La perte de biodiversité constitue une menace écologique majeure. Pour y remédier, une transformation radicale de nos économies est nécessaire. Seules des actions menées en adoptant une approche globale de la biodiversité et des chaînes de valeur, au-delà de tout clivage sectoriel, par les acteurs économiques, les pouvoirs publics et la société civile seront à même d’initier une telle transition.

État des lieux

On ne saurait réduire la biodiversité à la survie de quelques espèces emblématiques. Cette notion bien plus large désigne à la fois la diversité des individus, celle des espèces et celle des écosystèmes. La variété des formes de vie et des milieux naturels fournit un ensemble de biens et de services écosystémiques dont nous profitons quotidiennement. Nombre d’entre eux ne sont pas remplaçables : pollinisation, production d’oxygène, régulation du climat, etc. Or, les données scientifiques alertent aujourd’hui sur un phénomène d’extinction d’espèces, de déclin de populations, de destruction d’écosystèmes et de détérioration des interactions fonctionnelles.

Il s’agirait de la sixième extinction de masse. La crise est alimentée par les cinq phénomènes : l’usage des terres et océans, la surexploitation des ressources, le réchauffement climatique, la pollution et les espèces exotiques envahissantes. L’activité économique exerce des influences diverses sur ces différents facteurs, ce qui rend nécessaire une approche sectorielle en matière de préservation de la biodiversité. En effet, sans une analyse complète de la chaîne de valeur, l’essentiel des externalités ne sera pas pris en compte. Il est à noter que les liens entre biodiversité et économie humaine doivent s’envisager dans les deux sens : la plupart des industries exercent un impact négatif sur la biodiversité, alors que leur activité repose sur les biens et services fournis par le milieu naturel. À cet égard, les entreprises sont en train de scier la branche sur laquelle elles sont assises. Mais la complexité des mécanismes agissant sur la biodiversité rend ce danger moins lisible que d’autres risques auxquels elles peuvent être confrontées.

Une valeur inestimable ?

Si la planète n’appartient pas au secteur marchand, des économistes se sont essayés à estimer la valeur monétaire des biens et des services que procurent les milieux naturels. La pollinisation, processus naturel indispensable à la reproduction des plantes et à la formation des fruits, a été chiffrée à 500 milliards de dollars par an. L’approvisionnement en produits marins ? 362 milliards de dollars. L’activité touristique drainée par la Grande Barrière de corail en Australie ? 36 milliards de dollars annuels. La biodiversité est aussi essentielle aux secteurs de la santé : plus de 10 000 plantes sont utilisées à des fins médicales, selon un rapport publié en 2020. Au total, la valorisation de l’« entreprise Terre » se chiffrerait ainsi en billions de dollars.

L’objectif du Livre blanc

Le Livre blanc sur la biodiversité, publié par HEC Alumni en juin dernier, répond à trois objectifs : sensibiliser la communauté HEC et l’ensemble des acteurs économiques aux enjeux de la biodiversité, interpeller les chefs d’entreprise et les décideurs politiques pour les inciter à agir, et alimenter les débats lors de la prochaine conférence de la COP15. Ce rapport ne se veut pas exhaustif et n’entend pas se substituer à la littérature scientifique sur le sujet. Son objectif est de pointer les lacunes actuelles en termes de connaissances et de réglementations. Il s’agit aussi de favoriser le dialogue entre dirigeants d’entreprise, décideurs politiques, universitaires et citoyens, afin d’aligner nos économies sur un mode de développement durable, qui ne menacerait ni les écosystèmes ni les ressources naturelles. Plus de cinquante entretiens avec des chefs d’entreprise et des investisseurs (notamment issus de la communauté HEC) ainsi qu’avec des experts en biodiversité ont nourri les réflexions et les recommandations compilées dans cet ouvrage.

Climat, biodiversité: causes ou conséquences ?

Atténuer le changement climatique au niveau de la limite des accords de Paris est une condition sine qua non pour réduire ou stopper la perte de biodiversité. Inversement, préserver la biodiversité est une condition nécessaire pour atténuer le changement climatique. Tandis que le changement climatique accélère l’effondrement de la biodiversité, le recul de la biodiversité crée les conditions favorables au réchauffement de la planète. Ce cercle vicieux apparaît clairement lorsqu’on considère les quantités de dioxyde de carbone assimilées par les milieux naturels (océans, sols et forêts). Les arbres, grâce au processus de photosynthèse, stockent du CO2 et rejettent de l’oxygène. Or le rythme élevé de la déforestation, avec 15 milliards d’arbres abattus chaque année selon la FAO, (Organisation de Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), fait ainsi peser un risque conjoint sur la survie des espèces et sur la limitation de l’effet de serre. En d’autres termes, climat et biodiversité, étroitement liés, doivent être considérés comme des « crises jumelles ».

