Avec la montée en puissance de sociétés spatiales américaines comme SpaceX, Blue Origin ou Virgin Galactic, sommes-nous en train d’assister à une privatisation de l’espace ?

Donatella Ponziani (E.18)
2000 : Doctorat en ingénierie mécanique à l’université La Sapienza (Rome)
2003 : Ingénieure en aérodynamique au Centre national d’études spatiales (CNES), à Paris
2007 : Rejoint l’ESA comme ingénieur projet sur Ariane 5
2015 : Responsable de la qualification du moteur à propulsion solide pour les lanceurs VEGA-C et Ariane 6
2018 : Executive MBA à HEC
2019 : Devient responsable des applications à l’ESA, où elle reporte au directeur général

Donatella Ponziani : L’expression me paraît exagérée, car le secteur public continue tout de même de jouer un rôle majeur dans l’industrie spatiale. Les entreprises du New Space que vous citez n’existent que grâce au soutien de la NASA et du DoD (ministère de la Défense américain). Ce qui n’a rien de surprenant : même les innovations technologiques de groupes comme Google ont été financées par des fonds publics. C’est le cas, par exemple, de Siri, l’assistant virtuel d’Apple, qui a été créé à Stanford pour des besoins militaires, dans le cadre d’un projet financé par la Darpa (Agence publique de recherche militaire américaine).

Luca Boccaletto : Il est normal que le public joue encore un grand rôle : le secteur spatial est une industrie très jeune, qui n’a qu’une soixantaine d’années d’existence ! À l’origine, durant la guerre froide, il s’agissait d’un champ de recherche utilisé à des fins géopolitiques et de propagande. Il a fallu créer en très peu de temps les technologies, les infrastructures et les compétences, et tout cela a été financé par l’argent public, à Washington comme à Tokyo, Moscou ou Pékin. Mais à présent que l’infrastructure s’est consolidée, l’industrie spatiale a opéré une transition de projets « institutionnels » vers des missions commerciales.

De quand date l’irruption des entreprises privées dans le domaine spatial ?

Luca Boccaletto : Le Congrès américain a donné la première impulsion en 1998, sous la présidence de Bill Clinton, en adoptant une loi sur le « développement d’une industrie spatiale commerciale aux États-Unis ». Puis en 2004, le Commercial Space Launch Amendments Act a mandaté la NASA pour qu’elle conduise un programme de développement des compétences commerciales sur le transport spatial (cargo et équipages). L’idée était de sous-traiter des activités à des entrepreneurs talentueux. La NASA a ainsi changé de statut, passant de développeur à acheteur, et a confié une partie de la conception technique aux entreprises privées. Il y a eu des échecs, mais avec le temps, les cycles de développement se sont réduits et les performances se sont améliorées.Cela étant dit, l’activité dans le secteur spatial présente de gros risques. Une entreprise comme SpaceX peut perdre des centaines de millions de dollars à chaque lancement. C’est pourquoi la présence publique demeure nécessaire. La NASA s’engage auprès des sociétés privées sur des contrats d’achat qui courent sur de nombreuses années. L’Agence spatiale européenne fait de même, à son échelle. Mais il nous manque l’équivalent du « Space Act » américain.

“ Si l’humanité veut créer des bases sur la Lune ou sur Mars, il faudra le savoir-faire et le financement des États-Unis, de l’Europe, de la Russie, etc. ”

Donatella Ponzani

Les entreprises du New Space restent donc largement dépendantes des budgets publics. Quelles sont les puissances capables de propulser leur industrie en tête de cette nouvelle course à l’espace ?

Donatella Ponziani : Ce qui est sûr, c’est que la Chine est considérée comme le principal concurrent des États-Unis pour les quarante prochaines années, comme l’atteste un rapport sur le futur spatial à horizon 2060 publié au mois de septembre par la force spatiale américaine. Mais le terme de course à l’espace doit être nuancé : les projets d’envergure, comme la colonisation de l’espace, ne pourront être menés sans une collaboration entre les États. Les agences spatiales mènent d’ailleurs des actions communes. Ainsi, l’ESA compte développer avec la NASA les éléments clés (y compris le module d’habitation) du futur portail en orbite lunaire. L’Agence coopère aussi avec la Russie sur ExoMars, le programme d’exploration martienne. Je ne crois pas que nous soyons dans une même dynamique de compétition que dans les années 1960.

