L’histoire commence comme un roman policier. Alors qu’il est mis en examen dans une affaire de piratage informatique, Nicolas Sadirac fait la rencontre de Xavier Niel, le fondateur d’Iliad, à qui l’on reproche des faits similaires. Les deux hommes sympathisent et créeront ensemble l’école 42. Voilà qui annonce une école originale : son nom lui-même est emprunté au livre de science-fiction anglais (et absurde) Le Guide du routard galactique, devenu un classique de la culture geek. Chargée de former des développeurs informatiques, l’école 42 développe une approche basée sur l’autonomie et le travail collectif et fait primer le résultat sur la méthode. En bousculant la pédagogie institutionnelle, Nicolas Sadirac remet en cause la valeur même de nos formations, et interroge les paradigmes qui guident les choix stratégiques en entreprises.

Au niveau pédagogique, l’approche que tu as adoptée, pour l’école 42 et plus encore avec Zone 01, fait voler en éclats nos référents académiques. Qu’apprend-on de différent, dans ces écoles ?

Dans un système classique, à commencer par les classes préparatoires aux grandes écoles, il y a beaucoup de travail et on en conclut que c’est dur. Mais c’est faux, voire carré-ment mensonger. Ce n’est pas vraiment difficile, car tu n’as pas le choix : tu travailles. Point. Pas besoin de vraiment réfléchir à ce qui se passe. On a déjà tracé la voie pour toi. Si tu es normalement constitué, que tu peux t’adapter à ce mode de fonctionnement et que tu fais ce qu’on te dit, tu vas y arriver. Dans une école telle que 42, ce que les gens ne comprennent pas, car cela se vit plus que cela ne s’explique, c’est que l’absence de cadre (de contraintes, de parcours, de professeur…) est extrêmement dure à vivre au début, parce qu’il faut fabriquer soi-même ses règles du jeu. Quand on ne te dit rien de ce qu’il faut faire et que tu dois trouver tout seul tes prochains pas, que tu contribues à créer le type de jeu auquel tu joues et les règles associées, en te confrontant à toi-même autant qu’aux autres. Mine de rien, c’est beaucoup plus difficile. Plus difficile que de suivre une structure parfaitement organisée, certes élitiste, mais totalement abstraite qui ne correspond pas à la réalité.

Le formatage induit par le système pédagogique classique constituerait un handicap ?

On veut en effet dès le plus jeune âge enlever la capacité de l’enfant à décider pour le transformer en simple exécutant. Le message adressé aux élèves est le suivant : « Si vous faites ce qu’on vous dit, tout va bien se passer, sinon… ». Pourtant, si ce système fonctionne bien dans un modèle militaire, il n’est pas efficace dans une économie basée sur l’innovation où la production répétitive est assurée par les machines. Il leur faut « apprendre des choses utiles comme croire, penser indépendamment, travailler à plusieurs, s’intéresser aux autres, faire du sport, de la musique, de la peinture, de l’art, pour être sûr d’être différents des machines » dixit Jack Ma, fondateur du géant tech chinois Alibaba. Notre système académique cherche avant tout à normaliser les jeunes alors que le présent qui émerge, et plus encore l’avenir, ont exactement besoin du contraire. On réduit au maximum les prises de décisions, les confrontations et sur-tout les divergences. Tout est organisé pour qu’il y ait le moins possible d’imprévus et d’interrogation réelle. Or, au XXIe siècle, nous sommes confrontés à un changement d’une nature nouvelle qui nécessite des réponses innovantes, libératrices, décisives.

Changer le système éducatif, c’est un défi impossible ?

Il existe d’autres modèles, depuis longtemps. Le modèle des écoles démocratiques organise l’enseignement pour que chacun se sente libre et y trouve du sens. Dans ces établissements, issus d’un mouvement lancé aux États-Unis par la Sudbury Valley School créée en 1968, chaque élève est libre de choisir ses activités en fonction de ses motivations et de ses aspirations, et ce dès son arrivée à l’école, c’est-à-dire à partir de 3 ans. L’élève les mène à son rythme, entouré des autres « membres » de l’établissement – élèves et adultes sont tous égaux et ont le même pouvoir de décision sur le fonctionnement de l’école.

« L’inertie du système éducatif se retrouve ensuite dans les entreprises »

Lorsqu’on a été formé d’une certaine façon, est-il encore possible de se libérer de ce formatage ?

C’est difficile. À l’école 42, les étudiants ne veulent pas être libres quand ils arrivent. Quand tu leur dis : « Vous faites ce que vous voulez », ils n’en ont vraiment pas envie. Ils sont même très en colère. C’est beaucoup plus rassurant quand on te dit quoi faire. À 42, avec la mise en place d’une communauté apprenante peer to peer, sans cours ni professeur, je ne cherchais pas à transmettre un savoir, mais à rendre les étudiants autonomes tout en développant leurs compétences collaboratives et métacognitives. Décider par soi-même est le plus beau cadeau qu’un enseignant puisse offrir à ses élèves, non ?

