“Go Webb » ! L’industrie spatiale européenne peut marquer d’une pierre blanche la date du 25 décembre 2021. Depuis la base de Kourou en Guyane, le télescope James Webb a été propulsé dans le cosmos grâce au lanceur Ariane 5. L’enjeu était colossal, puisque cet objet ultra-sophistiqué a coûté 10 milliards de dollars. Un lancement réussi à mettre au crédit d’Arianespace. La société chargée d’exploiter et de commercialiser les lanceurs européens avait conduit 173 réunions avec la NASA pour préparer ce grand jour. Un mois plus tard, le patron d’Arianespace, Stéphane Israël, a accueilli trois étudiants d’HEC Paris dans ses locaux à Évry. Passionné par son activité au croisement des programmes publics et des commandes privées, il a foi dans le succès de la fusée Ariane 6 qui entre en service cette année. Son optimisme contraste avec les craintes qu’inspire l’ascension du concurrent américain SpaceX.

La firme d’Elon Musk déploie ses minisatellites à un rythme effréné. Et Amazon se tient en embuscade. Le marché a été bouleversé par l’envoi massif de satellites de communication en orbite basse, destinés à la connectivité. Arianespace peut se targuer d’un contrat signé en 2015 avec le consortium OneWeb. Ce client crucial a commandé 9 des 15 tirs d’Arianespace l’an dernier, se traduisant par une hausse de 30 % de son chiffre d’affaires, à 1,25 milliard d’euros. Face aux étudiants, Stéphane Israël s’est posé en Européen convaincu, insistant sur l’importance du collectif à l’heure où l’Allemagne tente de jouer sa partition dans les lanceurs. Le vieux continent sort grandi à chaque décollage d’Ariane, rappelle le dynamique président exécutif d’Arianespace. Le phénomène Thomas Pesquet a encore rappelé combien l’espace pouvait faire rêver. Les étudiants HEC ne font pas exception.

La guerre de l’espace

Ivan Kouoham: Le marché du transport spatial est en forte croissance. Comment l’expliquez-vous ?

Stéphane Israël : L’espace est au cœur de trois grands défis du xxie siècle : la connectivité, la défense et le changement climatique. Les satellites sont devenus une composante à part entière de nos armées. On parle aujourd’hui du « commandement de l’air et de l’espace ». Les satellites d’observation de la Terre contribuent à surveiller les phénomènes environnementaux et le changement climatique. J’irais plus loin en disant que l’espace constitue aussi un terrain de dépassement de soi. Nos sociétés, qui sont parfois travaillées par des pulsions de repli sur soi, ont besoin d’aller au-delà d’elles-mêmes.

Ivan : Quel est le segment de marché le plus prometteur ?

S.I.: La connectivité. Aux satellites de télécommunication positionnés à 36 000 km de la Terre, qui diffusent nos chaînes de télévision, s’est ajoutée, ces dernières années, une nouvelle génération de satellites. Envoyés dans l’orbite basse, entre 500 et 1 500 km d’altitude, pour fournir un accès Internet fixe et mobile sur Terre. On voit ainsi émerger des constellations de minisatellites comme Starlink de SpaceX, Kuiper d’Amazon ou OneWeb, que nous déployons.

Ivan : L’américain SpaceX a envoyé 2 000 satellites Starlink en orbite, beaucoup plus que OneWeb, et compte en lancer 42 000 à long terme. L’Europe a-t-elle d’ores et déjà perdu la bataille des constellations ?

S.I.: Certainement pas. SpaceX a fait le choix de la verticalisation : l’entreprise construit des satellites, les lance puis les opère. OneWeb procède différemment. Ce n’est pas un autoprojet. Il a connu des jours difficiles, il est passé en Chapter 11 [NDLR : protection accordée par le Chapitre 11 de la loi américaine aux entreprises au bord de l’abîme financier] mais il en est sorti avec des actionnaires puissants : le troisième opérateur mondial de satellites Eutelsat, le gouvernement britannique, le groupe indien Bharti, l’investisseur japonais SoftBank et le conglomérat coréen Hanwa. OneWeb est un acteur plus que crédible dans les constellations. J’ajoute que le commissaire européen Thierry Breton défend l’idée d’une constellation européenne en partenariat public-privé. L’Europe reste donc dans la course, même s’il ne faut pas perdre de temps.