Sensibilisation et formation

Si le changement climatique est une préoccupation aujourd’hui largement partagée, la crise qui frappe la biodiversité est moins connue. Pourtant, une prise de conscience s’observe, en particulier dans le monde des affaires, bien placé pour s’attaquer au problème, à condition de tirer avantage de son agilité, de son accès aux financements, et de sa compréhension approfondie des processus de production. La préservation de la biodiversité remet en question les fondements même de nos économies – et notamment la croyance en des ressources illimitées. Son acceptation constitue donc un défi important. C’est pourquoi l’éducation et la formation doivent traiter l’ensemble des questions environnementales, dont celles liées à la biodiversité. Grâce à l’intégration de ces sujets dans les programmes scolaires, et à la formation, par l’enseignement supérieur, d’experts qualifiés qui pourront concevoir les techniques et les règlements futurs de cette transition. Compte tenu de la vitesse à laquelle s’opère le recul de la biodiversité, il convient également de former les dirigeants d’entreprise actuellement en poste, nombre d’entre eux ayant été diplômés avant que les défis liés à la biodiversité soient connus et compris. Leurs décisions pourraient avoir un impact pour les années à venir. Enfin, un dialogue plus approfondi avec la communauté scientifique est indispensable, englobant à la fois les sciences dures et les sciences sociales. L’innovation peut également contribuer à faire émerger de nouvelles solutions fondées sur le biomimétisme, les protéines végétales ou l’économie circulaire, mais elle ne saurait être une solution miracle et n’évitera pas de profonds changements sociétaux.

Une réalité complexe

Si les émissions de CO2 (ou d’équivalent carbone) permettent de mesurer notre impact sur l’effet de serre à l’origine du réchauffement climatique, il n’existe pas d’indicateur unique pour évaluer les changements liés à la biodiversité. La multiplicité des facteurs susceptibles de bouleverser l’équilibre des milieux naturels (pollution, situation hydrique, assainissement, populations animales et végétales, variabilité géographique) rend tout indicateur unique peu pertinent. Mais l’absence d’indicateur ne doit en aucun cas empêcher les communautés d’agir pour la biodiversité.

L’approche sectorielle

Les questions liées à la biodiversité sont par nature locales et spécifiques à chaque activité économique. Le Livre blanc sur la biodiversité a choisi de se concentrer sur deux secteurs, dont le rôle dans les transformations à venir apparaît essentiel : l’agroalimentaire et la finance. L’agriculture et la production alimentaire sont la pierre angulaire de la préservation des équilibres naturels. Leur transition nécessite de repenser en profondeur les systèmes développés au cours des siècles passés, dont l’objectif était de sécuriser l’approvisionnement en intensifiant la production. Cette stratégie a montré ses limites en accélérant l’effondrement de la biodiversité. Certaines mesures indolores, comme la lutte contre le gaspillage alimentaire, permettraient de premières avancées. Toutefois, la plupart des changements seront difficiles à mettre en œuvre, puisqu’ils impliquent l’élimination progressive des pesticides et engrais de synthèse, ainsi que le rétablissement de la diversité des cultures et des régimes alimentaires. Il s’agit de recomplexifier des écosystèmes et des chaînes de valeur qui ont été progressivement simplifiés à l’extrême. S’agissant de la consommation, faire évoluer les régimes alimentaires pour augmenter la proportion de végétaux et réduire la part de protéines animales pourrait en outre apporter des bénéfices en termes de santé publique. La mise en place d’incitations et la modification structurelle de l’offre alimentaire favoriseraient ce changement d’habitudes. Afin de réussir la transition, les acteurs du secteur financier auront, eux aussi, un rôle à jouer en allouant les capitaux. Il faudra sans doute plusieurs années aux banques pour modifier la nature des centaines de milliers de prêts de leur portefeuille, mais elles pourront tirer parti de leurs relations de longue date avec les entreprises clientes pour favoriser les changements de modes de production. Quant aux assureurs, exposés aux risques liés à l’effondrement de la biodiversité, ils devront réagir rapidement afin d’éviter des faillites à grande échelle.

Initier le changement

Une mutation profonde des procédés de production et des dogmes économiques implique une évolution des mentalités et des modes de consommation. Le rôle des consommateurs est décisif : ils disposent d’un puissant levier à court terme pour inciter les entreprises à s’engager dans la transition. Enfin, la préservation de la biodiversité devra être soutenue par des politiques publiques coordonnées entre les pays, ce qui représente un effort de rapprochement considérable au moment même où les tensions géopolitiques s’accroissent. Cette réponse multilatérale sera notamment cruciale pour s’attaquer à la fracture Nord-Sud : les pays à faible revenu, souvent plus exposés à la crise de la biodiversité, manquent de moyens d’action, en plus d’être confrontés à des problèmes de financement de leur développement économique. Des écosystèmes de la forêt du bassin du Congo à la fabuleuse réserve d’oxygène que constitue la jungle amazonienne, aucun coin de la planète ne sera efficacement défendu si nos actions s’arrêtent à la frontière des États.

 

Théo Maret (H.22) et Marc Ouhanon

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