Passionné de rock et d’électro, Jules de Gasperis (H.12) a quitté la France en 2016 pour rejoindre Los Angeles. Il s’est depuis imposé comme l’un des producteurs les plus prisés de la scène locale. Portrait d’un touche-à-tout musical.

il plane ici comme une odeur d’encens. Dans le studio Ninth House, à North Hollywood, guitares électriques et acoustiques sont alignées contre les murs tapissés de velours et de lithographies vintage. Pianos et synthés se mêlent aux préamplis et compresseurs dernière génération. Entre deux sessions, on sirote du thé ou une bière IPA en écoutant les prises. Cette ambiance néo-hippie rappelle aux visiteurs que c’est dans la cité des anges que Crosby, Stills, Nash and Young, mais aussi Joni Mitchell, Jackson Browne et tant d’autres ont enregistré leurs plus grands succès au tournant des années 1970. Aujourd’hui, une nouvelle génération fait vibrer la légende de Los Angeles, ville qui a su rester l’un des temples de la musique enregistrée. « Partir sous le soleil de Californie me semblait une évidence. Ici, je me suis senti d’emblée au bon endroit », raconte Jules de Gasperis, 33 ans, cogérant de ce studio rapidement devenu l’un des plus réputés de la région.

Avant de se chauffer au soleil californien, ce touche-à-tout (producteur, arrangeur, mixeur…) a fait ses armes à Paris, où il a grandi entouré de ses parents musiciens. On doit notamment à son père, qui fut guitariste de live pour Renaud ou Coluche, de nombreux habillages pour des émissions de télévision. «Tout petit, je traînais dans son studio Stakato, rue des Déchargeurs, près des Halles. Il m’a appris l’harmonie et le piano. Je tâtais de tous les instruments, de la batterie à la guitare. Il y avait là-bas une atmosphère que j’ai eu envie de retrouver par la suite. » Après une année de prépa, le jeune mélomane intègre HEC en 2007 pour une majeure Entrepreneurs, au moment même où commence à émerger la vague dite des « bébés rockeurs » (BB Brunes, Plasticines…), ces nouveaux groupes pas encore majeurs, nourris aux riffs des Ramones et des Strokes. « Dans cette période de regain d’intérêt pour le rock français, j’avais fondé ma propre formation, qu’on avait baptisée Laviolette. On a joué à la Flèche d’Or, on s’est produit en showcase à la Maroquinerie. Et on a même sorti un E.P., What Did You Feel ?, préambule d’un album qui n’a jamais vu le jour…», se souvient Jules de Gasperis, qui refuse alors de choisir entre sa vie d’étudiant et son nouveau statut d’étoile montante. Il passe trois ans entre sa chambre à Jouy-en-Josas et les scènes parisiennes.

Des années éreintantes, mais dont il garde une pointe de nostalgie, surtout lorsqu’il évoque les concerts dantesques sur le campus, avant que la vague du baby-rock ne s’éteigne brusquement, comme elle était apparue. En 2011, le jeune diplômé s’installe à Hong Kong, où il occupe le poste de business developer pour Arnault Castel, fondateur des boutiques Kapok, spécialisées dans les accessoires lifestyle, mode et beauté. «C’était très formateur, mais quelque chose clochait. Je ne me voyais pas passer ma vie dans un bureau. Je me suis dit qu’il fallait que je vole de mes propres ailes. Et que je retrouve ce qui faisait l’essence de mon existence : la musique. »

 

Jules de Gasperis

Choc des cultures

De retour à Paris, il reprend le studio familial et commence à se faire un nom en tant que mixeur et ingénieur du son. Il fonde alors Grand Bain, fruit de sa rencontre avec la chanteuse Erica von Trapp. Entre New Order et Goldfrapp, leur électro-pop racée fait des étincelles, sans pour autant capter le grand public… À défaut d’enflammer les charts, le duo devient un couple officiel et, en 2016, les jeunes époux décident de tenter l’aventure sur les terres natales d’Erica : la Californie. « Plus que les cours de finance internationale, j’ai retenu de mes années HEC une forme de discipline qui pousse à garder la tête sur les épaules au moment des grands tournants. Et ce déménagement à L.A. en était incontestablement un…» Dans un premier temps, le jeune producteur installe son matériel dans le garage de leur maison, qu’il transforme en studio. Erica l’intègre à la sphère alt-rock du quartier de Highland Park, et lui présente ses amis musiciens pour qui il réalise des premiers mix. Un petit Frenchy accueilli à bras ouvert par la communauté de hipsters californiens ? «Ça n’a pas été si simple ! J’étais plutôt décontenancé par le choc des cultures et il m’a fallu un temps d’adaptation. L.A., ce n’est pas New York. C’est sans doute des restes de culture hippie, mais ici, on déteste le negative feedback : Il faut sans cesse ménager les susceptibilités et éviter de dire trop ouvertement qu’une prise de voix ou qu’une ligne de guitare n’est pas à la hauteur…»

