A Beyrouth, le temps s’est arrêté à 18h08, le 4 août 2020. Ce jour-là, la capitale du Liban est soufflée par deux explosions survenues sur le port. Déjà affaibli par une crise économique sans précédent, le pays compte ses morts : après plus d’une semaine de fouilles au milieu des décombres, le bilan s’élèvera à 171 disparus, 6 500 blessés et des quartiers entiers dévastés. Une tragédie. Très vite, la consternation laisse place à la colère, et les regards se tournent vers l’administration et le gouvernement, qui étaient alertés des dangers liés au stockage d’ammonium. Alors qu’on s’attend à des démissions en cascade, chacun se renvoie la responsabilité. L’immobilisme succède au statu quo…

Un combat contre les « forces de l’injustice »

Alain Bifani
Alain Bifani (H.94)
1968 – Naissance à Beyrouth.
1986 – Intègre Math Sup, puis l’école supérieure d’optique.
1994 – Diplôme de management et finance à HEC, entre au cabinet de conseil Arthur Andersen.
1995 – Rejoint la banque ABN AMRO. Enseigne l’économie à l’université Saint-Joseph de Beyrouth.
2000 – Nommé à la tête du ministère des Finances du Liban.
2020 – Annonce sa démission du ministère : « Je refuse d’être complice de ce qui se passe. »

Quelques semaines auparavant, un autre événement, moins spectaculaire, avait mis en lumière les failles d’un État gangrené par la corruption… Le 29 juin, Alain Bifani (H.94), très médiatique directeur général du ministère des Finances, annonçait qu’il quittait son poste, après deux décennies de services. Le haut fonctionnaire de 52 ans avait été l’un des artisans du plan de sauvetage économique et des négociations avec le FMI, restées lettre morte. « Ce plan de redressement consistait à faire payer ceux qui avaient le plus profité du système depuis trente ans. Alors que le Liban s’embourbe dans l’inflation, et que le pouvoir d’achat fond comme neige au soleil, la population subit le coût de la faillite. Les petits épargnants sont dans l’impossibilité de retirer leur argent des banques, alors que 6 milliards ont été transférés hors des frontières par les délinquants financiers. » [Les banques n’autorisent plus les transferts vers l’étranger pour les clients ordinaires depuis octobre 2019, NDLR]. Dans sa déclaration, l’ex-numéro 2 du ministère ne mâchait pas ses mots : « Nous sommes arrivés à une impasse. J’ai choisi de démissionner, car je refuse d’être le complice ou le témoin de ce qui se passe. […] Les forces de l’injustice se sont liguées pour faire avorter le plan de sauvetage. » Le « système » aura eu raison de sa ténacité… pour le moment.

Des bancs d’HEC aux cabinets de conseil

Lorsqu’on le rencontre quatre mois plus tard, on sent encore pointer l’amertume chez celui qui a perdu une bataille contre la « pieuvre politico-financière ». Après avoir longtemps dirigé les 3 000 fonctionnaires du ministère, Alain Bifani ne sait pas encore ce qu’il fera par la suite… Un retour dans l’administration ? Sans doute pas… Le privé ? Il reconnaît être sollicité par les banques et les institutions financières. La politique ? Il ne court pas après les titres prestigieux et se fait peu d’illusion sur sa capacité d’action… C’est la première inconnue dans sa carrière fulgurante qui a commencé par des études exemplaires : les plus prestigieuses classes préparatoires françaises, une formation d’ingénieur puis, en 1992, les bancs d’HEC avec une entrée directement en deuxième année. Ce qu’il en retient ? « Tout d’abord la question de l’épreuve de culture générale : “Un homme dans l’espace : pourquoi ?”. Plus sérieusement, j’en retiens principalement la vie sur un campus exceptionnel, avec des gens exceptionnels. » Son diplôme en poche, il rejoint le cabinet Arthur Andersen et, un an et demi plus tard, la banque ABN AMRO aux Pays-Bas, avant de répondre à l’appel du pays et d’intégrer la succursale libanaise.

Avec ce pedigree prestigieux, l’économiste commence à se faire un nom dans les arcanes du pouvoir : à seulement 31 ans, il obtient la confiance du ministre des Finances Georges Corm, qui lui confie la direction générale du ministère. La tâche est colossale : recomposition des comptes publics et financiers, restructuration des impôts, création d’une nouvelle norme d’échange automatique d’informations fiscales avec l’OCDE… Alain Bifani estimait à quatre ou cinq années sa mission à la tête du ministère. Il y restera vingt ans. « Je pense que mon jeune âge a finalement constitué un atout, car il m’a forcé à un apprentissage permanent. Il a fallu faire preuve d’humilité, mais aussi de ténacité pour relever un appareil d’État affaibli par une guerre interminable et par la gestion calamiteuse qui a suivi pendant dix ans. L’organigramme, les ressources humaines, les méthodes… Tout était à réinventer. »

Des rapports sur la corruption enterrés

Sous son autorité, les résultats se font rapidement sentir, en particulier sur le coût de gestion de la dette. Les équipes du ministère ont dû reconstituer les comptes financiers du Liban, qui n’avaient pas été établis depuis le début des années 1990. Parmi ses fiertés : l’informatisation des services, accomplie avec succès. « Ces réussites, souligne Alain Bifani, ont prouvé, dans un pays comme le Liban, où les citoyens ne croient pas aux institutions étatiques, que l’administration peut faire énormément quand elle le veut, quitte à s’opposer au système politique. » Le « système », toujours lui… En engageant la transition vers la transparence fiscale avec le Forum mondial et l’OCDE, le haut fonctionnaire savait pertinemment qu’il allait horrifier l’establishment. Il soupire quand il songe aux innombrables rapports sur la corruption réalisés par ses services, qui pour la plupart n’ont jamais été sortis des tiroirs ou bien traînent encore chez les juges ou auprès de l’inspection centrale… Ou lorsqu’il évoque le ministre des Finances Fouad Siniora, qui souhaitait voir disparaître la fonction de directeur général, et contre lequel il a mené une éreintante guerre des tranchées entre 2001 et 2009. « On ne partageait pas beaucoup de valeurs », résume Alain Bifani, qui s’étonne d’ailleurs, encore aujourd’hui, d’avoir conservé son poste durant cette période.