Ivan : Tout de même, SpaceX a pris beaucoup d’avance.

S.I.: Monsieur Musk fait des appels de fonds en permanence parce que Starlink semble être un gouffre financier. J’espère pour lui que ça se terminera bien. Vous avez peut-être vu qu’un de ses satellites s’est récemment désintégré au-dessus du Maroc (NDLR : le 26 janvier). Cela laisse penser que la qualité ultime de ce qu’il envoie à jet continu dans l’espace n’est pas toujours au rendez-vous. Ce qui me gêne surtout, c’est que SpaceX pratique une politique du fait accompli. Le groupe enchaîne les lancements à un tel rythme que la constellation Starlink possède désormais 60 % des satellites de plus de 50 kg au-dessus de vos têtes. Cette sorte de monopolisation de l’orbite basse pose problème car elle pourrait à terme compliquer le déploiement de projets alternatifs. Il va falloir aussi réguler pour éviter que les satellites ne se gênent ou perturbent le trafic des fusées.

Ivan : La NASA compte envoyer des astronautes sur la Lune en 2025 ou 2026. Pourquoi a-t-il fallu attendre plus de cinquante ans ?

S.I.: Effectivement, la sixième et dernière expédition lunaire, la mission Apollo 17, a eu lieu en 1972. Le drapeau américain avait été planté, la démonstration de force était faite. Il n’y avait plus de raison de retourner sur la Lune. Les États-Unis l’envisagent de nouveau pour des raisons géopolitiques, la rivalité avec la Chine, mais aussi parce que le satellite naturel de la Terre pourrait servir de base de départ pour des destinations plus lointaines comme Mars.

Ivan : Comment expliquer que, cinq décennies plus tard, l’Europe, la Chine ou la Russie ne se soient toujours pas risquées à envoyer des hommes sur la Lune ?

S.I.: Les Chinois ont l’intention d’y envoyer un taïkonaute. Concernant l’Europe, sa doctrine depuis les années 1990 était de donner la priorité à des missions robotiques. Mais elle est en train d’évoluer. Je constate en tout cas un regain d’intérêt pour les vols habités. Les Indiens ont lancé un programme dans ce domaine. En France, la notoriété d’un Thomas Pesquet, sa popularité sur les réseaux sociaux, a créé une véritable fascination pour la station spatiale internationale.

Stéphane Israël

Gabrielle Pichon : À l’ère de la robotisation, quel est l’intérêt d’envoyer des hommes dans l’espace, avec les risques et les coûts que cela comporte ?

S.I.: Les risques sont maîtrisés. Il y a eu, certes, des accidents tragiques. Souvenons-nous que deux équipages de la navette américaine ont perdu la vie. Mais, aujourd’hui, on peut envoyer des hommes dans l’espace de façon sécurisée. La fusée Soyouz le fait depuis des années. Elle dispose d’un système fiable d’évacuation des astronautes en cas de problème. J’ajoute que l’Europe a toutes les briques technologiques pour envoyer des hommes dans la station spatiale internationale [NDRL : ISS] de façon totalement sécurisée. C’est d’ailleurs Airbus, en Allemagne, qui construit, avec le soutien d’ArianeGroup, le module habité du SLS (NDLR : Space Launch System, le lanceur spatial de la NASA, dont le premier vol est planifié pour 2022). Reste la question du coût. Quelques milliards d’euros. Un investissement conséquent, mais le vol habité a une part de rêve, et le rêve n’est pas un luxe. C’est même, de mon point de vue, une nécessité absolue pour fédérer les citoyens. Nos sociétés ont besoin de grands projets emblématiques. En envoyant des humains dans l’espace, l’Europe démontrerait sa capacité à se projeter au-delà d’elle-même.

