Des soignants qui désertent l’hôpital, une population vieillissante, des innovations coûteuses mais prometteuses, une révolution e-santé qui bouscule les usages, une crise sanitaire inédite… Dans l’ensemble des pays développés, les défis à relever dans le secteur de la santé sont multiples. Marguerite Cazeneuve (H.13), directrice déléguée de l’Assurance maladie et ex-conseillère d’Emmanuel Macron sur les questions de financement de la santé et de la protection sociale, explique la nécessité d’évoluer.

Économie et santé sont-ils deux mots contradictoires ?

Marguerite Cazeneuve (H.13) : Absolument pas ! Pour commencer, la Santé est un secteur économique important (plus de 2 millions d’emplois directs), dynamique et innovant, où se mêlent acteurs publics, associatifs et privés. Parmi ces derniers, on compte un panel très varié d’entreprises : les start-up du numérique en santé, les biotechs, les cliniques, l’industrie pharmaceutique, les laboratoires de biologie médicale, les organismes complémentaires… Ensuite, la dépense publique de Santé représente 20 % de la dépense publique totale et plus de 11 % du PIB : elle a donc un impact majeur sur notre économie. Enfin, notre système de santé et de sécurité sociale est un outil majeur de redistribution non monétaire ; et la réduction des inégalités est un élément clé de la croissance. Augmenter l’espérance de vie en bonne santé favorise le développement économique global d’un pays, contribue à la cohésion sociale et rend la population plus active et plus heureuse. La protection sociale est l’un des piliers de nos démocraties modernes.

Le secteur de la santé ne répond toutefois pas aux mêmes règles qu’un secteur économique classique. Quelles sont ses spécificités ?

M.C. : La Santé échappe en effet partiellement aux lois du marché. D’une part, il s’agit d’un secteur régulé, soumis à des règles de sécurité sanitaire et de financement public strictes. D’autre part, la Santé est un bien commun : elle ne peut donc être soumise aux règles du marché « libre », celles du jeu de l’offre et de la demande dont le prix est la variable d’ajustement. L’offre doit s’adapter aux besoins, y compris lorsque ce n’est pas « rentable ». C’est là que l’État intervient.

Les acteurs privés visent tout de même à faire du bénéfice. Leur action dans l’écosystème pose-t-elle problème ?

Marguerite Cazeneuve (H.13) : L’écosystème a besoin des acteurs privés. Il y a une vraie complémentarité d’intervention avec le secteur public, qui n’a pas vocation à tout faire. Et qui d’ailleurs, ne sait pas tout faire. Le secteur privé est notamment très dynamique en matière d’innovation technologique, thérapeutique et organisationnelle. Or nous avons plus que jamais besoin de ces innovations : le secteur de la santé doit donc être attractif pour attirer des financements, des talents, susciter des initiatives, etc. Mais dans la mesure où l’essentiel du financement est public, la rentabilité doit être justifiée par la qualité du service rendu et rester à des niveaux « acceptables ». Les bénéfices ne peuvent pas résulter d’une dégradation du service rendu aux patients comme cela a manifestement été le cas avec Orpéa. Enfin, faire des « super profits » sur un produit ou un service subventionné pose une question éthique.

Le système de la Sécurité sociale française est souvent cité en exemple. A-t-il des limites ?

M.C.: Il est cité en exemple à juste titre. Depuis sa création après-guerre, le système de protection sociale français n’a fait que progresser. Chaque année, les Français bénéficient de plus de droits, sont davantage couverts contre les risques de la vie (maladie, vieillesse, etc.). C’est une vraie fierté. Toutefois, des inégalités d’accès aux soins, financières ou territoriales, demeurent. C’est notre travail d’y remédier. Notre système de sécurité sociale fait aussi face à un défi de soutenabilité. Le rôle de l’Assurance maladie est donc également de maîtriser la dépense, en améliorant la performance médico-économique du système : le meilleur soin au juste coût. Pour atteindre cet objectif, nous mettons en place des plans de régulation et des plans de pertinence, favorisant le développement des médicaments génériques, limitant les soins inutiles ou évitables, luttant contre la fraude, etc.

Quels sont les principaux facteurs qui expliquent la fluctuation du déficit de la Sécurité sociale ?

Marguerite Cazeneuve (H.13) : Entre 2017 et 2019, la Sécurité sociale était pratiquement revenue à l’équilibre, dix ans après la crise financière de 2008. C’est donc possible ! Nous avons rebasculé dans le rouge en 2020 en raison de la crise du Covid, avec un déficit historique de presque 40 milliards d’euros. Celui-ci s’est partiellement résorbé depuis deux ans, mais selon nos projections, il demeurera structurellement élevé, compte tenu des conséquences pérennes de la crise.

La crise du Covid a révélé des fragilités du système avec le manque de masques, de respirateurs, de lits…

M.C.: La crise du Covid a surtout montré que l’on avait des soignants formidables et un État protecteur et ultra-réactif ! Bien sûr, nous avons tiré des leçons de cette crise : nous sommes désormais plus organisés et mieux équipés pour faire face à de potentielles catastrophes sanitaires planétaires, au premier rang desquelles les maladies infectieuses émergentes. On voit ainsi avec la variole du singe que nous avons gagné en réactivité et en efficacité. Avec la relocalisation de certaines industries, la France entend aussi regagner en souveraineté sur les produits de santé. Mais ces évolutions doivent être pertinentes : faut-il ouvrir en permanence quatre fois plus de lits de réanimation que nécessaire dans l’éventualité d’une crise ? La réponse est non. Mais il faut bâtir un système capable de s’adapter. Ce qui s’est passé de manière spontanée pendant la crise du Covid est désormais protocolisé : l’augmentation, en cas de besoin, des capacités du système hospitalier en « armant » des lits de soins critiques.

