FUTUR(S) 

Le Club Consulting & Coaching HEC Alumni débute 2022 avec Ed Catmull, co-fondateur de Pixar (et ex-Président de Disney Animation), pour lancer son projet FUTUR(S), qu’il s’agisse d’idées, de partages, de projets, d’équipes, d’interviews et de réalisations exceptionnelles !

Son éditeur français, Talent Editions, que nous remercions vivement, a rendu disponible pour la communauté des diplomés HEC un contenu rare, extrait du livre Creativity Inc (écrit par Ed Catmull avec Amy Wallace):

+ l’intro du livre, « Objet trouvé »

+ le chapitre 11, « L’avenir défait », dans son intégralité

+ les dernières pages de l’ouvrage : « Points de départ – Réflexions pour gérer une culture créative »

+ Nous vous avons également mis le sommaire, pour vous donner envie d’aller plus loin avec le livre en main.

>> Vous trouverez ci-dessous la version PDF puis la version texte.

 

OSER LES FUTURS

Pour oser les futur.e.s, une des missions fondamentales des coachs et des consultants aux côtés de leurs client.e.s, appuyons-nous sur les mots d’Ed Catmull : « Finalement, peu importe si votre modèle est différent du mien … ce qui est essentiel, c’est que chacun se batte pour construire un cadre afin de nous aider à faire preuve d’ouverture pour construire quelque chose de nouveau. Les modèles dans nos têtes nous encouragent tandis que nous avançons en sifflotant dans l’obscurité. De surcroît, ils nous permettent d’accomplir le travail stimulant et difficile de naviguer dans l’inconnu. »

Nous vous proposons 11 de ses pistes de réflexion, sachant qu’il nous rappelle qu’un « adage qu’il convient de répéter est aussi à mi-chemin d’être hors de propos » et nous invite à « considérer chaque déclaration comme un point de départ, comme une incitation à une recherche plus approfondie et non comme une conclusion. » 

 

11 POINTS DE DEPART :

> Diriger

■ « S’attaquer à des problèmes exceptionnellement difficiles nous oblige à penser différemment. »

■ « Notre travail, en tant que dirigeants dans des environnements créatifs, est de protéger les nouvelles idées de ceux qui ne comprennent pas que pour, que l’excellence naisse, il doit y avoir des phases de moindre excellence. Protégez l’avenir, pas le passé. »

■ « L’échec n’est pas un mal nécessaire. En fait, ce n’est pas le mal du tout. C’est une conséquence nécessaire lorsque l’on fait quelque chose de nouveau. »

■ « Le changement et l’incertitude font partie de la vie. Notre travail n’est pas de leur résister mais de construire la capacité à récupérer en cas d’événements imprévus. Si vous n’essayez pas systématiquement de découvrir ce qui est invisible et d’en comprendre sa nature, vous serez mal préparé pour diriger. »

■ « Essayez toujours d’embaucher des gens qui sont plus intelligents que vous. Misez toujours sur ce qu’il y a de mieux, même si cela semble être une menace potentielle. »

 

> Communiquer

■ « La structure de communication d’une entreprise ne doit pas refléter sa structure organisationnelle. Tout le monde devrait pouvoir parler à n’importe qui. »

■ « Il n’y a rien d’aussi efficace, lorsqu’il s’agit de stopper des points de vue différents, que d’être convaincu que vous avez raison. »

■ « S’il y a plus de vérités qui circulent dans les couloirs que dans les réunions, vous avez un problème. »

■ « Une « messagerie » prudente pour minimiser les problèmes donne l’impression que vous mentez, que vous vous trompez, que vous êtes ignorant ou indifférent. Partager des problèmes est un acte d’intégration qui fait que les employés se sentent investis à une plus grande échelle dans l’entreprise. »

 

> Organiser

■ « Imposer des limites peut encourager une réponse créative. Un excellent travail peut émerger de circonstances inconfortables ou apparemment intenables. »

■ « Méfiez-vous de ne pas établir trop de règles. Les règles peuvent simplifier la vie des dirigeants mais elles peuvent être dévalorisantes pour les 95 % qui se comportent bien. N’établissez pas de règles pour maîtriser les 5 % restant – traitez individuellement les abus de bon sens. C’est plus de travail mais en fin de compte plus sain. »

 

Grégory Le Roy, avec la complicité de Thomas Wauquiez, Freddy Hochu, Pascal Masson, Club Consulting & Coaching

CREATIVITY, INC (VERSION TEXTE)

SOMMAIRE

Introduction  – OBJET TROUVÉ 7
PARTIE I : LE DÉMARRAGE 17
Chapitre 1 – ANIMÉ 19
Chapitre 2 – PIXAR EST NÉ 41
Chapitre 3 -UN OBJECTIF DÉTERMINANT 69
Chapitre 4 – L’ÉTABLISSEMENT DE L’IDENTITÉ DE PIXAR 95
PARTIE II : PROTÉGER LE NOUVEAU-NÉ 115
Chapitre 5 – HONNÊTETÉ ET FRANCHISE 117
Chapitre 6 – PEUR ET ÉCHEC 141
Chapitre 7 – LA BÊTE AFFAMÉE ET LE VILAIN BÉBÉ 169
Chapitre 8 – CHANGEMENT ET CARACTÈRE ALÉATOIRE 189
Chapitre 9 – LE CACHÉ 215
PARTIE III : CONSTRUIRE ET SOUTENIR 237
Chapitre 10 – ÉLARGIR NOTRE VISION 239
Chapitre 11 – L’AVENIR DÉFAIT 281
PARTIE IV : TESTER CE QUE NOUS SAVONS 301
Chapitre 12 – UN NOUVEAU DÉFI 303
Chapitre 13 – LA JOURNÉE DES NOTES 341
Épilogue – LE STEVE QUE NOUS AVONS CONNU 367
Points de départ
Remerciements
À propos des auteurs

 

« INTRODUCTION – OBJET TROUVÉ

Le matin, lorsque je pénètre dans les studios d’animation Pixar – que je passe devant la sculpture de six mètres de haut de Luxo Jr, notre sympathique mascotte de lampe de bureau, que je franchis les portes à deux battants et que j’entre dans un spectaculaire atrium au plafond de verre où un Buzz l’Éclair et un Woody à taille humaine, construits entièrement en briques de Lego, trônent au garde à vous, que je gravis les escaliers et que je passe devant les croquis et les peintures des personnages qui ont peuplé nos quatorze films – je suis frappé par la culture unique qui définit cet endroit. Même si j’ai suivi ce parcours des milliers de fois, cela ne vieillit jamais.
Construit sur le site d’une ancienne conserverie, le campus de plus de soixante mille mètres carrés de Pixar, de l’autre côté du Bay Bridge en face San Francisco, a été conçu, à l’intérieur et à l’extérieur, par Steve Jobs. (Son vrai nom est en réalité The Steve Jobs Building). Il dispose de schémas d’entrée et de sortie bien pensés qui encouragent les gens à se mélanger, à se rencontrer et à communiquer. À l’extérieur, il y a un terrain de football, un terrain de volley, une piscine et un amphithéâtre de six cents places.
Quelquefois, les visiteurs se méprennent sur l’endroit, pensant que tout cela relève du pur délire, ni plus ni moins. Ce qui leur échappe, c’est que le fondement unificateur de ce bâtiment n’est pas le rêve mais la communauté. Steve voulait que le bâtiment soutienne notre travail en améliorant notre capacité à collaborer.
Les animateurs qui travaillent ici sont libres de décorer leurs espaces de travail comme bon leur semble – non, ils sont même encouragés à le faire. Ils passent leurs journées à l’intérieur de mai- sons de poupée roses dont les plafonds sont ornés de lustres miniatures, de huttes tiki en bambou ou de châteaux dont les tourelles en polystyrène d’un peu plus de quatre mètres de haut semblent être sculptées dans la pierre. Parmi les coutumes propres à l’entreprise que l’on retrouve chaque année, il y a le festival « Pixarpalooza » où nos groupes de rock en interne se battent pour remporter la mise, en se déchaînant sur les scènes que nous érigeons sur la pelouse devant nos bâtiments.
Le fait est que nous valorisons ici l’expression de chacun. Cela tend à faire une grosse impression sur les visiteurs qui me disent souvent qu’en entrant sur le site de Pixar, ils ressentent une sorte de nostalgie, comme si quelque chose manquait dans leur vie professionnelle – une énergie palpable, un sentiment de collaboration et de créativité sans entrave, une idée, sans paraître ringard, de possibilité. Je leur réponds que ce qu’ils ressentent – appelez cela de l’exubérance ou de l’irrévérence, même de la pure fantaisie – fait partie intégrante de notre succès.
Mais ce n’est pas ce qui fait de Pixar une entité à part.
Ce qui rend Pixar spécial, c’est que nous savons très bien que nous aurons toujours des problèmes et que beaucoup d’entre eux nous seront dissimulés ; que nous travaillons dur pour les trouver, même si cela signifie que nous nous mettons en position inconfortable ; et que, lorsque nous rencontrons une difficulté, nous rassemblons toute notre énergie pour la résoudre. Tout cela, plus que toute fête soigneusement organisée ou poste de travail décoré de tourelles, fait que j’aime venir travailler le matin. C’est ce qui me motive et me donne un sens précis de la mission.
Pourtant, il fut un temps où mon objectif ici me semblait beaucoup moins clair. Et cela pourrait vous surprendre lorsque je vous dirai à quel moment c’est arrivé.