Gabrielle : Quelles innovations technologiques pourrait-on attendre d’un tel programme ?

S.I.: Un vol habité représente un défi technique important car il faut être capable de faire revenir la capsule sur Terre. Il est établi que le progrès spatial nourrit l’innovation. Quand les États-Unis ont arrêté le programme Apollo, les informaticiens de la NASA ont appliqué leurs connaissances dans d’autres domaines. Et cela a donné naissance à Internet.

Lukas Morvan : J’ai travaillé dans l’armée pendant huit ans. D’après vous, l’Europe réagit-elle de manière suffisante à la militarisation croissante de l’espace ? Je pense notamment aux missiles antisatellites et aux drones militaires.

S.I.: Aux États-Unis, l’armée alimente la dépense spatiale de façon spectaculaire, avec des missions classifiées qui portent des noms de code. Le programme chinois est porté en grande partie par des commandes militaires. L’Europe doit se positionner et y consacrer le budget nécessaire. La ministre des armées Florence Parly a formulé récemment la doctrine française en matière de défense spatiale. Bruxelles souhaite aussi affirmer son ambition dans le spatial militaire, non pas à des fins agressives mais dissuasives. Il faut préserver nos satellites qui nous permettent de communiquer et d’observer la Terre. Un simple exemple : si la France a eu la conviction qu’il n’y avait pas d’armes de destruction chimique en Irak, c’est grâce aux photos de ses satellites optiques.

« Nous nous sommes organisés pour tenir tête à SpaceX »

Ivan : Vous l’avez évoqué en parlant de Starlink. L’explosion du nombre de lancements génère une grande quantité de satellites et de débris en orbite basse. Quels risques cela pose-t-il pour les lancements à venir ?

Stéphane Israël : Après les Indiens et les Chinois, les Russes ont voulu récemment démontrer qu’ils savaient détruire des satellites dans l’espace. Ils envoient ainsi un message aux autres puissances. Cela relève des enjeux géopolitiques et diplomatiques, et il n’est pas toujours facile d’arrêter ces initiatives très regrettables. En toute hypothèse, il est crucial de connaître les objets qui sont en orbite et de gérer le trafic spatial. C’est pourquoi ArianeGroup a mis au point le réseau GEOTracker, dont les capteurs optiques répartis sur la planète fournissent des données précises sur les objets spatiaux. À ce jour, seuls les Américains connaissent l’intégralité des objets dans l’espace grâce à leur NORAD (North American Aerospace Defense Command). L’Europe doit faire de même. Au niveau international, il convient d’imposer des cahiers des charges de plus en plus exigeants pour s’assurer que les satellites en fin de vie soient proprement désorbités, en réservant du carburant prévu à cet effet. Il faut mettre en œuvre des règles de bonne conduite entre les occupants de l’espace. Pour déterminer par exemple qui doit modifier sa trajectoire quand deux satellites menacent d’entrer en collision. Le G7 a commencé à se saisir de la question. Comme toujours, l’activité humaine a précédé la régulation.

Ivan : Imaginez-vous une police de l’espace qui fasse respecter ces règles ?

S.I.: Oui. Un gendarme de l’espace, qui pourrait dépendre des Nations unies.

Une année cruciale pour Ariane

Lukas: Ariane 6 entre en service cette année. Comment « vendez-vous » cette fusée? Est-elle supérieure aux autres ?

S.I.: Sa commercialisation se porte très bien, nous avons déjà vendu onze Ariane 6 alors même que la fusée n’a pas encore volé ! Nous l’avons commercialisée à de grands acteurs privés tels qu’Eutelsat, Intelsat, ViaSat, ainsi qu’à la Commission européenne, pour Galileo notamment (NDLR : le GPS européen). Elle coûte 40 % moins cher à fabriquer qu’Ariane 5. Nous pouvons en lancer une toutes les deux semaines, contre une par mois avec Ariane 5. Elle est deux fois plus souple, grâce à la possibilité de choisir entre la version avec un booster (NDLR : propulseur) et celle avec deux boosters. Nous pourrons ainsi déployer des constellations avec libération successive de satellites par grappes.