Luca Boccaletto (E.16)
1999 : Diplômé ingénieur en aérospatial à l’université de Pise
2000 : Ingénieur propulsion au CNES puis à l’ESA2010Doctorat à l’université Aix-Marseille
2013 : Ingénieur sur le programme Ariane 5 et parties communes Ariane 6 à l’ESA
2015 : Chef de projet Launcher Evolution Element à l’ESA
2016 : Executive MBA à HEC
2017 : Devient responsable du bureau d’évaluation et du système de management à l’ESA

Luca Boccaletto : Je partage cette analyse. À l’époque du programme Apollo, les États-Unis ont joué solo, mais le budget de la NASA représentait 4,5 % du budget fédéral américain : dix fois plus qu’aujourd’hui ! Cela paraît impensable d’engager de telles sommes à présent. Pour autant, je ne conteste pas qu’une nouvelle course à l’espace est enclenchée. Chaque pays revendique sa souveraineté dans ce domaine (NDLR : le président français Emmanuel Macron a annoncé cet été la création d’un commandement militaire de l’espace). Les États-Unis, la Russie et la Chine investissent des montants colossaux dans les applications militaires spatiales, certaines permettant par exemple de neutraliser le satellite d’un autre pays. L’espace joue un rôle crucial dans l’affirmation de la puissance militaire des États.

L’Europe a-t-elle les moyens de jouer un rôle important ?

Donatella Ponziani : Les États-Unis restent l’acteur prédominant, quant à la Chine, elle a un énorme potentiel et une très forte volonté politique de leadership. Elle fait peur à certains pays, car sa volonté de coopérer semble moins forte que celle de la Russie, de l’Inde, du Japon, de l’Australie ou de la Nouvelle-Zélande. L’Europe, de son côté, dispose de compétences pointues, mais de moyens plus limités que les États-Unis. Le budget de la NASA est quatre fois supérieur à celui de l’ESA…

Luca Boccaletto : L’Europe est, avec les États-Unis, un acteur dominant dans les programmes scientifiques. Nous avons développé des satellites performants pour étudier l’univers et observer la Terre. Mais nous avons des progrès à faire dans d’autres domaines, comme les vols habités.

SpaceX s’envole13 500 $, c’est le prix moyen à débourser pour mettre un kilo en orbite avec Ariane 5. SpaceX est presque deux fois moins cher. En 2018, le groupe d’Elon Musk a effectué 21 lancements, soit le double d’Arianespace, et sa valorisation avoisinerait les 30,4 Mds de dollars.

Dans un rapport d’une centaine de pages qui a fait des vagues (1), l’Institut Montaigne craint que l’Europe et ses entreprises ne puissent rivaliser avec le dynamisme du secteur aux États-Unis, en Chine ou en Inde…

Donatella Ponziani : Ce rapport est très intéressant, mais il est très focalisé sur le transport spatial, où la concurrence mondiale est rude. L’intégration verticale de Safran et d’Airbus va permettre de réduire les coûts de développement d’Ariane 6 (NDLR : au sein de la joint-venture ArianeGroup, Airbus fabriquera les fusées et Safran les moteurs). Et l’Europe expérimente aujourd’hui des fusées réutilisables afin de rivaliser avec SpaceX.

Luca Boccaletto : Comment est-ce que SpaceX et Blue Origin sont nés ? C’est très simple, leurs fondateurs, Elon Musk et Jeff Bezos, ont réalisé une étude de marché. D’après leurs estimations, les organismes fédéraux américains (la NASA, mais aussi la Darpa et le DoD) vont acheter des services de lancement pour 70 milliards de dollars d’ici à 2034. Musk et Bezos ont donc trouvé rentable d’investir 2 ou 3 milliards de dollars pour se positionner sur ce marché. Ils bénéficient, grâce aux achats publics, d’une manne économique qui leur permet de baisser les prix pour les clients commerciaux étrangers. Ils coupent ainsi l’herbe sous le pied de concurrents comme Arianespace. L’inverse est moins vrai : si, de son côté, l’Europe s’efforce d’utiliser des fusées européennes pour ses besoins en lancement, la valeur totale du marché institutionnel européen est beaucoup plus faible qu’elle ne l’est outre-Atlantique.

Quels sont les business spatiaux de demain ? À quoi ressemblera le « marché spatial » dans cinquante ans ?

Donatella Ponziani : Dans la décennie à venir, je vois un gros potentiel dans les constellations de mini-satellites. À plus long terme, le tourisme spatial et l’exploitation de ressources lunaires devraient connaître une forte croissance.

“ Selon les estimations d’Elon Musk et Jeff Bezos, les organismes fédéraux américains vont acheter des services de lancement pour 70 milliards de dollars d’ici à 2034. ”

Luca Boccaletto

Luca Boccaletto : Difficile de faire des pronostics, vu l’accélération technologique de ces dernières années. Tous les segments du spatial sont en train de connaître une « marchandisation » de leurs produits et de leurs services. De mon point de vue, la vraie révolution proviendra d’une présence plus significative de l’être humain (ou de robots) dans l’espace. Cela engendrera des besoins à satisfaire par de nouveaux services et compétences spécialisées.Dans un demi-siècle, j’anticipe une plus forte intégration du « marché spatial » et du « marché terrestre », à tel point qu’il ne sera même plus nécessaire de les distinguer. Le marché économique intégrera la composante spatiale sans avoir à se poser la question, de la même manière que le numérique a pénétré tous les secteurs.

1. « Espace, l’Europe contre-attaque ? », étude de 2017 disponible gratuitement sur institutmontaigne.org

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