POURQUOI LES ENTREPRISES NÉGLIGENT-ELLES LES SIGNES AVANT-COUREURS DE CRISE ?
Abstract
Bulle internet, krach financier, pandémie de Covid-19… Les crises se succèdent, et pourtant, l’expérience ne nous apprend pas à mieux les anticiper. Notre étude montre qu’avec une régularité alarmante, managers et organisations manquent les signaux d’alerte précoces. Pourquoi sommes-nous si peu aptes à détecter les signes avant-coureurs d’une crise ? Pourquoi ne sommes-nous pas capables d’agir rapidement et efficacement lorsque nous sommes confrontés à des situations d’urgence ? Notre travail sur l’oubli, la concurrence industrielle et leurs conséquences nous a permis de mieux comprendre comment les individus réagissent ou n’agissent pas face aux crises qui se déclenchent lentement. L’étude que nous publions est issue d’entretiens approfondis avec des cadres dirigeants des banques internationales, ainsi que de l’analyse d’archives, d’articles et d’enquêtes.
Pablo Martin de Holan, Federica Pazzaglia, Karan Sonpar and Maeve Farrell Keeping up with the Joneses: Industry rivalry, commitment to frames and sensemaking failures, Human Relations, 71-3, 2017.
3 questions à Pablo Martin de Holan, professeur à HEC Paris
Comment est née l’idée de cette recherche et pourquoi le choix du secteur bancaire en Irlande ?
Je m’intéresse à l’avantage concurrentiel, c’est-à-dire aux raisons qui font que certaines organisations obtiennent de meilleurs résultats que d ́autres. S’adapter à son environnement ou à une situation est un facteur de performance. Or les crises révèlent que les entreprises ont du mal à anticiper les périodes critiques. J’ai travaillé avec des amis et collègues de longue date, Federica Pazzaglia et Karan Sonpar, et Maeve Farrel, du cabinet Accenture à Dublin, nous a ouvert les portes du secteur bancaire où la crise de 2008 a fait des ravages, entraînant la quasi-faillite de plusieurs banques majeures du pays. Nous avons travaillé à partir d’entretiens et de milliers de documents (mémos, e-mails, etc.) constituant autant de preuves que nombre de décideurs « savaient » mais n’ont rien fait.
Les biais psychologiques individuels et l’organisation des entreprises sont selon vous à l’origine de cet aveuglement des crises ?
Oui, nous n’aimons pas tellement les mauvaises nouvelles, donc nous faisons comme si elles n ́existaient pas. En outre, nous privilégions les informations qui confirment ce que nous croyons ou connaissons déjà et avons du mal à estimer la probabilité d’événements inhabituels. Lorsque Steve Jobs a présenté le concept de l’iPhone, les dirigeants de Nokia n’ont pas « cru » que ce téléphone pouvait faire tout ce qu’il annonçait, alors qu’il le démontrait sous leurs yeux… Mais au sein des organisations, il n’est pas simple d’être celui qui crie au loup ! Il n’existe d’ailleurs ni mécanismes ni canaux pour faire remonter les signaux d’alerte. Et les incitations, notamment salariales, sont à court terme : si je veux toucher mon bonus de fin d’année, peu m’importent les signes qui montrent que l’année suivante sera mauvaise voire catastrophique… Enfin, les dirigeants d’entreprise d’un même secteur ont tendance à s’observer les uns les autres, à tous agir de la même manière, même lorsqu’ils prennent les mauvaises décisions. C’est ce qui s’est passé dans le secteur bancaire en Irlande. Face à l’incertitude, ce mimétisme crée un ordre apparent, ça rassure.
Comment améliorer la vigilance des organisations ?
Nous suggérons plusieurs pistes : créer une culture d’entreprise plus favorable à la remise en question individuelle et collective, se préoccuper davantage du long terme et favoriser la flexibilité et la résilience de l’organisation. Plus une entreprise vise une efficacité opérationnelle immédiate, moins elle aura de marges de manœuvre.
Pablo Martin de Holan
Dean d’HEC Paris in Qatar et professeur de stratégie et politique d’entreprise, il a enseigné dans plus de vingt pays. Ses recherches s’intéressent à la création de connaissances dans les organisations, à la mise en œuvre de décisions stratégiques, aux processus de changement, et à tout ce qui concourt à l’avantage concurrentiel.
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Published by La rédaction