Futiles, superflus, puérils… Bref, tout sauf sérieux. C’est l’image qui colle aux jeux vidéo. Pourtant, le divertissement vidéoludique, qui fêtera en 2022 ses 50 ans, représente aujourd’hui l’un des marchés les plus importants de l’entertainment. Le point sur une industrie hors norme avec Bénédicte Germain (H.98), directrice générale France d’Ubisoft, l’un des leaders mondiaux du secteur.

Comment se porte le marché du jeu vidéo ?

Bénédicte Germain : C’est un marché extrêmement dynamique : plus de 5 milliards d’euros en France en 2020, en croissance de 11 % par rapport à 2019, dans un marché mondial de plus de 300 milliards de dollars, qui pèse plus que le cinéma et la musique. Le jeu vidéo est en train de devenir universel et accessible à tous. Il n’y a plus de segmentation entre les plateformes et les formats, les utilisateurs peuvent accéder aux jeux où qu’ils soient, et n’importe quand.

Quelles sont les prochaines évolutions techniques dans ce domaine ?

B.G. : La réalisation globale s’améliore. Sur cette génération, la frontière entre film d’animation, effets spéciaux numériques et jeu vidéo va vraiment s’amoindrir : on se demandera parfois si l’on regarde un film, un Pixar, une course de voitures à la télévision, ou si l’on est en train de jouer. De plus, l’appropriation du contenu par les joueurs se développe : le jeu est de plus en plus un espace communautaire, on y fait des choses ensemble. On a beaucoup parlé de formes compétitives, avec l’e-sport, mais nous verrons beaucoup d’autres formes d’interaction, pas forcément compétitives, entre grands groupes de joueurs. Et l’appropriation du contenu ira plus loin : on verra des joueurs créer des choses uniques, et les emporter avec eux d’une expérience à une autre. Nous rencontrerons des utilisateurs-créateurs, qui créeront des éléments de valeur pour d’autres. Nous verrons peut-être ainsi émerger des stars de la mode virtuelle, qui habilleront les joueurs de plein de jeux différents, et ceci sera possible grâce aux innovations venant de la blockchain et du monde des NFT [NDLR : les non-fungible token ou NFT sont des jetons numériques non interchangeables, certifiés par blockchain : par exemple, une œuvre d’art virtuelle, une vidéo, un tweet, un article web du New York Times ou encore la première édition du site Wikipédia peuvent être vendus ou achetés sous forme de NFT]. Cela rendra aussi possible des personnages jouables avec un vrai vécu, un vrai souvenir de leurs expériences de jeu, avec une histoire qui est celle que les joueurs et les joueuses leur auront donnée non pas en l’écrivant, mais en la jouant. Nous n’en sommes qu’aux balbutiements, mais c’est une perspective qui ouvre de grandes possibilités créatives. Autre évolution : le rapport de l’humain à l’écran. On joue sur du grand écran statique (les consoles de salon), sur du petit écran mobile (avec son smartphone) ou avec des lunettes qui nous plongent dans des univers virtuels. Dans quelques années, on jouera en se promenant avec des lunettes qui permettront de voir d’autres choses dans le monde réel. Le jeu sera partout.

Les passerelles entre le jeu vidéo et la production audiovisuelle sont nombreuses. Netflix, qui a racheté le développeur Night School Studio, vient d’annoncer la sortie de deux jeux inspirés de sa série Stranger Things sur mobile Android. Simple coup marketing ou nouveau concurrent?

B.G.: Il y a de la place sur ce marché, et il est logique de constater l’intérêt croissant que suscitent cette industrie et ses créations. Le jeu vidéo est au carrefour de l’Entertainment et de la Tech, et les mondes que nous créons dans nos jeux font aussi l’objet de créations audiovisuelles (séries télés, films, séries d’animation, avec Apple, Netflix, France Télévisions…) La tech est au cœur du jeu vidéo et le nourrit : le jeu vidéo offre une dimension qu’un contenu seulement « linéaire » n’aura jamais. Créer de tels mondes demande une expertise et une complexité technologique que peu d’industries sont capables de mettre en œuvre.

bénédicte germain

Aujourd’hui on s’arrache la PlayStation 5, mais vivons-nous les derniers moments des consoles physiques?

