Depuis quelques années, l’occasion connaît un regain d’intérêt. Le marché de la seconde main aurait généré 7,4 milliards d’euros en France en 2020. Des sites de ventes entre particuliers (Vinted, Leboncoin) aux spécialistes du reconditionnement (BackMarket) en passant par les grands acteurs de la mode, de l’électroménager et même de l’automobile, le phénomène touche bon nombre de secteurs. Lucía González Schuett (MBA.19), responsable de la stratégie de vente et du développement commercial chez Depop, marketplace de la mode entre particuliers basée à Londres, décrypte cet engouement, savoureux mélange entre réflexes de confinement, conscience écologique et crise du pouvoir d’achat.

Quel est le contexte du marché de la seconde main en Europe ?

Lucía González Schuett: Selon une étude de KPMG et la Fevad publiée en septembre, ce marché représenterait 86 milliards d’euros en Europe et aurait séduit 85 % des Européens. Le rapport précise que ce développement concerne de nombreux secteurs comme l’électronique, l’électroménager ou encore l’automobile, pionniers dans ce domaine, mais la mode reste la plus concernée par ce phénomène, puisque sept personnes sur dix achètent aujourd’hui des vêtements d’occasion. Un autre chiffre, évoqué par Thredup (l’une des plus importantes marketplaces de mode aux États-Unis) dans son rapport de 2022, me paraît éloquent : le marché de la mode de seconde main devrait croître de 127 % d’ici à 2026. C’est trois fois plus que les prévisions pour le marché mondial de la première main ! Chez Depop, nous avons plus de 26 millions d’utilisateurs inscrits dans 150 pays différents, 32 millions d’articles en vente et 140 000 de plus chaque jour. Et à ce jour, notre communauté a généré environ 1 milliard de dollars de transaction.

Comment expliquer ce phénomène ?

Lucía González Schuett: Rien de tout cela ne serait possible sans l’émergence des nouvelles technologies, qui permettent aux particuliers d’accéder facilement aux marketplaces d’échange et de revente. Ces dernières années, le Covid ou l’inflation ont également joué un rôle important et poussé les consommateurs à chercher des bonnes affaires ou à arrondir leurs fins de mois. Mais l’élément le plus important est le changement des comportements, mené par la jeune génération, avec une prise de conscience que notre mode de consommation n’était plus compatible avec la protection de l’environnement. Chez Depop, par exemple, 90 % des utilisateurs ont moins de 26 ans.

Quel rôle cette jeune génération a-t-elle joué?

Lucía González Schuett: En ce qui concerne la mode, c’est elle qui a fait de la seconde main un secteur cool et vintage, loin de l’image du vieil article poussiéreux et désuet jadis véhiculée par le marché de l’occasion. Et cette jeunesse a fait passer un message clair : désormais, seules les marques responsables bénéficieront de leur soutien. C’est ce qui les a incitées à s’engager dans la voie de la seconde main, poussées par les dirigeants politiques à adopter une démarche responsable tout au long de leur chaîne d’approvisionnement. De nombreux magasins mettent en place des rayons occasion, offrant la possibilité de louer leurs articles, récupérant des produits usagés pour les réparer ou les recycler, ou encore conclure des partenariats avec de nouveaux acteurs. Par exemple, chez Depop, Dr. Martens vend directement sur la marketplace ses articles réparés.

Payer moins cher n’est donc pas le facteur n° 1 de la réussite du modèle?

L.G.S.: C’est un facteur très important. Nous voyons souvent une recrudescence de la fréquentation des plateformes durant les périodes de crise, comme celle que nous traversons actuellement. Dans le secteur de la mode, certains articles d’occasion valent jusqu’à dix fois moins cher que neufs ! Pour l’électroménager, le rapport est du simple au double. Et puis, il ne s’agit pas seulement d’acheter moins cher, mais aussi de vendre. Revendre un article non utilisé qui aurait fini au fond d’un placard ou même dans la poubelle permet à son propriétaire de dégager des revenus, de créer de la richesse après l’achat. Mais j’insiste, la raison n° 1 reste l’impression de faire un geste écologique : selon notre plus récente étude, 80 % des utilisateurs achètent d’occasion pour des raisons environnementales.

Vous avez pu mesurer cet engouement lorsqu’en 2018, vous n’avez rien acheté d’autre que de la nourriture…

L.G.S.: Jusqu’en 2017, je travaillais dans la fast fashion, dont l’idée de base est de faire consommer le plus d’articles neufs dans un laps de temps le plus court possible. Difficile de trouver concept plus aberrant… J’ai eu besoin de tout arrêter et de faire une sorte de cure de désintoxication de la consommation ! Pendant un an, j’ai arrêté d’acheter, à l’exception des articles de première nécessité. Au début, ce n’était pas facile, il a fallu apprendre à réparer, à réutiliser ou encore à rester de marbre face à la publicité et aux tentations. Et puis, rapidement, j’ai trouvé une forme de soulagement et même une certaine fierté d’arriver à faire preuve de créativité pour m’en sortir. Le plus étonnant a été l’engouement que cela a suscité. Des milliers de personnes m’ont encouragée, et j’ai même été invitée à partager mon expérience pour la plateforme TedX. Cela m’a montré à quel point les gens étaient prêts à consommer autrement, d’une manière plus respectueuse de l’environnement. Depuis, je n’achète plus que de l’occasion et je continue à travailler dans la mode tout en promouvant la seconde main.

