POUR

“ À situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle ”

Véronique Nguyen (H.92, D.09)
Elle enseigne à la Grande École, à l’Executive MBA et dans les programmes de formation continue d’HEC Paris. Ses recherches portent sur la transformation des entreprises. Elle intervient dans les médias pour analyser les politiques économiques et préconise de nouveaux choix de société.

Le Congrès américain a voté fin mars un plan de relance de 2 000 milliards de dollars assorti d’une mesure inédite : l’envoi par le gouvernement d’un chèque de 1 200 dollars par adulte et de 500 dollars par enfant. Ce geste historique de l’administration Trump a fait ressurgir le débat sur la « monnaie-hélicoptère » (helicopter money) qui consiste, pour une banque centrale, à distribuer de l’argent aux particuliers et aux entreprises sans contrepartie. Les partisans d’une telle politique étaient jusque-là qualifiés de fous furieux et d’apprentis sorciers. Or elle se justifie aujourd’hui par la récession sans précédent qui s’abat sur le monde. De nombreux ménages, ayant perdu leur emploi, se voient privés de revenus. Le climat social se détériore rapidement et laisse craindre des émeutes gigantesques. Certes, la France dispose de filets de sécurité plus importants que d’autres pays développés. Mais le mouvement des gilets jaunes a mis en évidence une colère profonde du peuple face aux inégalités.

Cette contestation, mise en sourdine avec l’épidémie, ressurgira rapidement. Avec une chute du PIB estimée entre 5 % et 20 % cette année, le chômage va connaître une forte hausse. Il faudra des mesures d’urgence. Dans ce contexte, la monnaie-hélicoptère trouve toute sa place.

Des outils monétaires insuffisants

Tirons les leçons du passé. Avec le « quantitative easing », la Banque centrale européenne a injecté des tombereaux d’argent dans la sphère financière. Or seule une part infime de ces sommes a profité à l’économie réelle. Les banques, qui disposent du monopole sur la création monétaire, privilégient les projets peu risqués. Plus de 70 % des crédits accordés se concentrent dans l’immobilier d’habitation et dans l’immobilier commercial. Les établissements bancaires ne financent pas des actifs productifs comme des usines, ni même des nouveaux logements, mais de l’immobilier existant ! Ce qui risque d’alimenter les bulles immobilières et financières et aboutir à l’effet inverse de celui recherché : à savoir, l’augmentation des inégalités de patrimoine et la paupérisation de ceux qui ne sont pas propriétaires de leur logement.

La monnaie hélicoptère a enfin un avantage important : elle ne gonfle pas l’endettement public. La dette mondiale a dépassé les 250 000 milliards de dollars et représente 320 % du PIB – ces crédits ne seront d’ailleurs jamais remboursés dans leur intégralité. Les politiques économiques et monétaires actuelles ont montré leur impuissance. Il est temps de passer à autre chose. Reste à convaincre les pays du nord de l’Europe. Et ce ne sera pas facile de leur faire changer de logiciel…

CONTRE

“ Les investisseurs étrangers perdront confiance en la monnaie unique ”

Gaetano Gaballo Titulaire d’un doctorat en économie de l’université de Sienne en Italie, Gaetano Gaballo est professeur d’économie à HEC Paris depuis 2019. Il a auparavant travaillé comme chercheur en politique monétaire à la Banque de France et à la Banque centrale européenne.

Distribuer de l’argent par hélicoptère… l’image est parlante. Elle implique que la banque centrale donne un montant à chacun, sans considération pour sa situation ou son patrimoine de départ. Cela revient donc à doter la Banque centrale européenne (BCE) d’un pouvoir de politique fiscale. Or le mandat des banques centrales ne prévoit pas d’agir sur la distribution de richesses. La fiscalité est du ressort exclusif des gouvernements élus par le peuple.À ce manque de légitimité démocratique se mêlent des problèmes économiques. Une opération de « monnaie-hélicoptère » de la BCE augmenterait de manière subite la quantité d’euros en circulation, générant des pressions inflationnistes.

Il est important de rappeler que l’inflation agit comme une taxe pénalisant avant tout les ménages modestes : leur patrimoine se compose essentiellement d’épargne en cash, et leurs salaires augmentent moins vite que les prix. Par ailleurs, une telle inflation réduirait la valeur de la monnaie unique par rapport aux autres devises, donc le pouvoir d’achat des Européens par rapport aux autres économies. Enfin, si la BCE se met à pratiquer la monnaie-hélicoptère, cela générera un climat d’incertitude. Comment savoir si elle renouvellera l’expérience à l’avenir ? À quelle fréquence, pour quels montants ? Les investisseurs étrangers risquent de perdre confiance en la monnaie unique et de se mettre à liquider leurs positions en euros pour ne pas être pénalisés par la prochaine opération de monnaie-hélicoptère. La BCE perdra sa crédibilité de garante de l’inflation.

Soutenir la dette plutôt que les ménages

Plutôt que distribuer de l’argent aux citoyens européens, la BCE a tout intérêt à prendre des mesures exceptionnelles pour souscrire aux émissions de dettes souveraines, de manière à ce que les États puissent financer les baisses d’impôts et les hausses de subventions publiques rendues nécessaires par la crise. Certes, la dette publique des États membres va exploser. Mais leur exposition aux investisseurs étrangers restera ainsi limitée.

Regardez le Japon. La dette publique représente 250 % du PIB, mais elle est majoritairement détenue par la Banque du Japon et par les ménages nippons. C’est ce qui la rend soutenable. Quand la crise post-Covid se résorbera, la BCE se montrera progressivement moins accommodante et les États devront revenir à une certaine discipline budgétaire. Dans un cas plus extrême, mais envisageable si les circonstances l’exigent, la BCE pourra conserver la dette sans qu’elle ne soit jamais remboursée. Bref, la monnaie-hélicoptère est une opération risquée dont on peut parfaitement se passer !

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