Dans toute carrière comme dans l’existence de chacun de nous, on trouve généralement un point de bascule, une crise salutaire ou une remise en question. Dans la vie de Thomas Jonas, ce moment charnière fut particulièrement spectaculaire : il s’est produit sur une plage d’Hawaï, en 2012, et l’on imaginerait bien les scénaristes d’Hollywood s’emparer de ce destin pour l’adapter.

Cette histoire, c’est celle d’un français qui après son parcours à HEC intègre un temps l’armée de l’air en tant qu’officier, avant de s’envoler à Hong-Kong où il devient distributeur de nourriture européenne. Au début des années 2000, Thomas rejoint l’un des plus grands groupes français du packaging, se spécialisant dans les produits de luxe et la cosmétique. En 2008, il devient président du leader américain du même secteur, basé à New York, réalisant des sprays pour L’Oréal et consorts.

C’est alors qu’il part avec sa femme et sa fille de deux ans sur une île d’Hawaï pour les vacances… où il restera finalement un an. En contemplant les monceaux de bouteilles plastiques s’accumuler sur certaines plages de l’archipel, Thomas Jonas prend conscience de notre responsabilité à tous dans la préservation de l’environnement. Pour son retour au monde, au bout de cette parenthèse, il décide naturellement de se consacrer au développement durable et à l’avenir de notre planète.

Le trésor de Yellowstone

Reste à trouver la bonne technologie pour faire avancer les choses. Et c’est son futur associé qui va lui apporter cette technologie. Mark Kozubal travaille à l’époque pour la Nasa sur un projet de recherche dans les sources volcaniques de Yellowstone. L’objectif était d’analyser sous quelles conditions la vie pouvait se développer afin d’identifier l’éventuelle présence de vie sur d’autres planètes. Et dans ces volcans américains, au cœur d’une source si acide qu’elle pourrait dissoudre un corps humain en une fraction de seconde, on a détecté une forme de vie microbienne aux propriétés extraordinaires. Ce micro-organisme est resté là, intacte, durant des millions d’années, et dans des conditions les plus extrêmes qui soient.

L’aventure de Nature’s Fynd débute là, en 2014, un peu à la manière de ces success stories à l’américaine avec deux ou trois visionnaires travaillant d’arrache-pied dans un laboratoire au look de garage. Aujourd’hui, huit ans plus tard, Nature’s Fynd est devenu l’un des grands noms de la food tech, une start-up qui va bouleverser le contenu de nos assiettes.

Lors de sa fermentation, le Fusarium strain flavolapis  surnommé « Fy » (qui veut dire en latin Yellowstone) se développe en filament, un peu comme des muscles, et n’a besoin que de 500 kilos d’amidon pour produire une tonne de viande alternative. C’est sans commune mesure avec la protéine animale dans l’agriculture traditionnelle, qui nécessite énormément d’eau, de terre, et qui émet cent fois plus de gaz à effet de serre: « il s’agit d’une protéine complète dans laquelle tous les acides aminés essentiels sont présents, ce qui est rarissime, et nous sommes même capables d’y générer de la vitamine D en changeant les conditions de croissance. La vitamine B12 est elle fabriquée naturellement« , explique Thomas Jonas dans les bureaux de l’Association HEC alumni. Avec Fy, que l’entreprise cultive à travers un système de plateaux, l’aliment protéiné de demain, capable de répondre aux besoins de huit milliards d’humains confrontés à une raréfaction des ressources est tout trouvé. La nouvelle usine de Nature’s Fynd est d’ailleurs installée à Chicago, près des abattoirs de l’Union Stock Yard, autrefois l’un des plus grands marchés à viande d’Amérique… Mais ça c’était avant : « Un vrai changement est en marche aux États-Unis où la baisse de consommation de viande chez les moins de 25 ans est assez impressionnante. On assiste à une prise de conscience des jeunes générations : les jeunes comprennent que les choix alimentaires ont un impact considérable sur la planète et sur notre santé », analyse-t-il.

500 millions de dollars pour l’alimentation de demain

Très vite, le projet de viande alternative et de produits laitiers de synthèse réalisés à partir de ces microbes va séduire les plus grands, à commencer par Bill Gates, Al Gore, Jeff Bezos, qui vont, à travers leurs fonds d’investissement, participer aux différentes levées, auxquelles se joignent aussi ADM et Danone.  À l’été 2021, Nature’s Fynd va finalement obtenir 350 millions de dollars de financement, portant le total à 500 millions de dollars pour développer cet extraordinaire champignon. Jusqu’ici, Thomas Jonas a prouvé qu’il était possible de cultiver Fy à l’échelle commerciale en tirant parti de la robotique et de l’automatisation.

Aujourd’hui il part à la conquête du marché américain et bientôt du marché mondial, avec une gamme de produits qui font vraiment envie. Il suffit de se rendre sur le site de la start-up pour admirer les steaks végétariens ou le fromage à la crème onctueux… Et en plus, c’est bon : « il n’y a pas de raisons pour que ce ne soit pas bon. Prenons l’exemple de la cuisine française, le génie est dans les microbes : le vin, le pain, le fromage… Les microbes donnent des goûts intéressants et tout dépend de ce qu’on en fait. Ce n’est pas pour rien que nous sommes aujourd’hui au menu du Bernardin, le meilleur restaurant des Etats-Unis« . On est bien loin de la nourriture pour cosmonaute, même si les équipes de Nature’s Fynd travaillent actuellement avec la NASA pour développer un bioréacteur de la taille d’une valise qui produirait suffisamment de protéines pour nourrir deux astronautes dans l’espace. Et qui part justement dans l’espace sur le vol Space X numéro 25, le 28 juin prochain !

« Ceux qui sont intéressés par nos produits, sont ceux qui reconnaissent que nous sommes face à d’importants challenges en ce qui concerne l’environnement et qui veulent garder une attitude optimiste sur notre capacité à arriver à changer les choses. Le pessimisme sur les sujets graves ne sert à rien. Nous avons distribué plus de 50 millions d’échantillons aux Etats-Unis, à des consommateurs normaux, et nos produits sont normaux. Nous ne sommes jamais dans le bizarre ou l’étonnant », rassure le fondateur.

On se souvient tous avoir regardé ces films de science-fiction catastrophistes tournés dans les années 1970 qui présentaient l’alimentation du futur comme aseptisée, douteuse, voire pire… Avec Nature’s Fynd, et les possibilités quasi-infinies offertes par ces micro-organismes hyperprotéinés, un système complémentaire avec les circuits agricoles traditionnels, mais moins gourmand en ressources et surtout fondé sur la biodiversité a été inventé. De quoi prouver que la science et les initiatives peuvent apporter des solutions face au double défi de la croissance démographique et du réchauffement climatique.

L’HEC de l’année 2022 a ainsi imaginé et conçu une nourriture de demain, ou en tout cas une alternative crédible à la viande et aux produits laitiers, qui ne ferait pas l’impasse sur le goût et sur le plaisir, et pour seulement une fraction des déchets que produirait l’agriculture traditionnelle : « Ce n’est pas en donnant des leçons et en culpabilisant les gens que nous aurons un impact sur le monde, notre objectif a toujours été d’offrir des choix, des alternatives, sans pour autant contraindre les utilisateurs à devenir des vegans ou des végétariens. Nous vivons un moment inédit depuis la seconde guerre mondiale où il faut tout réinventer. Si je devais d’ailleurs donner un conseil aux entrepreneurs en herbe ce serait celui-ci : c’est le moment d’oser, et ne perdez pas votre temps à convaincre des investisseurs qui ne sont pas déjà convaincus par votre projet ».

 

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