Lukas: Et par rapport aux concurrents ?

S.I.: Nous affrontons des rivaux américains, essentiellement le Falcon 9 de SpaceX, mais aussi, de façon plus ponctuelle, l’Atlas V d’ULA (NDLR : United Launch Alliance, le constructeur de Boeing et Lockheed Martin qui lancera les premiers satellites de la constellation Kuiper), et le japonais MHI. En termes de compétitivité-prix, nous nous sommes organisés pour tenir tête à SpaceX : nous avons compressé nos coûts et nous bénéficions de l’engagement des États européens à travers des commandes institutionnelles et le maintien d’un socle de capacités industrielles pour d’autres opportunités. Ce soutien clé restant inférieur à ceux dont bénéficie SpaceX, à travers des commandes pour la NASA et l’US Air Force. Quant à la compétitivité-qualité, je n’ai aucun doute que la fiabilité d’Ariane 6 sera au rendez-vous.

« Un jour, l’Europe se dotera de lanceurs réutilisables »

 

Stéphane Israël

Gabrielle : Vous allez doubler la fréquence des lancements par rapport à Ariane 5. Est-ce que cela suffira pour répondre à la demande ?

Stéphane Israël: Ariane 6 a été conçue pour 11 à 12 lancements par an et elle est deux fois plus puissante que le Falcon 9. C’est déjà pas mal ! En menant les investissements supplémentaires, nous pourrions opérer plus de 15 lancements par an… mais pas 50 ! D’où notre réflexion sur la réutilisation. S’il y a un besoin intense d’accès à l’espace, l’Europe se dotera, un jour, d’une famille de lanceurs réutilisables.

Lukas : Quelle durée de vie envisagez-vous pour Ariane 6, qui subit déjà une pression concurrentielle importante ?

S.I.: Au vu de la demande et des perspectives de marché, je suis extrêmement confiant quant au niveau d’activité d’Ariane 6 au cours de la décennie actuelle et au début de la prochaine. Il y a une attente très forte. J’anticipe une durée de vie d’environ quinze ans pour cette fusée, qui pourra évoluer avec le temps. On pourrait la doter de boosters réutilisables à la place de ses boosters à poudre. Le prochain lanceur lourd européen devrait prendre son envol avant la fin de vie d’Ariane 6, dès 2032 ou 2033. Ce sera une Ariane 6 améliorée, ou bien une Ariane 7. C’est un choix que nous devrons arbitrer d’ici trois ou quatre ans, par exemple lors de la conférence ministérielle de l’Agence spatiale européenne prévue en 2025.

Lukas : Maïa, votre petit lanceur réutilisable doit être opérationnel en 2026. N’arrivez-vous pas après la bataille ?

S.I.: Maïa, placé sous la responsabilité d’ArianeGroup, fonctionnera en complément d’Ariane 6 pour des projets d’ampleur beaucoup plus limitée. Dans sa version réutilisable, il permettra d’envoyer 500 kg de charge utile en orbite basse, contre plus de 20 tonnes pour Ariane 6 et 3 tonnes pour Vega E. Ce projet va nous apprendre la réutilisation. L’objectif est de constituer une nouvelle famille de lanceurs réutilisables lors de la prochaine décennie, y compris un lanceur lourd.

Lukas: Quel est votre rêve pour Arianespace? Si tout se passe pour le mieux, à quoi ressemblera l’entreprise en 2030 ?

S.I.: Mon souhait pour la prochaine décennie, c’est qu’Arianespace opère une famille européenne de fusées réutilisables. L’intensité capitalistique et les risques font des fusées des projets fondamentalement européens plutôt que nationaux. C’est la même chose dans l’aviation civile, avec Airbus. Nous avons démontré l’excellence de nos produits.