Le manque de personnel et les services qui ferment dans les hôpitaux sont également source d’inquiétude.

Marguerite Cazeneuve (H.13) : Cette problématique n’est pas spécifiquement française, mais existe dans la plupart des pays développés. Les effectifs infirmiers formés ont doublé en vingt ans, mais les établissements de santé, publics comme privés, ne parviennent plus à les « fidéliser ». Comment redonner du sens à ce métier, qui est si dur ? Ce n’est pas seulement une question financière mais aussi de qualité de vie. Dans un contexte où le marché du travail est en tension, c’est un vrai défi RH.

Comment la France soutient-elle l’innovation en santé et quelles sont les avancées les plus importantes ?

M.C.: Dans le cadre du plan « France 2030 », le président de la République a engagé une refonte systémique du modèle de soutien à l’innovation en santé. Nous avons une véritable force de frappe en matière de recherche : les compétences ; les infrastructures publiques (CHU, laboratoires de recherche, etc.) ; et une vraie dynamique en matière d’innovation industrielle. Mais la France a sans doute sous-investi ces dernières années. Or nous devons retenir en France les chercheurs de très haut niveau et décloisonner le système (entre le public et le privé, entre les disciplines, etc.). La stratégie Innovation Santé 2030, soutenue par un investissement de 7 milliards d’euros, vise à favoriser le développement des biotechnologies. L’objectif est que la France parvienne à produire 20 biomolécules au cours de la prochaine décennie. Par ailleurs, on assiste à un énorme boom du numérique en santé. D’ici douze à dix-huit mois, nous aurons un système entièrement interconnecté. Demain, tous les acteurs de santé « parleront numérique ». Dans ce cadre, l’État a parfaitement joué son rôle d’ « État-plateforme » en imposant des normes strictes sur l’interopérabilité, la sécurité des données, la confidentialité, etc. Il a ainsi permis au secteur de monter en compétence et de se structurer. De même, la « télésurveillance », permettant à des soignants de suivre en temps réel leurs patients grâce à des dispositifs connectés va révolutionner la prise en charge des maladies chroniques, en permettant une intervention au premier signal d’alerte, ce qui devrait réduire les interventions lourdes, à la fois risquées pour les patients et coûteuses pour le système. Enfin, des innovations de nature nouvelle font leur apparition, comme des thérapies purement digitales. Certaines ont probablement un véritable effet clinique, notamment dans le champ de la santé mentale, mais elles ne disposent d’aucune évaluation institutionnelle, ni scientifique, ni en matière de sécurité des données. Chacun peut télécharger et utiliser les milliers d’applications de santé qui sont proposées sur mobile. Nous travaillons donc à créer une filière d’évaluation et de valorisation. Les applis respectant un cahier des charges strict seront référencées dans un « store » sur « Mon espace santé », le carnet de santé numérique que nous avons ouvert en avril dernier pour tous les Français. Structurer cette filière pourrait permettre à terme de rembourser les thérapies numériques les plus efficaces, comme c’est déjà le cas aux États-Unis sur les troubles du neuro-développement de l’enfant.

L’innovation est parfois coûteuse et vise à allonger la durée de vie, ce qui pose aussi la question du financement du grand âge. Comment le système de santé peut-il évoluer face à ces enjeux ?

Marguerite Cazeneuve (H.13) : Les dépenses de santé ont vocation à aller plus vite que la croissance ; ce qui nous oblige à mener des démarches de pertinence et à rechercher la dépense de santé la plus intelligente possible. Il est bien sûr indispensable de permettre l’accès aux innovations, mais si chacune est facturée des milliards d’euros aux assurances publiques du monde entier, la machine ne pourra pas suivre. Il faut construire un modèle où l’innovation reste soutenable pour les pays qui la financent. Concernant le grand âge, le véritable enjeu est la prévention. C’est d’ailleurs vrai à tous les âges de la vie. Nous avons la conviction qu’il ne faut plus seulement compter sur un système « curatif », coûteux et par nature faillible. Prendre le virage de la prévention permettrait de retarder, limiter, voire éviter la dépendance : une hygiène de vie adaptée, le repérage précoce des signes de fragilité (motrice, visuelle, auditive, psychologique, nutritive et cognitive), la prévention des risques de chute en adaptant les logements, etc. Tout cela permettra de vivre plus longtemps en autonomie et en bonne santé. La prévention privilégie un retour sur investissement à moyen et long terme, et elle est une arme contre les inégalités sociales de santé. C’est un vrai changement de paradigme.

Les alumni HEC sont rares dans le service public. Pourquoi ?

M.C.: Ils ont moins la culture du secteur public que les ingénieurs. Mais quand j’étais jeune consultante, j’ai eu la chance de croiser Thomas Fatôme (H.96), alors directeur de la Sécurité sociale. Je l’ai suivi au ministère de la Santé, puis à Matignon, et enfin à l’Assurance maladie, dont il est aujourd’hui directeur général : une organisation de 70 000 personnes, qui gère 240 milliards d’euros. Pour les diplômés qui se posent la question du sens et envisagent de travailler dans des associations ou des entreprises à mission, le service public est un débouché : il y a tant à faire dans les domaines de la santé, de l’environnement de l’éducation… Nous traversons une crise politique, écologique et sociale majeure : il est urgent que les élites s’engagent, et mettent leurs compétences et leur intelligence au service du bien commun.

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