24 heures avec A’Salfo (Salif Traoré)
Doté d’une aura de superstar en Côte d’Ivoire, le chanteur de Magic System, A’Salfo (E.23), aka Salif Traoré, est aussi un entrepreneur engagé.
En Côte d’Ivoire, tout le monde connaît A’Salfo. Le chanteur du groupe Magic System cumule 5 millions d’albums vendus et 1 milliard de vues sur YouTube. Avec « Premier Gaou » et « Magic in the air », il a enflammé la scène du campus lors de la cérémonie de remise des diplômes de 2023, année où il a décroché son Executive MBA. Père de quatre enfants, mais aussi d’une Fondation qui œuvre en faveur de l’éducation, de l’environnement et de la santé, ainsi que du festival de musique Femua, Salif Traoré (E.23) entend maintenant mener un nouveau combat pour les droits d’auteur en Afrique. Plongée dans une de ses folles journées.
8h. Petit dej’ d’équipe
Nous saluons les gardiens à l’entrée et pénétrons dans une résidence près du quartier cossu de Cocody. Le « boss », comme le surnomme amicalement son équipe, nous a donné rendez-vous chez lui pour un petit déjeuner copieux avant d’attaquer une journée bien remplie. Sur la table dressée au bord de la piscine, on trouve pêle-mêle des œufs brouillés, des oranges, du pain complet et une bouillie de mil. Un repas complet qu’A’Salfo, Salif Traoré de son nom d’état civil, ne tarde pas à venir partager avec nous, après son running quotidien.
L’ambiance est détendue, on échange des blagues et les plats autour de la table, sur fond de musique. Certains artistes de cette playlist matinale ont été produits par Gaou Productions, la maison de production d’A’Salfo. Loin du zouglou et des rythmes endiablés de Magic System, notre petit festin est bercé par des mélodies douces, comme celle de Sona Jobarteh, artiste gambienne et anglaise qu’A’Salfo aimerait inviter à son festival.
9h. « Allume la télé ! »
Surnommé « la maison bleue » en référence à la couleur des murs, le siège de RTI, groupe de médias public ivoirien, est une institution. Les chaînes RTI 1 et RTI 2 cumulent 80% de parts d’audience.« Il me manque un lit depuis le temps », plaisante A’Salfo qui ne compte plus ses passages dans l’émission musicale « Tempo ». Depuis ses débuts, ce natif d’Anoumabo, quartier pauvre du sud d’Abidjan, ne refuse jamais une invitation.
Ce jour-là, il est invité sur le plateau d’« Allume la télé !», une émission quotidienne animée par la star du petit écran Jean-Michel Onnin. Le show s’ouvre sur une présentation de l’invité sous le triptyque : vie de famille, vie professionnelle et vie institutionnelle. « La discrétion est l’une des méthodes salifiennes », tonne-t-il en évoquant son diplôme Global Executive Master en Management (GEMM) Majeure Strategic Management à HEC. « Les droits d’auteur sont les premiers revenus d’un artiste. Certains ne vendent pas d’albums mais sont écoutés à longueur de journée. J’ai fait ma thèse à HEC sur ce sujet », explique A’Salfo de sa voix de stentor.
Jean-Michel embraye en diffusant « Akwaba » (« Bienvenue » en baoulé), la chanson officielle de la Coupe d’Afrique des nations qui se déroule en Côte d’Ivoire du 13 janvier au 11 février 2024.
La chanson, interprétée par A’Salfo avec la pop-star égyptienne Mohamed Ramadan et la chanteuse nigériane Yemi Alade, est arrangée par Dany Synthé. Cette ode au football africain et à la diversité culturelle a totalisé 10 millions de vues sur YouTube. Sous les vuvuzelas du fan-club des Éléphants (l’équipe de foot nationale ivoirienne) installés dans le public, A’Salfo est rejoint par son ami Franck Kacou, directeur d’Universal Musique Africa et producteur du titre. Franck rejoindra lui aussi les bancs d’HEC en octobre prochain. Sur le plateau, ils évoquent la genèse de la chanson et son succès, inédit dans l’histoire de la CAN.
10h15. Cap vers San-Pédro
Plusieurs centaines de kilomètres séparent la capitale d’Abidjan de San-Pédro. L’autoroute récemment construite serpente le long des villages et des plantations de palmiers et d’hévéas (l’arbre dont on extrait le caoutchouc). « Avant, on ne cultivait que du café et du cacao. Maintenant, les gens se lancent dans le vivrier avec des tomates, des citrons, des noix de cajou… », explique Guy-Michel Ablé, collaborateur d’A’Salfo qui est directeur de la communication de Gaou Production, mais aussi animateur radio et présentateur télé pour RTI.