Plongé dans l’effervescence de la côte ouest, le Français peine un peu à trouver les codes. « Je ne savais pas toujours comment m’y prendre pour faire connaître mon travail. J’allais souvent donner ma carte de visite aux artistes à la fin des concerts. Ça faisait un peu nerd ! Ce n’est pas comme ça que ça se passe à Los Angeles, où tout est informel et où l’on fait les meilleures rencontres professionnelles par hasard, en chillant dans les bars…» Assez vite, le bouche-à-oreille fonctionne à plein régime, et Jules collabore avec des groupes de la région comme James Supercave ou encore Bleached, duo de punk rock explosif fondé par les sœurs Jennifer et Jessica Clavin. Depuis son studio de Highland Park, il ne coupe pas totalement les ponts avec la mère patrie, et réalise des mix à distance pour des artistes français (qui constituent toujours un tiers de ses clients), notamment Claudio Capéo ou Amir. Son univers musical se situe pourtant à mille lieues de ceux de l’accordéoniste alsacien et du finaliste de «The Voice », mais ces commandes diversifient le profil de ses clients, qui dépassent aujourd’hui le carcan de la scène californienne. « Je travaille actuellement avec des artistes à Berlin ou à Paris pour des mix, mais je voudrais aujourd’hui me recentrer un peu plus sur la production pure. » Là encore, ce n’est pas si simple… «Avec la vogue du DIY (Do It Yourself ), tout le monde est persuadé qu’on peut produire un disque avec un ordinateur portable. On oublie que pour un musicien, travailler dans un studio professionnel reste le meilleur moyen de doper sa créativité…»

Ne pas laisser passer ses rêves

Une clientèle diversifiée, un cadre idyllique, des bonnes vibrations… Le rêve américain du jeune producteur a pourtant connu quelques turbulences. Jules s’est séparé d’Erica après six ans de vie commune. Et comme beaucoup, il a subi les effets de la gentrification de Los Angeles, qui a poussé la communauté des artistes hors de la ville. Après avoir vendu sa maison et fermé son premier studio, il s’est installé à Crestline, aux pieds des montagnes San Bernardino, au nord-ouest de L.A. Quant à la crise du Covid, elle a mis en suspens de nombreux projets, notamment une tournée avec Kunzite, le nouveau groupe de Mike Stroud, ancien guitariste de Ratatat. « J’ai travaillé avec Mike pour des mix et sur leur single ‘Novas’, et le courant est tout de suite passé. Je me suis intégré peu à peu à leur univers, jouant avec eux du piano et de la batterie… J’ai hâte que l’on puisse enfin présenter cette musique sur les scènes du monde entier. »

“Travailler dans un studio professionnel reste le meilleur moyen de doper sa créativité”

Au fil de la discussion, on perçoit chez le musicien l’envie de sortir de l’ombre et de l’anonymat auquel sont souvent relégués les producteurs. Après l’expérience en demi-teinte de Grand Bain, Jules a lancé un groupe avec deux batteurs nommé Carré, qu’il définit comme « un mélange entre Soulwax, LCD Soundsystem et Nine Inch Nails ». Surtout, il avoue travailler sur un projet solo, mais en se dissimulant derrière un alias énigmatique, Edgar Everyone, par pudeur sans doute. On n’en saura pas plus… Et le pays qui l’a vu grandir, lui manque-t-il ? « Pas vraiment… Depuis le déconfinement, Je suis revenu deux fois pour retrouver ma famille, © Brittany O’Brien mais je ne troquerais pour rien au monde ma vie en Californie. » Lors de ses rares passages à Paris, il en profite pour revoir ses anciens camarades d’HEC, notamment son ami Florian Monfrini (H.11), qui comme lui, a suivi un parcours atypique à sa sortie de l’école de commerce. «Après avoir concilié des missions de conseil et sa passion pour la peinture, il est devenu artiste à plein temps et expose aujourd’hui ses œuvres partout dans le monde… Et il est plus heureux que jamais ! La France regorge de talents, mais qui hésitent souvent à se lancer, à créer. Il ne faut jamais avoir peur de son instinct ni d’écouter ses passions. »

Published by