Lukas: Qu’est-ce qui vous rend si optimiste ?

S.I.: Il ne vous a sans doute pas échappé que nous avons lancé le télescope spatial James Webb le 25 décembre. Il s’agit du projet spatial le plus ambitieux jamais conçu ! On n’envoie pas un objet de 10 milliards d’euros dans l’espace sur un malentendu. C’est l’aboutissement d’une excellence acquise durant plus de quarante ans. Un accomplissement qui complète notre fabuleux track record et renforce notre marque. Nous pouvons capitaliser là-dessus. Quand le monde entier célèbre la perfection du lancement que vous venez d’accomplir, cela rappelle à certains esprits un peu fascinés par des images médiatiques qu’il y a d’autres fusées que le Falcon qui volent vers les étoiles. La nôtre est le fruit de quarante ans de savoir-faire !

Un énarque à la tête d’Arianespace

Lukas : En 2007, vous êtes passé de la Cour des comptes au secteur privé. Comment avez-vous géré cette transition sans doute un peu délicate ?

S.I.: Assez naturellement. Il est fréquent de commencer sa carrière dans la fonction publique puis de passer dans le privé. À la Cour, je travaillais dans la chambre affectée aux entreprises publiques et à plusieurs @ politiques industrielles, notamment l’énergie et l’espace. J’ai contrôlé la filière Ariane, plus spécifiquement le Centre spatial guyanais. J’étais d’ailleurs sur place lors du dernier échec retentissant d’Ariane, le 11 décembre 2002 (NDLR : ce jour-là, le 17e vol d’Ariane 5 s’est terminé dans l’océan Atlantique à la suite d’une défaillance du moteur Vulcain 2). Je suis passé d’un monde public, où j’étais en contact avec les industriels, à un monde privé en forte interaction avec les pouvoirs publics.

Lukas : Qu’est-ce qui vous passionne le plus dans l’univers spatial? Était-ce un rêve d’enfant? Rêvez-vous d’aller dans l’espace ?

S.I.: Je suis beaucoup plus enthousiaste à l’idée de transporter d’autres personnes que moi [rires]. Plus sérieusement, j’aurais aimé voir la Terre depuis l’espace, mais cela me paraît avoir trop peu de chances de se réaliser pour que j’en fasse un rêve crédible. Ce qui me ferait rêver, c’est que notre cher Thomas Pesquet effectue sa troisième mission dans l’ISS en décollant depuis une fusée Ariane.

Lukas : Virgin Galactic, Blue Origin et SpaceX ont effectué leurs premières missions touristiques l’an dernier. Que pensez-vous de cette course au tourisme spatial ?

S.I.: C’est une activité réservée à quelques personnes très riches, un club de happy few. Ça ne me fait pas vibrer. J’ai une vision plus démocratique et plus ambitieuse de l’espace. Je préfère qu’un astronaute retourne sur la Lune plutôt qu’envoyer des grandes fortunes pour un trip dans l’espace

Gabrielle : L’espace, c’était un rêve d’enfant ?

S.I.: Je vais être honnête : quand j’étais petit, je voulais plutôt fouiller. Je voulais être archéologue (rires). C’est une façon de se confronter à quelque chose de radical, notre passé lointain, de poser énormément de questions. Parce que nous voulons comprendre qui nous sommes et d’où nous venons. Et finalement, l’espace apporte une autre réponse à la même question. Il nous permet de nous projeter et, en ce sens, de mieux nous connaître. Rétrospection ou projection, la démarche n’est finalement pas très différente.

« Dans notre industrie, il faut être prêt à échouer »

Gabrielle : Votre première vocation d’archéologue vous est-elle venue d’Harrison Ford ?

Stéphane Israël : Non. À l’école primaire, j’étais fasciné par les livres sur l’Égypte, la Grèce et Rome.

Gabrielle : De quand date votre passion pour l’espace ?