Dans ce pays ensoleillé et verdoyant, il pleut beaucoup et l’agriculture occupe plus de la moitié de la population active. À chacune des pauses que nous faisons sur la route, des passants reconnaissent A’Salfo. À la lisière d’un petit village, dans une ruelle ou sur un simple lopin de terre, des hommes et des femmes de tous les âges s’arrêtent pour le saluer. « En Côte d’Ivoire, même Jésus Christ ne fait pas l’unanimité. A’Salfo, si », commente Ange Kipre, l’un de ses attachés de presse.
Après des heures de route, nous atteignons San-Pédro, ville balnéaire du golfe de Guinée, où le stade Laurent Pokou vient d’être érigé. C’est un des six stades qui accueillent la 34e édition de la CAN. Si A’Salfo soutient l’équipe des Éléphants, il est aussi impliqué dans l’organisation de la coupe et participe à la création des villages de supporters, en partenariat avec la Confédération africaine de football et le Comité d’organisation de la CAN.
La fan zone de San-Pédro doit accueillir le public lors de la retransmission des matchs et de plusieurs concerts d’artistes (dont certains sont produits par Gaou Prod). À quelques jours du lancement de la compétition, les tribunes ne sont pas encore prêtes.
15h. On défait tout et on recommence
Si le soleil n’est plus à son zénith, le thermostat ne démord pas. Les 32 °C annoncés semblent bien en deçà de la chaleur harassante ressentie sur le terrain en construction. Problème. Le podium fait dos à l’arrivée des participants. Il faut tout repenser. Rompu à l’exercice des scènes musicales, A’Salfo identifie les points d’ombre et corrige, plans en mains. Faisant fi de la chaleur, il sillonne le terrain, suivi par les équipes qui sont à pied d’œuvre depuis plusieurs jours et explique la nouvelle configuration. « Quand il est là, c’est différent. Il y a une dynamique. Les gens le suivent et les choses s’accélèrent », témoigne Natacha Doua, son assistante.
On attend maintenant le chef de chantier. Il devrait arriver d’un instant à l’autre mais en Côte d’Ivoire, le temps est une notion élastique. On s’installe sur des chaises, à l’ombre d’une bâtisse, pour patienter. L’occasion d’échanger avec « le boss ». Souriant et avenant, il évoque la Fondation Magic System, qui a permis en quinze ans de construire dix écoles à travers le pays, ainsi qu’un établissement de santé et un centre d’accueil. « On installe aussi des cantines dans les écoles pour inciter les enfants à rester. S’ils rentrent déjeuner chez eux, les parents les envoient travailler dans champs l’après-midi et c’en est fini de leur éducation », déplore A’Salfo très au fait des usages dans les zones rurales.
15h30. Le fan-club de San-Pédro
« C’est un modèle pour nous. Au-delà de la musique, on l’aime pour son altruisme », lâche Moussa Coulibaly, le président du fan-club local. Quelques fans ont fait le déplacement afin de saluer leur idole et proposer leur aide pour installer la fan zone.
« Un fan-club, ça vous aide à vous organiser. Vous savez si en France, on regarde d’abord les études sur un CV, aux États-Unis, c’est tout autre chose. Gérer un fan-club est un travail d’organisation qui peut vous ouvrir des portes », explique A’Salfo avec pédagogie. On parle aussi rapport d’activité et résultats trimestriels… Pas de doute, « le boss » prend son rôle pour l’éducation très à cœur. En partant, le fan-club lui offre des chaussures ouvertes en plastique gris, à mi-chemin entre les méduses et les Crocs. Il les portera toute la journée.
15h45. Déjeuner officiel
À quelques jours du coup d’envoi de la CAN, San-Pédro est en ébullition. Tout à l’heure se dispute un match amical face à l’équipe de Sierra Leone. Avant la rencontre, un déjeuner est organisé par les sponsors dans le quartier huppé de la Corniche. Les tables sont dressées autour d’une piscine, à l’ombre de grandes tentures blanches. Au menu : attiéké, alloco, brochettes de mérou et sauce piment.