Le 22 novembre 1995, Toy Story faisait ses débuts sur les écrans de cinéma américains et il est devenu le plus gros événement de Thanksgiving de toute l’histoire. Les critiques l’ont qualifié d’« inventif » (Time), « brillant » et « plein d’esprit » (The New York Times), et « visionnaire » (Chicago Sun-Times). Pour trouver un film digne de comparaison, écrivait The Washington Post, il fallait remonter à l’année 1939 avec Le Magicien d’Oz.
La réalisation de Toy Story – le premier long-métrage entière- ment animé sur un ordinateur – avait exigé la moindre parcelle de notre ténacité, de notre talent artistique, de notre magie tech- nique et de notre endurance. La centaine d’hommes et de femmes qui l’avaient produit avaient résisté à d’innombrables péripéties ainsi qu’au sentiment toujours présent et époustouflant que notre survie dépendait de cette expérience de quatre-vingts minutes. Pendant cinq années consécutives, nous nous sommes battus pour faire Toy Story à notre façon. Nous avons résisté aux conseils des dirigeants de Disney qui pensaient que puisqu’ils avaient connu un tel succès avec les comédies musicales, nous devrions insérer des chansons dans notre film. Nous avons complètement revu l’histoire, plus d’une fois, pour nous assurer qu’elle sonnait vrai. Nous avons travaillé des nuits entières, pendant les week-ends et les vacances – généralement sans nous plaindre. En dépit d’être des cinéastes novices au sein d’un studio qui venait de voir le jour et connaissait une situation financière désastreuse, nous avions tout misé sur une idée simple : si nous faisions quelque chose que nous voulions voir, d’autres voudraient le voir aussi. Pendant longtemps, c’était comme si nous avions poussé ce mastodonte jusqu’en haut de la montagne, essayant de faire l’impossible. Il y a eu beaucoup de périodes pendant lesquelles l’avenir de Pixar a été remis en cause. Désormais, nous étions soudainement cités en exemple de ce qui pouvait arriver lorsque des artistes faisaient confiance à leur instinct.
Toy Story est devenu le film le plus rentable de l’année avec 358 millions de dollars de recettes dans le monde entier. Mais ce n’était pas simplement les chiffres qui nous rendaient fiers ; l’argent, après tout, n’est qu’une mesure pour évaluer une entre- prise florissante et généralement pas la plus significative. Non, ce que je trouvais gratifiant, c’était ce que nous avions créé. Les cri- tiques mettaient l’accent sur l’intrigue en mouvement du film et ses riches personnages en trois dimensions – mentionnant seule- ment brièvement, presque en aparté, que cela avait été réalisé sur un ordinateur. Alors qu’il y avait beaucoup d’innovation qui avait permis notre travail, nous n’avions pas laissé la technologie sup- planter notre véritable objectif : réaliser un grand film.
À un niveau personnel, Toy Story représentait l’accomplisse- ment d’un objectif que j’avais poursuivi pendant plus de vingt ans et auquel j’avais rêvé depuis que j’étais enfant. En grandissant dans les années cinquante, j’avais très envie d’être animateur chez Disney mais j’ignorais comment m’y prendre. Instinctivement, je m’en rends compte aujourd’hui, je me suis lancé dans l’infographie – qui était à l’époque un tout nouveau domaine – qui était pour moi un moyen de poursuivre ce rêve. Si je ne pouvais pas animer à la main, il devait y avoir une autre façon de le faire. À l’université, je m’étais fixé tranquillement l’objectif de réaliser le premier long-métrage animé par ordinateur et j’avais travaillé sans relâche pendant vingt ans pour y parvenir.
Aujourd’hui, le but qui avait constitué une force motrice dans ma vie avait été atteint, et s’ensuivait un énorme sentiment de soulagement et d’euphorie – au moins au début. À la sortie de Toy Story, nous avons ouvert l’entreprise aux capitaux extérieurs, recueillant cet argent qui assurerait notre avenir comme maison de production indépendante et nous avons commencé à travailler sur deux nouveaux projets de longue durée, 1001 Pattes et Toy Story 2. Tout allait dans le bon sens et pourtant, je me sentais perdu. En atteignant un objectif, j’avais perdu un cadre essentiel. Est-ce que c’est réellement ce que je veux faire ? ai-je commencé à me demander. Les doutes m’ont surpris et troublé et je les ai gardés pour moi. J’avais été président de Pixar pendant la majeure partie de l’existence de l’entreprise. J’adorais l’endroit et tout ce qu’il représentait. Pourtant, je ne pouvais pas nier que la réalisation de l’objectif qui avait défini ma vie professionnelle m’avait pris de court. C’est tout ? me suis-je demandé. Est-ce que le moment est venu d’accueillir un nouveau défi ?
Il ne s’agissait pas de penser que l’on avait enfin « réussi » à mettre Pixar sur pied ou bien que mon travail était terminé. Je savais que des obstacles majeurs se dressaient devant nous. L’entreprise grandissait vite, avec de nombreux actionnaires à satisfaire et nous nous dépêchions pour mettre les deux nouveaux films en production. Il y avait en somme beaucoup de choses pour occuper mes heures de travail. Mais mon sens intérieur de l’objectif – celui-là même qui m’avait conduit à dormir par terre dans le laboratoire informatique à l’université pour simplement disposer d’heures supplémentaires sur l’ordinateur central, qui me gardait éveillé la nuit, lorsque j’étais enfant et que je résolvais des énigmes dans ma tête, qui alimentait toutes mes journées de travail – avait disparu. J’avais passé vingt ans à construire un train et à tracer sa voie. Aujourd’hui, la simple idée de le conduire me semblait être beaucoup moins intéressante. Est-ce que réaliser des films les uns après les autres était jusqu’alors suffisant pour me mobiliser ? me demandais-je. Quel serait mon principe d’organisation maintenant ?
Il allait falloir un an complet pour qu’une réponse apparaisse.

Dès le début, ma vie professionnelle semblait destinée à avoir un pied dans la Silicon Valley et l’autre à Hollywood. C’est en 1979 que je suis entré pour la première fois dans l’industrie du cinéma lorsque George Lucas, fort de son succès avec Star Wars, m’a engagé pour l’aider à introduire la haute technologie dans l’industrie cinématographique. Mais il n’était pas à Los Angeles. Il avait fondé sa société, Lucasfilm, à l’extrémité nord de la Baie de San Francisco. Nos bureaux étaient à San Rafael, à environ une heure de voiture depuis Palo Alto, le cœur de la Silicon Valley – un nom qui commençait à peine à s’imposer alors, à mesure que les matériaux semi-conducteurs et les industries informatiques décollaient. Cette proximité m’a donné une place de choix pour observer les nombreuses sociétés émergentes de matériel et de logiciel informatique – sans parler de la croissance de l’industrie du capital-risque – qui, au bout de quelques années, finiraient par dominer la Silicon Valley sur son perchoir de Sand Hill Road.
Je ne pouvais pas arriver à un moment plus dynamique et instable à la fois. J’ai vu de nombreuses start-up remporter des succès incroyables et puis disparaître. Mes attributions chez Lucasfilm – fusionner le cinéma avec la technologie – signifiaient que je côtoyais les dirigeants de sociétés comme Sun Microsystems et Silicon Graphics ou encore Cray Computer, que j’ai appris à bien connaître pour certains d’entre eux. J’étais d’abord et avant tout un scientifique, pas un directeur, alors je regardais ces types-là de près, espérant apprendre des trajectoires que suivaient leurs entreprises. Progressivement, un modèle a commencé à émerger : quelqu’un avait une idée novatrice, il obtenait des financements, amenait beaucoup de gens intelligents et développait puis vendait un produit qui retenait l’attention. Ce succès initial engendrait plus de succès, séduisait les meilleurs ingénieurs et attirait des clients qui avaient des problèmes intéressants et de grande envergure à résoudre. À mesure que ces entreprises croissaient, on a beaucoup écrit au sujet de leurs approches de changement de modèle, et lorsque leurs PDG apparaissaient inévitablement sur la couverture du magazine Fortune, ils étaient proclamés comme étant les Géants du Nouveau Monde. Je me souviens surtout de leur assurance. Les dirigeants de ces entreprises irradiaient une confiance suprême. Sans nul doute, ils n’avaient pu atteindre ce sommet qu’en étant très, très bons.
Mais par la suite, ces entreprises ont commis une erreur, pas simplement stupide après coup, mais évidemment stupide à l’époque. Je voulais comprendre pourquoi. Qu’est-ce qui poussait des gens intelligents à prendre des décisions qui faisaient dérailler leur entreprise ? Je n’ai pas douté qu’ils aient cru bien faire mais ils passaient à côté de quelque chose et ce quelque chose les empêchait de voir les problèmes qui menaçaient de les bousculer. Cela a entraîné le formidable développement de leurs entreprises et puis elles ont explosé. Ce qui m’intéressait, ce n’était pas que les entre- prises progressent puis retombent ou que le paysage change continuellement à mesure que la technologie évoluait, mais de voir que les dirigeants de ces entreprises semblaient tellement concentrés sur la concurrence qu’ils ne se remettaient jamais en question par rapport aux autres forces destructrices qui étaient à l’œuvre.
Au fil des années, tandis que Pixar se battait pour trouver sa voie en vendant d’abord du matériel puis des logiciels, en réalisant des courts-métrages d’animation et des publicités, je me suis demandé : si Pixar réussit, est-ce que nous commettrons nous aussi une erreur stupide ? Est-ce que le fait de prêter une attention particulière aux erreurs des autres peut nous aider à être plus vigilants par nous-mêmes ? Ou le fait de devenir un leader vous rend aveugle à ce qui menace le bien-être de votre entreprise ? Il était clair que quelque chose provoquait une rupture dangereuse au sein de nombreuses entreprises créatives intelligentes. Mais cela restait un mystère et j’étais déterminé à le découvrir.
Au cours de l’année difficile qui a suivi la sortie de Toy Story, je me suis rendu compte qu’essayer de résoudre ce mystère allait constituer mon prochain défi. Mon désir de protéger Pixar des forces qui détruisent tant d’entreprises m’a recentré sur un objectif. J’ai commencé à considérer mon rôle de leader de façon plus claire. J’allais me consacrer à apprendre à construire non seulement une entreprise prospère mais aussi une culture de la créativité durable. Tandis que je mettais de côté la résolution de problèmes techniques pour me tourner vers la philosophie d’une gestion saine, je me sentais de nouveau heureux et à l’évidence notre deuxième acte pouvait être aussi stimulant que le premier.

