Vincent Beaufils (H.75) : « Les patrons devraient être les héros des temps modernes »
Depuis quarante ans, Vincent Beaufils « respire le CAC 40 ». Observateur privilégié des grands dirigeants français, le directeur de la publication de Challenges publie un livre au titre qui pique : Les patrons sont-ils des monstres ? (édition de L’Observatoire). Derrière la provocation, une enquête sur un paradoxe français : comment ceux qui ont hissé nos entreprises au rang de champions mondiaux sont-ils devenus si impopulaires ?
D’HEC aux salles de rédaction
Avant d’être la voix familière des Matins HEC – nos rendez-vous emblématiques place Vendôme en huis clos avec les grands dirigeants – et de L’Entretien HEC, émission mensuelle diffusée sur BFM Business qu’il a coanimé avec Hedwige Chevrillon (MBA.84) Vincent Beaufils a suivi un parcours peu journalistique en apparence. Diplômé de la grande école HEC, il part en coopération pour son service militaire, comme attaché de presse à la petite ambassade de France au Panama, dès sa sortie du campus. L’écriture, la relation aux médias, le travail sur les messages : le terrain est posé. De retour à Paris, il décroche un stage à 60 Millions de consommateurs qui se transforme en premier vrai job. « Je suis revenu et j’ai travaillé deux ans à 60 Millions de consommateurs. Ça m’intéressait et ça a été mon école de journalisme. »
C’est là qu’il apprend le métier, au ras du texte et du lecteur. Mais la bascule se fait vraiment quand il rencontre celui qu’il appelle « sa deuxième chance » : Jean Boissonnat, figure tutélaire de la presse économique française. « J’ai rencontré Jean Boissonnat, le pape de la presse économique à ce moment-là. J’ai appris mon métier à 60 Millions, mais j’ai appris les valeurs de mon métier avec lui. » Cet alumni devenu journaliste passe ensuite dix ans à L’Expansion, puis prend la direction de la rédaction du Nouvel Économiste puis de Management, avant de rejoindre Challenges. « Ça fait maintenant 30 ans que je dirige des rédactions. J’ai été directeur de la rédaction de Challenges pendant 20 ans, et depuis 5 ans je suis directeur de la publication. »
Quarante ans de presse éco donc, passés à observer de très près un milieu plutôt fermé que certains qualifieraient d’inapprochables : les grands patrons français.
« Ça fait 40 ans que je respire le CAC 40 »
Quand on lui demande pourquoi il a écrit ce livre, il répond sans hésiter : « J’ai fait ça parce que j’aime bien le monde du business. Ça fait, en parodiant Jean-Dominique Sénard, 40 ans que je respire le CAC 40. » Il a vu défiler tous les profils : les conquérants, les anxieux, les discrets, les mégalos, les paranoïaques, les courageux, les obsédés de la Bourse. Mais il reste frappé par une contradiction : « Globalement, c’est une race formidable… C’est grâce à eux que la France a le plus grand nombre de grosses boîtes dans le Fortune 500, plus que l’Allemagne, plus que l’Angleterre. Ils devraient être les héros des temps modernes. »
Et pourtant, non. Plus ils montent dans la hiérarchie, plus leur image se dégrade : « Quand tu passes de petit patron à grand patron, tu perds la moitié des opinions favorables en route. Pourquoi ? C’est ça, la racine de mon bouquin. » Son enquête s’attaque donc à ce paradoxe : comment une élite dirigeante objectivement performante a-t-elle fini par être perçue comme suspecte, parfois hostile, souvent déconnectée ?
Rémunérations, délocalisations : les angles morts de l’adhésion
Le premier motif de rejet est, pour lui, évident : l’argent. « Il y a des éléments qui sont évidents, comme les rémunérations, qui dans un pays très égalitaire comme la France ne passent pas. » Même si, nuance-t-il, la France est loin d’être le pays le plus généreux avec ses dirigeants :« Je donne l’exemple dans mon livre du patron de BNP Paribas, qui est deux fois moins payé que celui de Deutsche Bank et trois fois moins que Santander. » Mais la comparaison internationale importe peu à l’opinion. Ce qui choque, ce sont les ordres de grandeur :« La base est toujours en millions d’euros et cela a beaucoup augmenté. » La France, explique-t-il, a peu à peu importé les codes et les rémunérations du capitalisme anglo-saxon, notamment avec les actions gratuites, qui ont fait basculer une partie du salaire dans le variable boursier. D’où cette formule : « Les patrons français sont devenus des mercenaires du capitalisme anglo-saxon. »
Deuxième point noir : les délocalisations. En travaillant sur son livre, il réalise à quel point l’ampleur du mouvement a nourri un ressentiment diffus :« C’est certain que la réussite au niveau mondial implique que les patrons français sont plus délocalisés que les patrons allemands ou italiens. Entre deux et deux fois et demie plus. Et les Français leur en veulent. »Il cite Pierre-André de Chalendar, l’ancien patron de Saint-Gobain :« Nos prédécesseurs ont délocalisé comme des malades. » Vincent Beaufils insiste : les grands groupes ont souvent essayé de « ne laisser personne au bord du chemin ». Mais le choc industriel, lui, est bien resté dans les mémoires – et s’est superposé à la question déjà inflammable des rémunérations.
