises et ainsi financer les travaux d’aménagement de la forêt. » Un cercle vertueux, donc… mais aussi un terrain miné. « Les entreprises peuvent le faire soit par bonne conscience écologique, soit dans une optique de pur greenwashing, reconnaît Victor Chevrillon. C’est donc important de regarder ce qu’elles font de leur côté. La plupart des entreprises que nous avons accompagnées n’ont même pas communiqué sur leurs actions de compensation carbone. »

 

La scierie mobile de Kloros, qui transforme des troncs en poutres et en planches vendues en bord de route.

 

Mettre les investisseurs au vert

 

Victor a aussi ouvert les forêts à une catégorie de gens qui n’ont a priori pas la fibre sylvicole : le deuxième volet de Kloros repose sur l’accompagnement d’investisseurs. Difficile de trouver des renseignements sur l’investissement forestier ou la valeur d’une forêt. Un investissement de plus perçu comme peu rentable. « En investissant via des acteurs institutionnels, des produits bancaires par exemple, on ne sait pas comment est gérée la forêt. Et c’est souvent mal géré d’un point de vue économique et écologique, selon nos critères. Bien gérer la forêt est rentable. »

Kloros accompagne ainsi des business angels, des patrons de boîtes, des particuliers désireux d’acheter qui ont « entre 50 et 70 ans, qui ont fait une belle carrière et qui ont un peu d’argent à placer. La forêt, ils peuvent aller s’y balader, ramasser des champignons, chasser… » La forêt est aussi un placement avantageux fiscalement, y compris sur le plan de la succession. « C’est un très bon outil pour transmettre. »

 

Souvent, le bois acheté en magasin est envoyé en Chine pour être découpé avant de revenir en France pour y être vendu.

 

De temps en temps, le jeune papa se lève au petit matin pour se rendre sur les terrains gérés par Kloros, comme à Châteauroux, dans l’Indre. Leurs parcelles sont aussi dispatchées entre l’Ile-de-France, la Bourgogne, l’Anjou et la région Centre. Au bord de la route, leurs techniciens vendent le bois coupé sur les parcelles grâce à une scierie mobile, une machine de 5 mètres de long qui peut transformer un tronc en planches ou en poutres. « Souvent, le bois acheté en magasin est envoyé en Chine pour être découpé avant de revenir en France pour y être vendu, explique Victor. Cette petite scierie mobile nous permet de récupérer une partie de la marge et de fournir les menuisiers ou charpentiers de la région. »

 

Des troncs transformés en planches par la scierie mobile de Kloros.

 

Aller voir ailleurs

 

Victor Chevrillon est issu d’une famille entretenant des liens forts avec HEC. Son père est professeur honoris causa affilié à l’École et grand donateur de la Fondation. Sa tante présente l’émission « L’Entretien HEC » sur BFM Business. Mais l’entrepreneur, diplômé en 2014, insiste cependant sur la nécessité… d’aller voir ailleurs via les programmes proposés dans les cursus de l’école. « Un mois aux urgences, chez les pompiers, dans la gendarmerie, à l’armée de l’air… Toutes les occasions sont bonnes pour s’ouvrir un peu. » Ami de Samuel Valensi (H.15), auteur et metteur en scène de théâtre, qui est aussi responsable du secteur culturel pour The Shift Project, Victor a vu sa génération sortir progressivement des sentiers battus et loue les années de césure ou le séminaire de rentrée obligatoire à Chamonix pour sensibiliser au réchauffement climatique.

Aujourd’hui, l’entreprise de Victor gère 2500 hectares de forêt achetés grâce aux investissements du fonds forestiers, auxquels s’additionnent 6000 hectares de forêts privées. Kloros recrute actuellement une quinzaine de techniciens forestiers et continue de labelliser ses parcelles « Bas Carbone ». Ils fournissent d’ailleurs, en open source, des outils de calculs des séquestrations carbone des forêts à ce label développé par le Ministère de la Transition Écologique.

Des accomplissements dont Victor se dit fier, à la pointe d’une sylviculture adaptée aux enjeux contemporains. Lui qui a enquêté sur le cachemire ne voudrait-il pas s’atteler à un ouvrage sur la filière bois ? « J’avais adoré l’exercice intellectuel. Pourquoi ne pas le refaire… »

 

 

Crédits photo :  ©Estel Plagué pour HECStories, ©Victor Chevrillon / Kloros

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