Mon objectif a toujours été de créer une culture chez Pixar qui survivra à ses leaders fondateurs – Steve, John Lasseter et moi. Mais je veux aussi partager nos philosophies fondamentales avec d’autres dirigeants et, franchement, avec quiconque lutte avec les forces concurrentes – mais nécessairement complémentaires – de l’art et du commerce. Ce que vous tenez entre vos mains, c’est une tentative pour mettre sur papier mes meilleures idées sur la façon dont nous avons bâti la culture qui est la pierre angulaire de cet endroit.
Ce livre n’est pas seulement pour les gens de Pixar, les responsables de l’animation ou les animateurs. Il s’adresse à tous ceux qui veulent travailler dans un environnement qui favorise la créativité et la résolution de problèmes. Ma conviction est qu’une bonne direction peut aider les créatifs à rester sur la voie de l’excellence, quelle que soit leur activité. Mon ambition chez Pixar – et chez Disney Animation, que mon partenaire de longue date John Lasseter et moi avons finalement dirigé depuis que la société Walt Disney a acheté Pixar en 2006 – a été de permettre à nos salariés de donner le meilleur d’eux-mêmes. Nous partons du principe que nos employés sont talentueux et veulent participer. Nous acceptons que, sans le vouloir, notre entreprise étouffe ce talent d’une myriade de façons invisibles. Enfin, nous essayons d’identifier ces obstacles et de les corriger.
J’ai passé presque quarante ans à penser à la façon d’aider les personnes intelligentes et ambitieuses à travailler efficacement les unes avec les autres. Pour ma part, mon travail en tant que ma- nager est de créer un environnement fertile, de le préserver et de surveiller ce qui l’affaiblit. Au fond de moi, je crois que chacun a le potentiel pour être créatif – quelle que soit la forme de cette créativité – et qu’encourager son développement est une noble cause. Plus intéressant encore pour moi, ce sont les blocages qui se mettent en travers du chemin, souvent sans que nous nous en rendions compte, et qui entravent la créativité qui réside dans toute entreprise florissante.
La thèse de ce livre, c’est qu’il existe beaucoup de freins à la créativité mais il y a des mesures actives que nous pouvons prendre pour protéger le processus créatif. Dans les pages qui suivent, je vais parler des nombreuses étapes que nous suivons chez Pixar, mais pour moi, les mécanismes les plus convaincants sont ceux qui traitent de l’incertitude, de l’instabilité, du manque de franchise et des choses que nous ne pouvons pas voir. Je crois que les meilleurs managers reconnaissent et font de la place pour ce qu’ils ne savent pas – non seulement parce que l’humilité est une vertu mais parce que jusqu’à ce que l’on adopte cet état d’esprit, les percées les plus marquantes ne peuvent pas se produire. Je crois que les managers doivent assouplir les contrôles, et non les renforcer. Ils doivent accepter le risque ; ils doivent faire confiance aux personnes avec lesquelles ils travaillent et s’efforcer de leur ouvrir la voie et sur- tout, ils doivent prêter attention et s’attaquer à tout ce qui génère de la peur. De plus, les leaders qui réussissent acceptent que leurs modèles puissent être faux ou incomplets. Ce n’est que lorsque nous admettons ce que nous ne savons pas que nous pouvons espérer l’apprendre un jour.
Ce livre est divisé en quatre parties : Le Démarrage, Protéger le Nouveau-Né, Construire et Soutenir et Tester Ce Que Nous Savons. Ce n’est pas un mémoire, mais pour comprendre les erreurs que nous avons commises, les leçons que nous avons apprises et comment nous en avons tiré les leçons, il faut parfois plonger dans ma propre histoire et celle de Pixar. J’ai beaucoup à dire sur le fait de permettre aux groupes de créer ensemble quelque chose de significatif et de les protéger ensuite des forces destructrices qui se profilent même dans les entreprises les plus fortes. Mon espoir est qu’en relatant mes recherches sur les sources de confusion et d’illusion chez Pixar et Disney Animation, je puisse aider les autres à éviter les pièges qui entravent et ruinent parfois les entreprises de toutes sortes. L’essentiel pour moi – ce qui m’a motivé pendant les dix-neuf années qui ont suivi le lancement de Toy Story – a été de comprendre que l’identification de ces forces destructrices n’est pas simplement un exercice philosophique. C’est une mission cruciale et centrale. À la suite de notre premier succès, Pixar avait be- soin que ses dirigeants s’assoient et soient attentifs. Et ce besoin de vigilance ne disparaît jamais. Ce livre insiste donc sur la nécessité de continuer à rester vigilant – de diriger en étant conscient de soi, en tant que dirigeants et entreprises. C’est une expression des idées qui, je crois, tirent le meilleur parti de ce que nous sommes.

 

 

CHAPITRE 11 – L’AVENIR DÉFAIT

Beaucoup d’entre nous avons une idée romantique sur la façon dont la créativité apparaît : un visionnaire solitaire conçoit un film ou un produit en un éclair. Puis ce visionnaire mène une équipe de personnes à travers une série d’épreuves pour enfin tenir cette grande promesse. Pour être honnête, cela ne correspond pas du tout à ma propre expérience. J’ai connu beau- coup de gens que je considère comme des génies créatifs, et pas seulement chez Pixar et Disney, pourtant je ne me souviens pas d’un seul qui ait pu exprimer exactement quelle était cette vision qu’il cherchait quand il a commencé.
D’après mon expérience, les gens créatifs découvrent et réa- lisent leurs visions au fil du temps et à travers une lutte dévouée et de longue durée. Sous cet angle, la créativité ressemble plus à un marathon qu’à un sprint. Vous devez y aller à votre rythme. On me demande souvent de prédire à quoi ressemblera l’avenir de l’animation par ordinateur, et je fais de mon mieux pour donner une réponse mûrement réfléchie. Mais en fait, tout comme nos réalisateurs n’ont pas une image claire de ce que leurs films embryonnaires deviendront, je ne peux pas imaginer comment évoluera notre avenir technologique car il n’existe pas encore. Alors que nous allons de l’avant, imaginant ce qui pourrait advenir, nous devons nous appuyer sur nos principes fondamentaux, nos intentions et nos objectifs, et pas sur la possibilité d’être en mesure de voir et de réagir à ce qui va arriver avant que cela ne se produise. Alan Kay, mon vieil ami de l’Université de l’Utah – directeur scientifique chez Apple et celui qui m’a présenté à Steve Jobs – l’a bien exprimé lorsqu’il a dit, « La meilleure façon de prédire l’avenir, c’est de l’inventer. »
Cela ressemble au genre de slogan que vous verriez sur un autocollant de voiture, mais il renferme des profondeurs insoupçonnées. L’invention, après tout, est un processus actif qui résulte des décisions que nous prenons ; pour changer le monde, nous devons faire naître de nouvelles choses. Mais comment allons-nous créer l’avenir qui n’est pas réalisé ? Je pense que tout ce que nous pouvons faire, c’est favoriser les conditions optimales dans lesquelles il peut émerger et s’épanouir – peu importe sa nature. C’est là que la vraie confiance entre en jeu. Pas la confiance de savoir exactement quoi faire à tout instant mais la confiance qui nous dit qu’en- semble, nous le découvrirons.
Cette incertitude peut nous mettre mal à l’aise. Nous, les humains, aimons savoir où nous allons, mais la créativité exige que nous empruntions des chemins qui mènent Dieu sait où. Cela nous oblige à franchir les limites de ce que nous savons et de ce que nous ne savons pas. Alors que nous avons tous le potentiel d’être créatifs, certaines personnes restent en retrait, tandis que d’autres vont de l’avant. Quels sont les outils qu’ils utilisent qui les conduisent vers ce qui est nouveau ? Ceux qui ont un talent supérieur et la capacité de mobiliser les énergies des autres ont appris par expérience qu’il y a un point idéal entre le connu et l’inconnu d’où émerge l’originalité ; l’essentiel, c est de pouvoir s’y attarder sans paniquer. Et cela, selon les gens qui font des films chez Pixar et Disney Animation, signifie développer un modèle mental qui vous préserve. Ce genre de visualisation peut sembler idiot ou cinglé mais je crois que c’est essentiel. Parfois – en particulier au début d’un énorme projet – nos modèles mentaux sont tout ce que nous avons.
Par exemple, un de nos producteurs, John Walker, reste calme en imaginant son travail très pénible comme s’il tenait une pyramide géante à l’envers dans sa paume de main par son extrémité pointue. « Je lève toujours les yeux en essayant de trouver un équilibre, explique-t-il. Y a-t-il trop de gens de ce côté-ci ou de ce côté-là ? Dans mon travail, je fais principalement deux choses : la gestion des artistes et le contrôle des coûts. Les deux dépendent des centaines d’interactions qui se produisent au-dessus de moi, au niveau du gros bout de la pyramide. Et je dois être d’accord avec le fait que je ne comprends pas un truc dingue qui se passe la moitié du temps – et que c’est ça la magie. L’astuce consiste à toujours maintenir la pyramide en équilibre. »
Jusqu’à présent dans cette section du livre, j’ai exploré certains des mécanismes que nous utilisons chez Pixar pour construire et protéger notre culture créative. J’ai parlé de techniques et de traditions spécifiques qui élargissent nos points de vue – des voyages de recherche à l’Université Pixar en passant par le Braintrust. J’ai par- lé de façon un peu abstraite de l’importance de rester ouvert, pas de temps en temps mais en permanence, comme un chemin vers la conscience de soi. Maintenant, je veux partager quelques exemples concrets des types de modèles mentaux qui, selon moi, sont essentiels pour enrichir et soutenir toute personne engagée dans le dur travail d’invention de quelque chose de nouveau. Examinons plusieurs des approches que mes collègues et moi utilisons pour éloigner nos doutes tandis que nous soutenons l’originalité – vers cet avenir qui n’est pas réalisé.