Du sentiment d’impunité à la révolution des conseils
On lui parle volontiers « d’irresponsabilité » des grands dirigeants. Il préfère corriger : « Le mot d’irresponsabilité est exagéré. Ce n’est pas de l’irresponsabilité, c’est un sentiment d’impunité. » Longtemps, les conseils d’administration ont été, selon lui, des chambres d’enregistrement : « Pendant très longtemps, les conseils ont été des conseils de copains. Ils étaient là pour valider la stratégie du patron exécutif. » Il raconte par exemple la catastrophe du rachat d’International Power par GDF Suez au début des années 2010, qui se termine par plus d’un milliard d’euros de pertes : « GDF-Suez était connu pour être un conseil de copains. On mangeait bien, c’est le chapitre où je dis que c’était le meilleur restaurant de tout Paris. Il y avait des gens compétents… qui ont laissé passer le rachat de centrales à charbon en 2012, trois ans avant les accords de Paris. »
Le vrai progrès, selon lui réside dans dans l’irruption des femmes dans ces instances, depuis la loi Copé-Zimmermann : « La professionnalisation des conseils d’administration est beaucoup liée à la présence des femmes. Une administratrice me disait : “On est arrivées et on a dit aux hommes : il faut bosser maintenant.” » Même constat du côté des rémunérations : « Quand tu regardes le “ratio d’équité” – le salaire du patron versus le salaire médian de la boîte – dans les cinq plus bas ratios du CAC 40, tu trouves… les trois femmes. Ce n’est pas parce qu’elles sont moins bien payées en tant que femmes, c’est qu’elles ne voient pas pourquoi un patron devrait gagner 100 ou 200 fois le salaire médian. »
Monstres froids ou humains bridés ?
L’autre reproche récurrent adressé aux dirigeants, c’est leur côté « robotique ». Trop lisses, trop prudents, trop verrouillés. Là encore, le journaliste et patron de presse nuance. Il a vu passer des colères authentiques – comme celle de Jean-Louis Beffa, l’ancien patron de Saint-Gobain, après la crise de 2008 : « Je l’ai vu piquer une colère mémorable, devant un auditoire très choisi. Il disait que l’économie mondiale, c’était une diligence, et qu’à force de fouetter les chevaux, les financiers l’avaient envoyée dans le fossé. Il a terminé là-dessus et quitté la scène. C’était très fort. » Mais ce type de scène reste l’exception. « Un des points évoqués par Laurence Parisot, c’est cette incapacité à laisser transparaître les émotions. La grande majorité ne se risque jamais à laisser parler leurs émotions. Et c’est dommage. »
Plus profond encore, il pointe un danger structurel : l’isolement des dirigeants. « Le truc le plus compliqué pour un grand patron, m’a dit Florent Menegaux (Michelin), c’est de briser le périmètre de sécurité. Quand tu n’entends plus que ce que les gens pensent que tu veux entendre, tu es en danger. » L’exemple Carlos Ghosn lui sert de cas d’école : « Une des raisons de sa chute, indépendamment de sa fascination pour l’argent, c’est qu’il n’avait plus personne pour lui dire la vérité. »
Un journaliste « proche mais pas complice »
Dans ce paysage, où se place le journaliste ? Certainement pas comme un camarade de dîner.« Tu ne connais jamais vraiment les patrons quand tu es journaliste. Il y a toujours une distance. Je me suis toujours gardé de penser que je vivais dans ce monde-là. Je l’observe, mais je n’en fais pas partie. » Oui, il lui est arrivé d’être invité à dîner. Non, il n’a jamais voulu entretenir de confusion : « Je disais souvent : il faut de la proximité, mais pas de connivence. La proximité pour avoir l’info. Mais la connivence, c’est autre chose. »
Ce regard légèrement décalé lui permet de tenir ensemble deux vérités :les grandes entreprises françaises ont objectivement très bien performé à l’international et, en même temps, le ressentiment à leur égard n’est ni irrationnel ni infondé.
Dans Les patrons sont-ils des monstres ?, il ne tranche pas par un oui ou par un non. Il démonte les mécanismes – salaires, délocalisations, gouvernance, culture masculine de la toute-puissance – qui ont abîmé le lien entre l’opinion et ceux qui dirigent les grandes entreprises du pays.
Et quand on lui demande, en guise de conclusion, un conseil pour les jeunes journalistes – ou, pourrait-on dire, pour tout jeune diplômé amené à travailler avec des dirigeants – sa réponse tient en une phrase : « Allez voir comment pensent les gens en face. » Ni monstres, ni saints : des êtres humains, puissants, parfois aveugles, souvent brillants, presque toujours plus complexes que leur caricature. C’est sans doute là que se niche, pour Vincent Beaufils, le vrai sujet de son livre.

Published by Daphné Segretain