“ Alors que le Liban s’embourbe dans l’inflation, et que le pouvoir d’achat fond comme neige au soleil, la population subit le coût de la faillite.”

Fidèle à sa réputation, il organise en 2018, contre l’avis de son ministre, une conférence de presse pour dénoncer les mauvaises pratiques. Inutile de préciser qu’il ne se fait pas que des amis au sein de la classe politique, qui a su rendre les coups… Lorsque son épouse est accusée d’avoir placé de l’argent en France et en Suisse, après la vente de sa société de produits médicaux, il porte plainte pour diffamation, lève le secret bancaire et apporte la preuve que les impôts ont été réglés. Lorsqu’on lui reproche d’avoir sous-sestimé le coût de la revalorisation de la grille salariale de la fonction publique, le haut fonctionnaire énumère les « cadeaux » consentis lors du vote par les ministres et les députés, qui ont fait exploser le budget initial (adjonction d’échelons supplémentaires, maintien du mécanisme de départ anticipé à la retraite pour les militaires…). On tient là tout le paradoxe Alain Bifani : pourfendeur des caciques du pouvoir et l’une des figures les plus permanentes de l’État. Une position schizophrénique qui n’était sans doute plus tenable. Aujourd’hui, c’est en simple citoyen que le réformateur observe la descente aux enfers de l’économie libanaise. En 2020, l’inflation avoisine les 120 %, tandis que les produits se raréfient en magasin. On ne compte plus les licenciements, un cinquième des entreprises ont été mises en faillite en à peine un an. Un tiers de la population active serait aujourd’hui au chômage, et 45 % des Libanais vivraient sous le seuil de pauvreté. « Les dépôts de la classe moyenne sont aujourd’hui laminés au profit des actionnaires des banques, soupire-t-il. C’est intolérable de voir les citoyens subir une dévaluation de la monnaie monstrueuse à cause de la corruption, de la gabegie et du banditisme. »

Écarter ou ménager les chefs de clan ?

Pour l’économiste, un nouveau plan de sauvetage n’est envisageable que si s’opère un profond changement de gouvernance. « Comment voulez-vous que les donateurs internationaux aident un pays où la Banque centrale refuse de communiquer des chiffres exacts et sans dirigeants capables de mener un programme de relance ? Il faudrait aussi que le parlement soit disposé à voter des réformes, mais il est aujourd’hui noyauté par des chefs de clan qui profitent de l’absence de réformes. Ça fait beaucoup… » Quelques raisons d’espérer ? Après l’explosion du port de Beyrouth, Alain Bifani a salué l’appel du président Macron à mettre en place un « gouvernement de mission ».

France-Liban : des liens anciens
Le 6 août 2020, deux jours seulement après l’explosion du port de Beyrouth, Emmanuel Macron est le premier chef d’État à se rendre dans la capitale meurtrie. Dans son discours, le président français exhorte à des « initiatives politiques fortes » pour « lutter contre la corruption » et contre « l’opacité du système bancaire ». Certains y voient une pointe d’ingérence, voire de paternalisme post-colonial… Pour comprendre la relation particulière entre les deux États, il faut revenir au 1er septembre 1920 : près d’un siècle jour pour jour avant la visite du président, la France, mandatée par la Société des Nations, proclamait la création de l’État du Grand-Liban. Jusqu’en 1943, elle l’administrera en y important sa culture, sa langue (40 % des Libanais parlent encore français aujourd’hui), son système éducatif, et en dotant le pays d’une constitution. Aujourd’hui, la France coordonne d’ailleurs les programmes d’aide économique et financière du Liban auprès du FMI et de la Banque mondiale. L’enjeu est également diplomatique : au moment où les États-Unis se désengagent du Moyen-Orient, le pays du cèdre constitue un précieux allié.

« Les Libanais ont perçu cette déclaration comme un soutien, pas comme une ingérence. Elle visait à faire fléchir des acteurs libanais totalement déraisonnables et à remobiliser la communauté internationale. Avec cette formule très bien pensée, Emmanuel Macron rassurait les institutions susceptibles d’aider le Liban, tout en ménageant les chefs de clan. Mais ils ont été incapables de se mettre autour d’une table pour former un gouvernement. Je ne vois pas comment les partis pourraient s’accorder sur un changement constitutionnel. » Un crève-cœur pour celui qui avoue passer désormais plus de temps en France qu’au Liban, et qui n’hésite plus à évoquer le spectre de la guerre civile et du chaos. « En l’absence de capitaux, le risque à moyen terme serait de voir s’installer un système quasi milicien avec pour seul flux vers le Liban de l’argent sale ou blanchi. » Nous voilà prévenus.

Bertrand Morane

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