Lorsque Brad Bird réalisait Les Indestructibles, il faisait un rêve angoissant récurrent. Dans son rêve, il roulait sur un tronçon de route sinueux et périlleux au volant d’un vieux break branlant, il était seul dans le véhicule. Apparemment, c’était à lui de piloter la voiture. « Mais j’étais sur le siège arrière ! explique-t-il. Bizarrement, j’avais toujours un volant, mais ma visibilité était terrible à cause de l’endroit où j’étais assis. En gros, tout ce que je pouvais faire, c’était me dire : “Ne t’écrase pas ! Ne t’écrase pas ! Ne t’écrase pas !” » Ce qu’il fallait en retenir selon lui, c’est que « parfois, en tant que réalisateur, vous conduisez. Et d’autres fois, vous laissez la voiture rouler toute seule. »
Chaque fois que j’entends Brad décrire ce rêve, je suis frappé par ses thèmes familiers – ignorance, peur de l’inconnu, impuissance, manque de contrôle. Ces peurs lui venaient dans le sommeil, mais pendant ses heures de veille, il cherchait à les maîtriser en rejetant l’analogie du conducteur sur la banquette arrière au profit d’un modèle mental différent : celui du ski.
Brad m’a dit qu’il pense à la réalisation de la même façon qu’il pense au ski. Dans les deux cas, dit-il, s’il se tend ou pense trop, il s’écrase. Il y a des moments, pour un réalisateur, où il y a tellement de travail à faire et si peu de temps pour le faire qu’il ne peut pas s’empêcher d’avoir peur. Mais il sait aussi que s’il s’attarde trop longtemps dans cet état effrayant, il deviendra dingue. « Alors je me dis que j’ai le temps, même lorsque ce n’est pas le cas. Comme si je me disais :“OK, je vais continuer comme si j’avais le temps – je vais m’asseoir et réfléchir plutôt que de regarder l’heure – parce que si je m’assieds et que je réfléchis, je suis plus susceptible de résoudre le problème.” » C’est en ce sens que diriger un projet ressemble beaucoup au ski : « J’aime aller vite », dit Brad, avant de se lancer dans une histoire sur un voyage qu’il a fait à Vail au cours duquel, « au cours d’une semaine, j’ai cassé quatre fois les verres de mes lunettes. Quatre fois j’ai dû aller au magasin de sport et expliquer, “J’ai besoin d’un nouveau morceau de plastique”, parce que je les avais cassées en percutant quelque chose. Et à un moment donné, j’ai réalisé que je tombais parce que j’essayais de toutes mes forces de ne pas tomber. Donc je me suis détendu et je me suis dit “Ça va faire peur quand je vais passer les virages très vite mais je vais oublier la présence de cette montagne et m’amuser.” Lorsque j’ai adopté cette attitude positive, j’ai cessé de tomber. À certains égards, c’est probablement comme un athlète olympique qui a passé des années à s’entraîner pour un moment où il n’a pas droit à l’erreur. S’il commence à trop y penser, il ne pourra pas faire ce qu’il sait faire. »
Les athlètes et les musiciens se réfèrent souvent au fait d’être dans « la zone » – cet endroit mystique où leur critique intérieure est réduite au silence et où ils habitent complètement le moment, où la pensée est claire et les mouvements précis. Souvent, les modèles mentaux les aident à y parvenir. Tout comme George Lucas aimait imaginer son entreprise comme un convoi de chariots se dirigeant vers l’ouest – ses passagers pleins d’objectifs, faisant partie d’une équipe, indéfectibles dans la poursuite de leur destination – les mécanismes d’adaptation utilisés par les réalisateurs, les producteurs et les auteurs de Pixar et de Disney Animation s’appuient fortement sur la visualisation. En imaginant leurs problèmes comme des images familières, ils sont capables de tenir bon à leur sujet lorsque les pressions de ne pas savoir ébranlent leur confiance.
Byron Howard, un de nos réalisateurs chez Disney, m’a raconté que lorsqu’il apprenait à jouer de la guitare, un professeur lui avait appris cette expression : « Si tu penses, tu pues. » L’idée l’a interpellé – et elle éclaire son travail en tant que réalisateur à ce jour.
« L’objectif est de se sentir tellement à l’aise et détendu avec votre instrument, ou processus, que vous pouvez simplement adopter une attitude zen et laisser la musique couler sans réfléchir, m’a-t- il expliqué. Je remarque la même chose lorsque je travaille sur le story-board. Je donne le meilleur de moi-même lorsque je déambule sur la scène, sans trop penser, sans m’inquiéter de savoir si chaque dessin est parfait, en me laissant simplement emporter et connecter avec la scène – en me basant sur ma propre expérience et en faisant confiance à mon propre jugement. »