S.I.: Elle est venue à la Cour des comptes, lorsque j’ai découvert la filière Ariane. C’est assez prodigieux de se dire qu’un engin de 780 tonnes s’arrache à l’attraction terrestre pour envoyer 10 tonnes de charge utile dans l’espace. Le défi technologique est fascinant ! Et même si, comme moi, vous n’êtes pas ingénieur, il n’y a rien de plus beau que le décollage d’une fusée. Je pense sincèrement qu’à chaque décollage d’Ariane, la France et l’Europe sont un peu plus grandes qu’elles-mêmes.

Gabrielle : Quelle a été la décision la plus difficile à prendre depuis que vous êtes patron d’Arianespace ?

S.I.: Le choix d’Ariane 6, en 2014. Cette décision nous engageait sur une quinzaine d’années. Elle a été prise par plusieurs acteurs, bien sûr, à commencer par l’industrie et les agences spatiales européennes. Mais j’ai tenu à faire entendre la voix du marché, celle de nos clients. Ils nous ont dit de façon nette et répétée qu’ils voulaient une nouvelle fusée aussi capacitaire qu’Ariane 5 mais moins chère et plus flexible, le plus vite possible. Cette fusée, ce ne pouvait être que l’Ariane 6 qui doit voler d’ici la fin de cette année. C’est toujours un pari de choisir une fusée. Une fois notre décision prise, j’ai eu l’intime conviction qu’il ne fallait plus en dévier, quel que soit le bruit de fond. Il fallait tenir le manche. Et ce n’est pas si simple, parce que, tous les six mois, quelqu’un vient vous voir en disant « j’ai une super idée », « elle est trop grosse » puis « en fait, elle est trop petite », « Elon Musk a fait ceci ou cela »… Il y aurait de quoi douter ou changer d’avis.

Gabrielle : A quel moment avez-vous senti le poids sur vos épaules ?

S.I.: Sans hésiter, le 25 décembre 2021 à 9 h 20, quand Ariane a décollé avec le téléscope James Webb à bord. Notre métier consiste à réduire les risques, mais nous ne pouvons pas les éliminer complètement. Or là, nous transportions un oiseau à 10 milliards d’euros. Comme on dit aux États-Unis, « failure was not an option ». Nous ne pouvions pas nous rater pour ce lancement.

Gabrielle: Comment vous préparez-vous à de tels moments ?

S.I.: Chaque lancement est un exercice de concentration et, à certains égards, une épreuve. Dans notre industrie, il faut être prêt à échouer. Cela arrive, et il faut en tirer les conséquences. On analyse ce qui s’est passé, on corrige. La meilleure façon de se préparer au succès, c’est de se préparer à l’échec. Depuis que je suis chez Arianespace, j’ai vécu deux échecs complets de la fusée Vega, une déviation de trajectoire d’Ariane et une mise en orbite erronée de Soyouz. Donc je sais, pour l’avoir éprouvé, ce qu’on ressent lorsqu’une mission ne se passe pas comme prévu. On va dire que ça tanne le cuir.

Gabrielle : Et pour le téléscope James Webb ?

S.I.: Nous n’avions pas le droit d’échouer donc cela compliquait un peu l’exercice. La seule façon d’exorciser sa peur, c’est de pratiquer ses rituels, même s’ils sont, malheureusement, plus efficaces dans la tête que dans le cockpit ! Vous savez, la communauté spatiale est très superstitieuse. Avant un lancement, je dors toujours dans le même hôtel en Guyane, je porte à chaque fois la même montre. Nous avons plein de rituels un peu vaudous. J’ajoute que pour James Webb, nous avons eu un esprit d’équipe formidable avec la NASA et l’Agence spatiale européenne. Nous avons travaillé en mode commando. J’ai pu sentir à quel point nous étions mobilisés autour de notre objectif, et solidaires dans l’épreuve. Ce vécu commun nous a rendus plus forts et sereins. C’est cela, la clé du succès : faire équipe.

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