« Le partenaire de toutes les générations vient d’arriver », annonce le haut-parleur. A’Salfo prend place à côté d’Idriss Diallo, le président de la Fédération ivoirienne de football. « J’ai demandé à A’Salfo de composer l’hymne de cette CAN. C’était naturel : il soutient les Éléphants et tout ce qu’il touche se transforme en or », lance-t-il.
« Pour moi, les joueurs de l’équipe sont tous des petits frères », glisse A’Salfo, qui a bien failli en faire partie. Enfant, il était très doué pour le football et avait intégré un centre d’entraînement, avec l’un des futurs membres de Magic System.
« À l’époque, le foot et la musique étaient deux passions qui fonctionnaient en même temps. L’une a pris le dessus sur l’autre. Dans les années 1990, il y a eu le zouglou, la liberté d’expression et, avec notre musique, on pouvait raconter des choses », se souvient le chanteur, aujourd’hui âgé d’une quarantaine d’années.
17h. Dans les gradins
Une étendue de 23 hectares, un terrain en gazon naturel, des infrastructures blanc immaculé… Le stade Laurent Pokou, baptisé en hommage au meilleur buteur ivoirien de l’histoire de la CAN, peut accueillir 20 000 spectateurs. Une foule compacte, presque uniforme, arbore un maillot orange vif aux couleurs des Éléphants. Dans les tribunes, l’ambiance est amicale, à l’image du match.
A’Salfo s’installe au deuxième rang d’une loge VIP, à côté de son ami le joueur Sébastien Haller, qui n’est pas sur le terrain ce jour-là. Au premier but, la foule est en liesse, A’Salfo bondit, ses téléphones tombent. La rencontre se conclut sur un score de 5-1. A’Salfo espère y voir un signe annonciateur d’un succès pour l’équipe ivoirienne. Une fois le match terminé, il décline les réjouissances pour retourner à Abidjan, car demain, dimanche, son premier rendez-vous est à 9 heures.
20h. Sésame, ouvre-toi
Tandis que les abords du stade dégrossissent progressivement, A’Salfo et son équipe se mettent en route pour rejoindre la capitale. À l’aéroport de San-Pédro, je dois prendre un avion à hélices pour rejoindre Abidjan en une heure et attraper mon vol de nuit pour Paris. L’appareil s’est posé sur le tarmac avec beaucoup de retard, les valises ont été chargées dans la soute, mais les heures passent et les passagers du vol pour Abidjan ne sont toujours pas appelés à embarquer. Inquiète, je passe un coup de fil au « boss ».
Il promet de se renseigner et me rappelle aussitôt. Il y a un problème de signalisation, l’avion ne va pas redécoller. « Passe-moi le chef d’escale », lance-t-il au téléphone. Je m’exécute. En quelques minutes, ma valise est sortie de la soute de l’avion et on me raccompagne aux portes du petit aéroport, où une voiture m’attend. L’équipe d’A’Salfo a fait demi-tour pour me ramener à Abidjan.
En repassant aux abords du stade, nous sommes bloqués par des barrages de police. À peine la fenêtre abaissée, les agents reconnaissent A’Salfo et les barrières s’ouvrent. S’engage alors une course contre la montre en pleine nuit. La route est calme mais pas déserte. L’éclairage, rare et les radars, encore inexistants sur cette nouvelle autoroute.
Je regarde l’heure : je n’aurai jamais cet avion. « Tu sais, à HEC, on m’a appris à transformer chaque difficulté en opportunité », plaide A’Salfo. Pied au plancher, le chauffeur fait des pointes de vitesse à 180 km/h et s’arrête régulièrement, pour laisser passer quelques animaux ou un petit groupe de gens qui traversent la rue en transportant un frigidaire,. A’Salfo ne paraît pas inquiet, on écoute de la musique, évidemment : ses reprises des classiques africains notamment. On parle de Cesària Évora, avec qui il a partagé l’affiche d’un festival peu de temps avant sa mort. Le téléphone sonne, comme tout le temps, il bosse avec minutie malgré la fatigue. Et les kilomètres passent…
Devant l’aéroport international, la police, prévenue, nous accueille. Je lui dis au revoir et monte dans l’avion qui me ramènera aux températures parisiennes du mois de janvier. Je le vois traverser l’aéroport en sens inverse, sourire pour les selfies et serrer les mains qu’on lui tend. Bienveillant et sincère, toujours. Cessa kié la vérité.
Toutes les photos sont de ©Tidio Gaou
Published by Daphné Segretain