Je suis particulièrement frappé de voir Byron se focaliser sur la vitesse – sur le « passage en revue » des problèmes complexes de logique et de narration – parce que cela me rappelle ce que dit Andrew Stanton à propos du travail de réalisateur. Je vous ai parlé de la conviction d’Andrew que nous serons tous plus heureux et plus productifs si nous nous dépêchons et que nous échouons. Pour lui, aller vite est un plus car cela l’empêche de rester bloqué en se demandant si la ligne de conduite choisie est la mauvaise. Il préfère plutôt être décisif, puis vous pardonner si votre décision initiale se révèle erronée. Andrew compare le travail du réalisateur à celui d’un capitaine de navire, au milieu de l’océan, avec un équipage qui dépend de lui pour accoster. Le travail du réalisateur, c’est de dire : « La terre, c’est par là. » Peut-être que la terre est en fait par là et peut-être pas, mais Andrew dit que si vous n’avez pas quelqu’un qui choisit une trajectoire – qui pointe son doigt vers cet endroit-là, à l’horizon – alors le bateau ne va nulle part. Ce n’est pas un drame si le responsable change d’avis plus tard et dit, « Ok, en fait ce n’est pas par là, c’est là-bas. Je m’étais trompé. » Tant que vous vous engagez vers une destination et que vous vous y dirigez de toutes vos forces, les gens accepteront lorsque vous corrigerez le cap.
« Les gens veulent de la détermination mais ils ont aussi besoin d’honnêteté lorsque vous avez fait n’importe quoi, comme le dit Andrew. C’est une énorme leçon : intégrez les gens dans vos problèmes, pas uniquement dans vos solutions. »
C’est la clé d’une idée que j’ai présentée plus tôt dans le livre : le réalisateur ou le dirigeant ne peut jamais perdre la confiance de son équipe. Dès lors que vous avez été franc et que vous aviez de bonnes raisons de prendre vos décisions (rétrospectivement aujourd’hui imparfaites), votre équipe continuera à ramer. Mais si vous trouvez que le bateau ne fait que tourner sur lui-même – et si vous affirmez qu’une telle activité dénuée de sens est, en fait, un mouvement vers l’avant – alors l’équipage rechignera. Elle sait mieux que personne lorsqu’elle travaille dur mais que cela ne mène nulle part. Les gens veulent que leurs dirigeants soient confiants. Andrew ne conseille pas d’être confiant simplement pour dire que vous êtes confiant. Il est convaincu que le leadership consiste à vous fier à votre intuition et à vous dépêcher dans ce sens ; si c’est alors la mauvaise direction à prendre, il est encore temps de changer de cap.
Il y a aussi autre chose. Si vous allez entreprendre un projet créa- tif qui nécessite de travailler en étroite collaboration avec d’autres personnes, vous devez accepter que la collaboration entraîne des complications. Les autres ont tellement de choses à recommander : elles vous aideront à voir en dehors de votre bulle ; elles vous soutiendront lorsque vous faiblirez ; elles vous proposeront des idées qui vous pousseront à être meilleur. Mais elles nécessiteront également une interaction et une communication constantes. Pour le dire autrement, les autres personnes sont vos alliés mais cette alliance nécessite des efforts soutenus pour se construire. Et vous devriez y être préparé, et non à en être agacé. Comme le dit Andrew, en poursuivant avec sa métaphore nautique, « Si vous naviguez à travers l’océan et que votre objectif est d’éviter le climat et les vagues alors pourquoi diable naviguez-vous ? Vous devez accepter que la navigation signifie que vous ne pouvez pas contrôler les éléments et qu’il y aura des bons et des mauvais jours et ça, quoi qu’il arrive, vous le gérerez parce que votre objectif final d’atteindre l’autre côté. Vous ne pourrez pas contrôler exactement comment vous traversez. C’est le jeu dans lequel vous avez décidé d’entrer. Si votre objectif est de rendre les choses plus faciles et plus simples, alors ne montez pas dans le bateau. »
Le modèle mental d’Andrew répond à la peur qui survient inévitablement lorsque votre bateau est secoué par une tempête ou bloqué par le manque de vent. Si nous considérons la créativité comme une ressource sur laquelle nous nous appuyons continuellement pour faire quelque chose à partir de rien, alors notre peur vient de la nécessité de faire naître l’inexistant. Comme nous l’avons évoqué, les gens essaient souvent de surmonter cette peur en répétant simplement ce qui a marché dans le passé. Tout cela ne mène nulle part – ou, plus précisément, cela conduit dans la direction opposée de l’originalité. L’astuce consiste à utiliser nos compétences et nos connaissances non pas pour reproduire mais pour inventer.
En discutant avec des réalisateurs et des auteurs, je suis constamment inspiré par les modèles qu’ils gardent en tête – chacun étant un mécanisme unique qu’ils utilisent pour continuer d’avancer, à travers l’adversité, dans la poursuite de leurs objectifs. Pete Docter compare la réalisation à une course que l’on ferait dans un long tunnel sans avoir aucune idée du temps que cela prendra mais en étant confiant que l’on finira par sortir, indemne, de l’autre côté.
« Il y a un point vraiment effrayant au milieu, où il fait noir, explique-t-il. Il n’y a aucune lumière de là où vous venez et il n’y en a pas non plus à l’autre bout ; tout ce que vous pouvez faire, c’est continuer d’avancer. Et puis vous commencez à voir une toute petite lumière et puis un peu plus et tout d’un coup, vous êtes de- hors en plein soleil. » Pour Pete, cette métaphore est un moyen de rendre cet instant – celui dans lequel vous ne pouvez pas voir votre propre main devant votre visage et où vous n’êtes même pas cer- tain de trouver la sortie – un peu moins effrayant. Parce que votre esprit rationnel sait que les tunnels ont deux extrémités, votre es- prit émotionnel peut être maîtrisé lorsque l’obscurité tombe en plein milieu du tunnel, ce lieu déroutant. Au lieu de s’effondrer et de faire une crise de nerfs, le réalisateur qui possède un modèle intérieur clair de ce qu’est la créativité – et l’inconfort qu’il exige – trouve plus facile de croire que la lumière brillera à nouveau. La clé, c’est de ne jamais cesser d’avancer.
Rich Moore, qui a réalisé Les Mondes de Ralph pour Disney Animation, envisage un scénario légèrement différent. Il s’imagine dans un labyrinthe lorsqu’il fait un film. Au lieu de courir de façon désordonnée, de chercher désespérément la sortie, il place le bout de ses doigts le long d’un mur pendant qu’il avance, ralentissant ici et là pour évaluer et utiliser son sens du toucher pour l’aider à se souvenir de l’itinéraire qu’il a parcouru jusqu’à présent. Mais il continue de bouger pour ne pas paniquer. « J’adorais les labyrinthes lorsque j’étais enfant, raconte Rich. Mais vous devez rester calme pour trouver la sortie. Lorsque je vois un film partir en vrille, je me dis : “Bon, ils sont devenus fous dans le labyrinthe. Ils ont paniqué là-dedans et tout s’est effondré.” »
Bob Peterson, qui a aidé à résoudre des problèmes de création sur presque tous les films de Pixar, attribue le mérite à Andrew de lui avoir donné un modèle qui lui a été extrêmement utile pour sa carrière. Pendant 1001 Pattes, raconte Bob, Andrew a comparé la réalisation d’un film à une fouille archéologique. Cela ajoute encore un autre élément au tableau – l’idée qu’à mesure que vous progressez, votre projet se révèle à vous. « Vous creusez et vous ne savez pas quel dinosaure vous cherchez en creusant, précise Bob. Et puis arrive le moment où vous en dévoilez un morceau. Et vous creuserez peut-être à deux endroits différents à la fois et vous pensez que ce que vous avez, c’est une chose, mais à mesure que vous avancez de plus en plus loin, en creusant aveuglément, et ça commence à apparaître clairement. Une fois que vous commencez à en avoir un aperçu, vous savez comment mieux creuser. »
Bob et Andrew m’ont entendu plusieurs fois exprimer mon objection face à cette métaphore particulière. Comme je l’ai dit, je crois que lorsque nous travaillons sur un film, nous ne découvrons pas une chose existante qui a eu la malchance de se faire enterrer pendant des années de sédimentation ; nous créons quelque chose de nouveau. Mais ils soutiennent que l’idée que le film est quelque part – pensez à David, piégé dans le bloc de marbre de Michel- Ange – les aide à garder le cap et à ne pas perdre espoir. Donc, lorsque j’ai commencé ce chapitre en insistant sur le fait que ce que les cinéphiles voient à l’écran n’émerge pas complètement du cerveau d’un visionnaire, je dois tenir compte de cette idée : avoir la conviction que les éléments d’un film sont tous là pour que nous les trouvions nous soutient souvent pendant la recherche.

Si ce modèle vous interpelle, sachez simplement qu’il a ses pièges. Même Andrew prévient que lors de votre fouille, tous les os que vous déterrerez n’appartiendront pas nécessairement au squelette que vous essayez d’assembler. (Il peut y avoir les os de plusieurs dinosaures différents – ou des histoires – mélangés dans votre site de fouille). La tentation d’utiliser tout ce que vous trou- vez, même si cela ne vous convient pas, est forte. Après tout, vous avez probablement travaillé dur pour déterrer chaque élément. Mais si vous êtes perspicace et rigoureux dans votre analyse de chaque pièce – si vous la comparez aux morceaux que vous avez déjà trouvés pour voir si cela correspond – votre film ou votre pro- jet se révélera à vous. « Au bout d’un moment, le projet commence à me dire ce qu’il y a, ajoute Andrew. C’est ça que vous cherchez : lorsque le film commence à vous dire ce qu’il veut être. »