Ce mode de fonctionnement pourrait s’appliquer aux décideurs ?

Oui, car l’inertie du système éducatif se retrouve ensuite dans les entreprises. J’ai longuement échangé avec le PDG d’une grande entreprise partenaire de 42 dont les cadres dirigeants étaient formés au sein de grandes écoles. Il y a eu de grands progrès, mais ils se renvoient toujours la balle : quand tu discutes avec les cadres sup, ils t’expliquent que c’est leur direction qui les infantilise ; et quand tu prends un café avec le CEO, il te dit que ses collaborateurs ne veulent pas prendre de décisions et qu’ils pantouflent. Tous sont honnêtes dans ce qu’ils me racontent, car c’est un système qui s’autogénère.

Comment retrouver une réelle capacité d’initiative, dans ces conditions ?

D’une certaine façon, il faut désapprendre. Les connaissances que l’on a, souvent obsolètes, structurent nos choix, et ce n’est pas de nouvelles connaissances qui vont changer notre architecture de décision. C’est au moment où l’on touche ses limites personnelles que l’on apprend à les accepter et à faire avec, en prenant conscience de ses potentiels, de ses différences et de ses limites. Ce travail personnel conduit à accepter de devoir interdépendre avec les autres autant que de soi, ce qui paradoxalement conduit à développer une forte autonomie collective. On finit par intégrer individuellement la force du collectif car on se sent capable d’un possible commun. N’est-ce pas cela, devenir décideurs ?

« Le centrage sur l’individu est obsolète : les solutions les plus créatives viennent toujours d’un collectif »

Dans les instances dirigeantes, ne trouve-t-on pas cette liberté de décision collective ?

Dans les entreprises, il me semble que les comités de direction sont trop dépendants et alignés avec les intérêts de la « tête », symbolisée par le PDG. En revanche, ce devrait être le cas au sein des conseils d’administration, de par leur indépendance organisationnelle. Mais en réalité, le système est très consanguin et cet organe ne joue malheureusement pas ce rôle, ou pas suffisamment. Pour en avoir fait quelques-uns, la cooptation entre membres empêche une réelle indépendance et diversité d’approches ou de points de vue. Ma suggestion serait de prendre des gens tirés au hasard et de les intégrer de manière anonyme aux décisions, pour éviter toute pression, voire peur de se faire licencier. Une fois encore, il faut qu’ils soient libres… Ce sont des propositions à tester, mais on pourrait par exemple : changer l’organisation du système en permutant par exemple les équipes pour les faire « sortir » de leurs zones non pas de confiance mais de connaissances ; une autre idée est d’intégrer une personne clairement orthogonale à leur domaine, comme une décision sur de la chimie prise avec un grand musicien.

Dans cette vision, on dirait qu’il n’existe pas de « bon leader » ?

Le centrage sur l’individu, et ce, dès l’école avec une notation individuelle, me paraît totalement obsolète – voire irréaliste et dangereux dès que l’on sort du milieu scolaire. Mon expérience, sur laquelle est basée ma conviction, est que les solutions les plus créatives viennent toujours d’un collectif. Reposons-nous sur des bases plus réalistes. L’entraide est un fait omniprésent dans le monde vivant et les groupes les plus coopératifs sont ceux qui réussissent le mieux. Les gens sont naturellement bienveillants et le restent dans un environnement où sécurité, égalité et confiance sont les fondements du cadre de collaboration. Même les individus les plus brillants sont limités ; l’idée qu’une personne sache tout est obsolète au vu de la profondeur des connaissances actuelles. Se savoir au centre d’un collectif est très libérateur de l’angoisse et confère une profonde confiance en soi, source de créativité. Porté, comme dans un marathon, par l’énergie du groupe, on va plus loin. Décider est un processus créatif et collectif qui n’est pas additif mais qui vise à une émergence, par notamment des inférences entre deux à plusieurs personnes qui ont leurs propres relations à des savoirs. La bonne décision naît souvent de la divergence.

Ancien hacker, Nicolas Sadirac (E.10) est l’inventeur de la pédagogie des écoles d’informatique Epita, Epitech, Web@cadémie, l’école 42 (cofondée et financée par Xavier Niel) et aujourd’hui Zone 01. L’école 42 s’est donné pour mission d’aller chercher des talents parmi les personnes qui sont en échec dans le système scolaire classique pour former 10 000 jeunes informaticiens en dix ans. Elle a été classée meilleure école de codage au monde. Son partenariat avec Pole Emploi pour des chômeurs de longue durée de plus de 50 ans a également été un succès : lorsque la probabilité de retour à l’emploi est le plus souvent de l’ordre de 3 %, 75 % de ces seniors ont retrouvé un emploi après un an. Aujourd’hui avec Zone 01, c’est plus d’un million de codeurs qu’il va identifier, développer et accompagner. Sa nouvelle devise : « Recode your world with talent ».

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