 

LUCÍA GONZÁLEZ SCHUETT (MBA.19)

2013 Responsable du merchandising visuel puis de la vente au détail chez Mango Allemagne, à Munich

2018 Passe un an sans rien acheter à part de la nourriture

2018 MBA à HEC Paris

2019 Responsable des partenariats de vente à l’international chez Vestiaire Collective, à Londres

2021 Responsable de la croissance des ventes chez Depop, à Londres

Pourtant, le secteur de la mode semble lié à la nouveauté et peut paraître incompatible avec la seconde main?

L.G.S.: La mode est avant tout cyclique. Le style vestimentaire de la fin des années 1960 est revenu dans les années 1990, qui lui-même a fait son retour il y a quelques années… D’ailleurs, je porte souvent un tee-shirt qui appartenait à ma grand-mère et il se trouve qu’il fait fureur auprès de mes amis ! Il y a aussi cette idée toujours très populaire de se procurer un habit ou même un objet qui a été porté par telle ou telle personnalité lors d’un grand événement. Surtout, on est vraiment très loin de se retrouver face à une pénurie de vêtements : il y en a assez sur Terre pour les dix prochaines générations !

En parlant de Terre et d’avenir, nous avons plusieurs fois évoqué les bienfaits de la seconde main sur l’environnement. Mais est-on bien sûr de ses vertus écologiques?

Lucía González Schuett: Nous avons suffisamment de documentation pour le prouver. Si un vêtement était porté deux fois plus, son empreinte en émission de gaz à effet de serre serait jusqu’à 44 % plus basse. Offrir une seconde vie à un vêtement revient à éliminer l’impact de la phase la plus polluante de son cycle de vie : la fabrication. Celle-ci implique l’extraction de matières premières, l’utilisation d’eau et la combustion d’énergies fossiles. Concernant l’expédition, il y a un coût écologique dans l’envoi d’articles du vendeur vers l’acheteur. Mais les applications comme la nôtre limitent les distances : le logiciel va favoriser la proximité géographique entre les utilisateurs, la plupart des échanges se faisant au sein d’un même pays ou d’une même région. On reste très loin d’une production en Asie du Sud-Est et une consommation en Europe.

Notre mode de consommation est-il en train de changer? Peut-on imaginer un monde avec seulement une minorité de nouveaux articles à la vente?

L.G.S.: Pour en être sûre, il faudrait que j’achète une boule de cristal… d’occasion, évidemment ! La technologie nous permet de réfléchir à des solutions pour limiter le schéma classique d’une consommation linéaire (fabrication, vente, consommation, fin de vie) et favoriser l’économie circulaire (fabrication, vente, seconde vie, retour au fabricant, réparation ou recyclage, vente…). Je pense à la traçabilité de la chaîne d’approvisionnement. Ce principe, développé par plusieurs grandes marques et soutenu par le Forum mondial de l’économie, consiste à mettre en place un système capable de suivre un produit pendant toute sa durée de vie. L’un des pionniers est Ralph Lauren, qui a déjà équipé certains de ses articles d’un identifiant unique. Parmi toutes les applications possibles, le fabricant pourrait obtenir une commission sur chacune des ventes de particulier à particulier de son article et le faire revenir à terme dans ses usines pour en faire quelque chose d’autre ! Ces réflexions montrent bien que les acteurs de la seconde main ont réussi à pousser les grands fabricants à penser à leurs options de recyclage : désormais ils « produisent pour produire à nouveau », en s’assurant que les composants qu’ils utilisent en fabrication pourront être réutilisés.

Moins de production ne veut-il pas dire moins d’emplois?

Lucía González Schuett: Je crois plutôt qu’il s’agit d’un déplacement des besoins en travailleurs. Pour être au cœur du secteur de la seconde main, je trouve fascinant le nombre de start-up et de nouvelles entreprises qui voient le jour. Nous travaillons avec des start-up de mise en relation des utilisateurs, de référencement de marketplaces, de reconnaissance visuelle, de messagerie automatique… À Depop, nous avons beaucoup embauché ces dernières années. De nouveaux emplois sont créés localement, notamment dans l’industrie de la réparation. Les marketplaces de revente permettent aux vendeurs de participer à « l’économie de la débrouille » et de s’octroyer une source de revenu supplémentaire. La « transition de la consommation » n’implique pas moins d’emplois mais d’autres emplois.

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