Michael Arndt, qui a écrit Toy Story 3, et moi avons une dialectique permanente sur la façon dont il envisage son travail. Il com- pare l’écriture d’un scénario à l’escalade d’une montagne les yeux bandés. « La première astuce, aime-t-il raconter, c’est de trouver la montagne. Autrement dit, vous devez sentir votre chemin, laisser la montagne se dévoiler à vous. Et surtout, dit-il, escalader une montagne ne signifie pas nécessairement monter. Parfois, vous montez pendant un certain temps, vous vous sentez bien, pour ne devoir que redescendre dans une crevasse avant de reprendre votre chemin. Et il n’y a aucun moyen de savoir où seront les crevasses. » J’aime beaucoup cette métaphore, sauf qu’elle laisse en- tendre que la montagne existe. Comme la fouille archéologique d’Andrew, cela suggère que l’artiste doit simplement « trouver » l’œuvre d’art, ou l’idée, qui est à l’abri des regards. Il me semble que cela contredit l’une de mes croyances principales : que l’avenir n’est pas fait et que nous devons le créer. Si écrire un scénario, c’est comme escalader une montagne les yeux bandés, cela implique que l’objectif est de voir une montagne existante – alors que je pense que les créatifs devraient avoir pour objectif de construire leur propre montagne à partir de zéro.
Mais comme je l’ai dit à mes collègues qui effectuent beaucoup de travaux différents, j’en suis venu à respecter que la chose la plus importante d’un modèle mental, c’est qu’il permet à quiconque qui s’appuie sur lui d’achever son travail, quel qu’il soit. Ce qui n’est pas créé est un vaste espace vide. Ce vide est si effrayant que la plupart s’accrochent à ce qu’ils connaissent, apportant des ajustements mineurs à ce qu’ils comprennent, incapables de passer à quelque chose d’inconnu. Pour entrer dans cet endroit qui inspire la peur et pour remplir cet espace vide, nous avons besoin de toute l’aide que nous pouvons obtenir. Michael est un scénariste, ce qui signifie qu’il commence par une page blanche. Cela nécessite de tracer le chemin pour partir de rien et arriver à quelque chose, et s’imaginer comme un alpiniste aux yeux bandés lui est utile, dit- il, parce que cela le prépare pour les hauts et les bas inévitables de son travail.
J’ai maintenant décrit plusieurs modèles, et ce que je crois qu’ils ont en commun, c’est la recherche d’une destination invisible : vers la terre en traversant l’océan (Andrew), pour la lumière au bout du tunnel (Pete), pour sortir du labyrinthe (Rich), pour la montagne elle-même (Michael). Cela a du sens pour les lea- ders créatifs qui doivent guider autant de personnes à travers les rythmes d’une histoire ou la production d’un film. Au début, la destination du réalisateur ou de l’auteur n’est pas claire mais il ou elle doit quand même aller de l’avant.
Cependant, les producteurs ont un travail différent et plus logistique. Si les réalisateurs doivent invoquer leur vision créative, et les scénaristes doivent imposer une structure et faire chanter une histoire, les producteurs sont là pour maintenir la réalité des choses. Leur travail consistant à s’assurer qu’un projet reste sur la bonne voie et dans les limites du budget, il est donc parfaitement logique que leurs modèles mentaux diffèrent sensiblement de ceux de leurs collègues. Vous vous souvenez de la pyramide à l’envers de John Walker ? Son modèle mental ne vise pas à gravir une colline ou à atteindre une destination mais à équilibrer une multitude d’exigences concurrentes. D’autres producteurs ont leur propre façon d’imaginer leur travail, mais sur un point, ils ont cela en commun : gérer une multitude de forces – sans parler de centaines de personnes qui ont un esprit bien à elles – nécessite un équilibre. Lindsey Collins, une productrice qui a travaillé avec Andrew sur plusieurs films, s’imagine comme un caméléon qui peut chan- ger ses couleurs en fonction du groupe avec lequel elle travaille. L’objectif n’est pas d’être artificielle ou d’attirer les faveurs mais d’être la personne dont on a besoin dans l’instant. « Dans mon travail, parfois je mène, d’autres fois je suis ; parfois je dirige la salle et dans certains cas, je ne dis rien et je laisse la salle fonctionner par elle-même », explique-t-elle. S’adapter à son environnement, comme un lézard qui se fond dans n’importe quel contexte, c’est ainsi que Lindsey gère les forces concurrentes – et qui potentiellement rendent fou – qu’elle rencontre dans son travail. « Je crois fermement à la nature chaotique du processus créatif qui doit être chaotique. Si nous mettons trop de structure dessus, nous le tuerons. Il y a donc un bon équilibre entre la fourniture d’une certaine structure et la sécurité – financière et émotionnelle – mais aussi le fait de le laisser devenir compliqué et le rester pendant un certain temps. Pour ce faire, vous devez évaluer chaque situation pour voir ce qui est demandé. Et puis vous devez devenir la personne que la situation exige. »
Comment faire une telle évaluation ? Lindsey plaisante en disant qu’elle utilise « l’effet Columbo », une référence à l’acteur Peter Falk qui a incarné l’emblématique détective de la série télé, qui semblait trébucher dans une affaire, alors même qu’il mettait inévitablement le doigt sur le coupable. Lorsqu’il s’agit d’arbitrer entre deux groupes qui ne communiquent pas bien, par exemple, Lindsey feint la confusion : « Vous dites quelque chose du genre, “Vous savez, cela vient peut-être de moi mais je ne comprends pas. Je suis désolée, je vous ralentis avec toutes mes questions stupides mais pourriez-vous m’expliquer encore ce que cela signifie ? Soyez simplement plus clair comme si j’étais un enfant de deux ans.” »
Les bons producteurs – et les bons dirigeants – ne décident pas d’en haut. Ils tendent la main, ils écoutent, ils débattent et cajolent. Et leurs modèles mentaux de leur travail le reflètent. Katherine Sarafian, une autre productrice de Pixar, attribue au psychologue clinicien Taibi Kahler de lui avoir donné un moyen utile de visualiser son rôle. « L’un des grands enseignements de Kahler, c’est de rencontrer des gens là où ils sont », explique Katherine faisant référence à ce que Kahler appelle le modèle du processus de communication qui compare le travail d’un responsable avec le fait de prendre l’ascenseur pour aller d’un étage à l’autre dans un grand immeuble. « Il est logique de considérer chaque personnalité comme une copropriété, explique Katherine. Les gens vivent à des étages différents et profitent de vues différentes. » Ceux des étages supérieurs peuvent s’asseoir sur leurs balcons, ceux du rez- de-chaussée peuvent se détendre sur leurs terrasses. Peu importe, pour communiquer efficacement avec tous, vous devez les rencontrer là où ils vivent. « Les éléments les plus talentueux des effectifs de Pixar – qu’ils soient réalisateurs, producteurs, personnel de production, artistes, peu importe – sont en mesure de prendre l’as- censeur à n’importe quel étage et de rencontrer chaque personne en fonction de ce dont ils ont besoin dans l’instant et de la façon dont ils aiment communiquer. Une personne peut avoir besoin de cracher et de vider son sac pendant vingt minutes à propos de quelque chose qui ne semble pas avoir l’air normal avant que nous puissions avancer et nous concentrer sur les détails. Une autre per- sonne peut dire quelque chose du style, “Je ne peux pas respecter ces délais à moins que vous ne me donniez cette chose-là dont j’ai besoin.” Je pense toujours à mon travail comme s’il s’agissait de se déplacer entre les étages, en haut et en bas, toute la journée. »
Lorsqu’elle ne s’imagine pas dans un ascenseur, Katherine imagine qu’elle est un berger guidant un troupeau de moutons. Comme Lindsey, elle passe un peu de temps à évaluer la situation, trouvant la meilleure façon de guider son troupeau. « Je vais perdre quelques moutons sur la colline et je dois aller les cher- cher, explique-t-elle. Je vais parfois devoir courir devant et je dois parfois rester en arrière. Et quelque part au milieu du troupeau, il va y avoir un tas de trucs qui se passent que je ne peux même pas voir. Et pendant que je cherche les moutons qui sont perdus, il va se passer autre chose sur lequel je ne concentre pas mon attention. En outre, je ne suis pas complètement certaine de savoir où nous allons. Sur la colline ? Nous rentrons au bercail ? Finalement, je sais que nous y arriverons, mais cela peut être très, très lent. Imaginez, une voiture traverse la route et les moutons sont tous sur le chemin. Je regarde les aiguilles filer sur ma montre. “Oh bon sang, bougez-vous les moutons !” Mais les moutons vont bouger à leur manière et nous pouvons essayer de les contrôler du mieux que nous pouvons mais ce que nous voulons vraiment faire, c’est faire attention à l’orientation générale qu’ils suivent et essayer de diriger un peu. »
Remarquez comment chacun de ces modèles comporte tant des thèmes dont nous avons parlés jusqu’à présent : la nécessité de garder la peur à sa place, le besoin d’équilibre, de prendre des décisions (mais aussi d’admettre la faillibilité) et l’importance de sentir que des progrès sont en cours. Ce qui est important, je pense, lorsque vous construisez le modèle mental qui vous convient le mieux, c’est de réfléchir aux problèmes que cela vous aide à résoudre.
J’ai toujours été intrigué, par exemple, par la façon dont beau- coup de gens utilisent l’analogie d’un train pour décrire leurs entreprises. Énorme et puissant, le train descend inexorablement sur la voie, au-dessus des montagnes et à travers de vastes plaines, à travers le brouillard le plus dense et la nuit la plus sombre. Quand les choses tournent mal, on parle de « dérailler » et de faire l’expérience d’un « accident ferroviaire ». Et j’ai entendu des gens faire référence au groupe de production Pixar comme étant une locomotive finement réglée qu’ils aimeraient avoir la chance de conduire. Ce qui m’intéresse, c’est le nombre de personnes qui croient qu’elles ont la capacité de conduire le train et qui pensent que c’est la position du pouvoir – que conduire le train, c’est la manière de façonner l’avenir de leurs entreprises. En vérité, ça ne l’est pas. La conduite du train ne détermine pas sa trajectoire. Le vrai travail, c’est poser les jalons.