B.G.: Tout le monde prévoit la fin du « physique » depuis longtemps, et en effet la part des ventes digitales progresse d’année en année. Les consoles de dernière génération PlayStation 5 et Xbox Series ont chacune une version « digitale », c’est-à-dire sans lecteur « physique » mais la majorité des ventes se fait encore sur les versions avec lecteur qui sont pourtant plus chères, ce qui montre qu’il y a toujours un attachement des joueurs aux versions physiques.

Quel a été l’effet de la pandémie de coronavirus sur le secteur des jeux vidéo?

B.G.: La pandémie a eu un effet important sur la pratique du jeu vidéo dans le monde, à l’échelle sociétale et familiale, ce que l’on peut comprendre facilement par le besoin de se détendre ensemble à travers le jeu. Chez Ubisoft, les marques familiales comme Just Dance (série de jeux de danse où les mouvements des joueurs sont captés et reproduits à l’écran dans un univers animé) ou Monopoly (adaptation du mythique jeu de société) ont été plébiscitées. C’est également en plein confinement général que l’Organisation mondiale de la santé a recommandé la pratique du jeu vidéo, reconnaissant son rôle unique pour entretenir le lien social.

Si le jeu vidéo a de nombreux bienfaits, il existe aussi un risque d’addiction. Quelles sont les solutions pour qu’il reste une pratique saine?

B.G.: Nous allons continuer à valoriser les approches responsables de l’utilisation des jeux vidéo. Avec nos partenaires de l’industrie, nous compilons et partageons activement les meilleures études, et nous nous engageons à aider la recherche afin de mieux comprendre quels facteurs peuvent conduire à une utilisation problématique. De plus, pour aider les familles à avoir un temps de jeu responsable, il existe un certain nombre d’outils. Un contrôle parental est proposé sur toutes les consoles. Ces dispositifs permettent de bloquer l’accès aux jeux dépassant une certaine catégorie d’âge du classement PEGI (Pan European Game Information, dont les logos sont devenus familiers aux joueurs), mais aussi de contrôler les achats en ligne (les achats in-game, intégrés aux jeux, qui permettent de débloquer des personnages supplémentaires, des vies, des niveaux…), ou de limiter la navigation sur Internet, ainsi que de surveiller le temps passé à jouer, ou de paramétrer le niveau d’interaction en ligne.

À l’image de notre société globalement sexiste, les jeux vidéo véhiculent-ils encore des préjugés sur les femmes?

B.G.: En ce qui concerne les préjugés dans les jeux, l’industrie part de loin et elle n’a pas toujours accompagné assez vite les changements de société. Mais elle évolue dans le bon sens depuis plusieurs années avec, par exemple, la possibilité plus systématique de choisir un personnage féminin ou masculin. Et moins de personnages « hypersexualisés », ce qui n’empêche pas les nouvelles héroïnes féminines d’être tout aussi iconiques que leurs ancêtres, et servies par les meilleurs scénarios. C’est le cas notamment de Kassandra dans Assassin’s Creed Odyssey, ou de Dani Rojas dans Far Cry 6.

“En ce qui concerne les préjugés dans les jeux, l’industrie part de loin…”

L’industrie des jeux vidéo, longtemps très masculine, se féminise-t-elle?

B.G.: Il y a de plus en plus de femmes qui jouent. 48 % des joueurs en France sont des joueuses, selon une étude Sell-Médiamétrie de 2020. Les studios doivent impérativement intégrer ce constat dans les jobs de création. [NDLR : d’après le Baromètre annuel 2021 publié par le Syndicat national du jeu vidéo, les studios de développement comptent 22 % de femmes, soit 3 % de plus qu’en 2019, et seulement 11 % de femmes aux postes de direction.] Ce sont des équipes inclusives et diverses qui permettront de créer les meilleurs jeux. Nous travaillons donc d’arrache-pied pour sensibiliser et accompagner les jeunes femmes, y compris avec des associations comme Women in Games France. Cette association fondée en 2017 fait un formidable travail afin d’améliorer la mixité et la visibilité des femmes dans l’industrie du jeu vidéo. L’une des fondatrices, Julie Chalmette, est d’ailleurs présidente du Sell et a reçu les insignes de chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres en 2019. Si j’ai un message à faire passer aux femmes aujourd’hui : venez postuler dans le jeu vidéo ! Il y a de grandes réussites féminines dans cette industrie et il peut y en avoir encore plus.

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