Je repense constamment mes propres modèles pour savoir com- ment gérer l’incertitude et le changement et comment habiliter les gens. Chez Lucasfilm, j’avais l’impression de monter à cru sur un troupeau de chevaux sauvages, certains étant plus rapides que d’autres, en essayant de garder mon équilibre. À d’autres moments, j’ai imaginé mes pieds posés de chaque côté de l’une de ces planches d’équilibre qui se déplace au sommet d’un rouleau cylindrique. Peu importe l’image que j’ai, les questions demeurent : comment pouvons-nous éviter de tourner trop loin d’un côté ou de l’autre ? Comment suivons-nous nos plans soigneusement élaborés tout en restant ouverts à des idées qui ne sont pas les nôtres ? Au fil du temps, avec de nouvelles expériences, mon modèle a continué d’évoluer, et il progresse toujours, alors même que j’écris ce livre.
Il y a un modèle qui m’a été extrêmement utile que j’ai trouvé complètement par accident. Il est venu de l’étude de la pleine conscience, qui a attiré beaucoup d’attention ces dernières années, à la fois dans le monde universitaire et dans les affaires. Ceux qui écrivent à ce sujet se concentrent sur la façon dont cela aide les gens à réduire le stress dans leur vie et à orienter leur attention. Mais en ce qui me concerne, cela m’a également aidé à clarifier mon raisonnement sur la façon dont les groupes de personnes créatives travaillent mieux ensemble.
Il y a plusieurs étés de cela, ma femme, Susan, m’a offert un cadeau qui a conduit à cette perspective. Sentant que j’avais be- soin d’une pause, elle a pris des dispositions pour que j’assiste à une retraite de méditation silencieuse au Shambhala Mountain Center à Red Feather Lakes, dans le Colorado. L’immersion d’une semaine était ouverte aux débutants, mais sur les soixante-dix per- sonnes là-bas, j’étais le seul à n’avoir jamais médité. Pour moi, la pensée de passer plusieurs journées dans le silence me semblait inimaginable, voire bizarre. J’étais intrigué et j’avançais tant bien que mal lorsque, au bout de deux jours, nous sommes entrés dans un silence complet. Je n’étais pas certain de savoir quoi faire ; la voix dans ma tête bavardait en permanence et je ne savais pas bien comment la gérer. Le troisième jour, avec l’esprit en ébullition à forcer de rester sans parler, j’ai failli partir.
La plupart des gens ont entendu parler de l’enseignement oriental pour lequel il est important d’exister dans l’instant. Il peut être difficile de s’entraîner à observer ce qui se passe en ce moment (et de ne pas s’enliser dans les pensées de ce qui était et de ce qui sera), mais l’enseignement philosophique qui sous-tend cette idée – la raison pour laquelle rester dans l’instant est si vital – est tout aussi important : tout est en train de changer. Tout le temps. Et vous ne pouvez pas l’arrêter. Et vos tentatives pour l’arrêter vous mettent en fait dans une mauvaise posture. C’est douloureux, mais nous ne semblons pas en tirer des leçons. Pire que cela, résister au changement vous prive de votre esprit de débutant – votre ouverture sur ce qui est nouveau.
Cet été-là au Shambhala Mountain Center, je n’ai pas lâché. Même si la terminologie m’était étrangère, elle résonnait avec bon nombre des problèmes auxquels je passais tellement de temps à réfléchir chez Pixar : contrôle, changement, caractère aléatoire, confiance, conséquences. La recherche d’un esprit clair est l’un des objectifs fondamentaux des créatifs, mais l’itinéraire que chacun de nous parcourt pour y arriver n’est pas balisé. Pour moi, un homme qui a toujours apprécié l’introspection, le silence était un chemin que je n’avais pas essayé auparavant. Depuis, je fais une retraite silencieuse chaque année, et en plus d’en tirer un bénéfice personnel, j’ai beaucoup réfléchi aux implications managériales de la pleine conscience.
Si vous êtes attentif, vous pouvez vous concentrer sur le problème à résoudre sans vous laisser entraîner dans des plans ou des processus. La pleine conscience nous aide à accepter la nature éphémère et subjective de nos pensées, à faire la paix avec ce que nous ne pouvons pas contrôler. Le plus important, c’est qu’il nous permet de rester ouverts à de nouvelles idées et de faire face à nos problèmes sans détour. Certaines personnes font l’erreur de penser qu’elles sont attentives parce qu’elles se concentrent avec diligence sur les problèmes. Mais si elles le font alors qu’elles sont inconsciemment liées à leurs inquiétudes et à leurs attentes, sans savoir qu’elles ne peuvent pas voir clairement ou que les autres peuvent en savoir plus, elles ne sont pas ouvertes du tout.
De même, au sein des entreprises, les groupes adhèrent souvent si étroitement aux plans et aux pratiques passées qu’ils ne sont pas prêts à voir ce qui change devant eux.
Ma réflexion à ce sujet s’est encore enrichie lorsque je suis tombé sur un podcast d’une conférence donnée en 2011 lors d’un événement annuel appelé la « Buddhist Geeks Conference ». Là, une femme qui s’appelait Kelly McGonigal a fait une présentation intitulée « Ce que la science peut nous apprendre sur la pratique ». McGonigal, qui enseigne à l’Université de Stanford, a expliqué comment des études récentes sur le fonctionnement interne du cerveau avaient prouvé que la pratique de la méditation peut ré- duire la souffrance humaine – non seulement la souffrance existentielle de l’angoisse, qui est déjà assez grave, mais la douleur physique réelle.
Tout d’abord, elle a parlé d’une étude réalisée à l’Université de Montréal en 2010, dans laquelle deux groupes – l’un composé de méditants zen expérimentés, l’autre de non-méditants – se voyaient infliger exactement le même type de douleur : une source de chaleur thermique attachée à un mollet. Ils étaient connectés à des moniteurs qui suivaient les zones du cerveau stimulées. Ce que les chercheurs ont découvert plus tard en regardant l’imagerie cérébrale, c’était que même si les méditants expérimentés ne méditaient pas activement au cours de l’expérience, leur seuil de douleur était beaucoup plus élevé que celui des non-méditants. Les cerveaux des méditants prêtaient attention à la douleur, a expliqué McGonigal, mais parce qu’ils savaient comment désactiver le bavardage intérieur – le commentaire ininterrompu de nos cerveaux inexpérimentés, ou mental de singe, tellement heureux de servir – ils toléraient mieux la douleur que ceux qui ne pratiquaient pas la méditation.
Ensuite, McGonigal a évoqué une étude similaire faite à l’Université de Wake Forest qui se concentrait sur un groupe de nouveaux méditants qui n’avaient suivi que quatre jours de formation. Lorsqu’ils ont été amenés au laboratoire et soumis au même test de douleur, certains ont pu tolérer des niveaux de douleur plus élevés que d’autres. Pourquoi ? La tentation pourrait être de supposer que ces gens avaient simplement appris rapidement l’art de la méditation, qu’ils étaient meilleurs que d’autres. Cependant, l’imagerie cérébrale a montré qu’en fait, leur esprit faisait le contraire de ce que font les cerveaux des méditants expérimentés. Au lieu de prêter attention au moment dans lequel ils se trouvaient, expliquait McGonigal, « ils inhibaient les informations sensorielles, en quelque sorte en déplaçant leur attention pour ignorer ce qui se passait dans le moment présent. Et cela les faisait moins souffrir : inhiber la prise de conscience plutôt que d’y prêter attention. »
J’ai trouvé cela fascinant, et analogue au comportement dont j’avais été témoin en tant que manager. McGonigal parlait de la tendance du cerveau à supprimer les problèmes au lieu de les affronter tête haute. Ce qui rend ceci encore plus difficile, c’est que les gens qui éliminaient pensaient qu’ils faisaient la même chose que les gens qui s’attaquaient au problème. Il est décevant de penser qu’en essayant d’être attentifs, certains d’entre nous finissent accidentellement par être exactement le contraire. Nous dévions et nous passons. Et pendant un certain temps, au moins, ce comportement peut même donner de bons résultats. Mais dans les expériences qu’évoquait McGonigal, les gens qui avaient pris l’habitude de devenir attentifs n’ignoraient pas le problème en question – dans ce cas-là, la douloureuse source de chaleur se fixait sur leurs jambes. Ils l’ont vue et sentie pour ce qu’elle était mais ils ont fait taire leur réaction – la tendance naturelle du cerveau à amplifier en réfléchissant trop – et ils ont donc fait face avec beau- coup plus de réussite.
Ce modèle axé sur l’attention portée à ce qui est devant vous, au fait de ne pas trop s’accrocher au passé ou au futur, m’a été extrêmement utile car j’ai essayé de régler des problèmes d’organisation et de dissuader mes collègues de s’accrocher aux processus ou aux plans qui ont survécu à leur intérêt. De même, la notion de reconnaissance des problèmes (plutôt que de mettre en place des règles qui cherchent à les éliminer) a une signification pour moi.
Finalement, peu importe si votre modèle est différent du mien. Une pyramide à l’envers ou une montagne invisible, des chevaux en débandade ou des moutons qui déambulent, ce qui est essentiel, c’est que chacun se batte pour construire un cadre afin de nous aider à faire preuve d’ouverture pour construire quelque chose de nouveau. Les modèles dans nos têtes nous encouragent tandis que nous avançons en sifflotant dans l’obscurité. De surcroît, ils nous permettent d’accomplir le travail stimulant et difficile de naviguer dans l’inconnu.

 

 

POINTS DE DÉPART – RÉFLEXIONS POUR GÉRER UNE CULTURE CRÉATIVE

Voici quelques principes que nous avons mis au point au fil des années pour permettre à une culture créative équilibrée de voir le jour et pour la protéger. Je sais que lorsque vous distillez une idée complexe pour la réduire à la taille d’un slogan sur un tee-shirt, vous risquez de donner l’illusion de comprendre – et dans le processus, de saper l’idée de son pouvoir. Un adage qu’il convient de répéter est aussi à mi-chemin d’être hors de propos. Vous vous retrouvez avec quelque chose de facile à dire mais qui n’est pas relié au comportement. Mais alors que je me suis montré dédaigneux à propos des vérités réductrices tout au long de ce livre, j’ai un point de vue et je pensais que ce pourrait être utile de partager avec vous certains des principes qui me tiennent le plus à cœur. L’astuce, c’est de considérer chaque déclaration comme un point de départ, comme une incitation à une recherche plus approfondie et non comme une conclusion.

■ Donnez une bonne idée à une équipe médiocre et elle va la rater. Donnez une idée médiocre à une grande équipe et elle va soit la corriger, soit proposer quelque chose de mieux. Si vous avez la bonne équipe, il y a de grandes chances pour qu’elle trouve les bonnes idées.

■ Lorsque vous cherchez à embaucher des personnes, donnez à leur potentiel la possibilité de prendre plus de poids que n’en a leur niveau de compétence actuel. Ce qu’elles seront capables de faire demain est plus important que ce qu’elles peuvent faire aujourd’hui.

■ Essayez toujours d’embaucher des gens qui sont plus intelligents que vous. Misez toujours sur ce qu’il y a de mieux, même si cela semble être une menace potentielle.

■ S’il y a des gens dans votre entreprise qui sentent qu’ils n’ont pas la liberté de proposer des idées, vous êtes perdant. Ne négligez pas les idées provenant de sources inattendues. L’inspiration peut venir de partout, et elle vient de partout.

■ Il ne suffit pas d’être ouvert aux idées des autres. Mobiliser le cerveau collectif des personnes avec lesquelles vous travaillez est un processus actif et continu. En tant que responsable, vous devez encourager les idées de votre personnel et le pousser constamment à contribuer.

■ Il existe de nombreuses raisons valables pour lesquelles les gens ne sont pas honnêtes les uns avec les autres dans un environnement professionnel. Votre travail consiste à rechercher ces raisons et à les traiter.

■ De la même manière, si quelqu’un n’est pas d’accord avec vous, il y a une raison. Notre premier travail consiste à com- prendre le raisonnement derrière ses conclusions.

■ En outre, s’il y a une appréhension dans une entreprise, il y a une raison – notre travail est (a) de trouver quelle en est l’origine, (b) de la comprendre et (c) d’essayer de l’éradiquer.

■ Il n’y a rien d’aussi efficace, lorsqu’il s’agit de stopper des points de vue différents, que d’être convaincu que vous avez raison.

■ En général, les gens hésitent à dire des choses qui pourraient faire des remous. Les réunions Braintrust, les réunions quotidiennes, les autopsies et la Journée des Notes sont toutes des initiatives pour renforcer l’idée que c’est une bonne chose que vous vous exprimiez. Tous sont des mécanismes d’autoévaluation qui cherchent à découvrir ce qui est réel.

■ S’il y a plus de vérités qui circulent dans les couloirs que dans les réunions, vous avez un problème.

■ De nombreux responsables estiment que s’ils ne sont pas informés des problèmes avant que d’autres ne le soient ou s’ils sont surpris au cours d’une réunion, c’est un signe de manque de respect. Passez à autre chose et acceptez-le.

■ Une « messagerie » prudente pour minimiser les problèmes donne l’impression que vous mentez, que vous vous trompez, que vous êtes ignorant ou indifférent. Partager des problèmes est un acte d’intégration qui fait que les employés se sentent investis à une plus grande échelle dans l’entreprise.

■ Les premières conclusions que nous tirons de nos succès et de nos échecs sont généralement fausses. Mesurer le résultat sans évaluer le processus est trompeur.

■ Ne tombez pas dans l’illusion qu’en empêchant les erreurs, vous n’aurez pas d’erreurs à corriger. En réalité, le coût de la prévention des erreurs est souvent bien supérieur à celui de leur correction.

■ Le changement et l’incertitude font partie de la vie. Notre travail n’est pas de leur résister mais de construire la capacité à récupérer en cas d’événements imprévus. Si vous n’essayez pas systématiquement de découvrir ce qui est invisible et d’en comprendre sa nature, vous serez mal préparé pour diriger.

■ De la même façon, il n’appartient pas au dirigeant de pré- venir les risques. Il incombe au dirigeant de les prendre en toute sécurité.

■ L’échec n’est pas un mal nécessaire. En fait, ce n’est pas le mal du tout. C’est une conséquence nécessaire lorsque l’on fait quelque chose de nouveau.

■ La confiance ne veut pas dire que vous croyez que quelqu’un ne va pas tout rater – cela signifie que vous lui faites confiance même lorsqu’il rate quelque chose.

■ Les personnes responsables de la mise en œuvre d’un plan doivent être habilitées à prendre des décisions en cas de problème, avant même d’obtenir l’autorisation. Trouver et ré- soudre des problèmes c’est le travail de tout le monde. Tout le monde devrait pouvoir arrêter la chaîne de production.

■ L’envie que tout se passe bien est un faux objectif – cela conduit à évaluer les gens par les erreurs qu’ils font plutôt que par leur capacité à résoudre les problèmes.

■ N’attendez pas que les choses soient parfaites avant de les partager avec les autres. Montrez-les tôt, et souvent. Ce sera bien lorsque nous y serons mais le trajet ne sera pas forcé- ment agréable. Et c’est très bien comme ça.

■ La structure de communication d’une entreprise ne doit pas refléter sa structure organisationnelle. Tout le monde devrait pouvoir parler à n’importe qui.

■ Méfiez-vous de ne pas établir trop de règles. Les règles peuvent simplifier la vie des dirigeants mais elles peuvent être dévalorisantes pour les 95 % qui se comportent bien. N’établissez pas de règles pour maîtriser les 5 % restant – traitez individuellement les abus de bon sens. C’est plus de travail mais en fin de compte plus sain.

■ Imposer des limites peut encourager une réponse créative. Un excellent travail peut émerger de circonstances inconfortables ou apparemment intenables.

■ S’attaquer à des problèmes exceptionnellement difficiles nous oblige à penser différemment.

■ Une entreprise dans son ensemble est plus conservatrice et résistante au changement que les individus qui la com- posent. Ne présumez pas que l’accord général entraînera des changements – il faut beaucoup d’énergie pour déplacer un groupe, même lorsque tout le monde est à bord.

■ Les entreprises les plus saines sont constituées de départements dont les priorités diffèrent mais dont les objectifs sont interdépendants. Si une priorité l’emporte, nous per- dons tous.

■ Notre travail, en tant que dirigeants dans des environnements créatifs, est de protéger les nouvelles idées de ceux qui ne comprennent pas que pour que l’excellence naisse. Il doit y avoir des phases de moindre excellence. Protégez l’avenir, pas le passé.

■ Les nouvelles crises ne sont pas toujours regrettables – elles testent et démontrent les valeurs d’une entreprise. Le processus de résolution de problèmes crée souvent des liens entre les gens et maintient la culture dans le présent.

■ Excellence, qualité et respectabilité devraient être des mots que l’on mérite, qui nous seraient attribués par les autres, pas décrétés par nous à notre propos.

■ Ne faites pas de la stabilité un objectif par inadvertance. L’équilibre est plus important que la stabilité.

■ Ne confondez pas le processus avec l’objectif. Travailler sur nos processus pour les rendre meilleurs, plus faciles et plus efficaces est une activité incontournable et sur laquelle nous devrions continuellement travailler – mais ce n’est pas l’objectif. L’objectif, c’est de rendre le produit excellent. »

 

CREATIVITY INC

Les secrets de l’inspiration par le Fondateur de Pixar

Ecrit par Ed Catmull avec Amy Wallace 

Traduit par Anne Confuron

Talent Edition : accéder à la fiche sur le site internet de l’éditeur 

Quand il était jeune, Ed Catmull avait un rêve : réaliser le tout premier film animé par ordinateur. Il a poursuivi cette idée en créant Pixar en 1986 avec le fondateur d’Apple. Neuf ans plus tard, Toy Story naissait, changeant le monde de l’animation pour toujours.

L’ingrédient essentiel du succès de ces films est l’environnement unique que Ed et ses collègues ont construit chez Pixar, basé sur des philosophies de leadership et de gestion qui mettent en valeur le processus créatif et défient les conventions.

Creativity, Inc. est LE guide pour tous ceux en quête de créativité et d’originalité. Il nous dévoile les coulisses du studio Pixar – les réunions, les bilans et les sessions de brainstorming durant lesquelles certains des plus grands films de l’histoire ont été créés. La joie dans la narration, l’inventivité des intrigues, l’authenticité émotionnelle : d’une certaine manière, les films Pixar sont en eux-mêmes une leçon sur ce qu’est la créativité.

 

 

 

 

Published by