Brexit : ce n’est qu’un début…

Le Cercle éco de Generation Share a suivi la saga du Brexit depuis l’origine en 2016 avec les demandes de renégociations de D. Cameron, sa décision de faire un référendum sur le maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne puis la décision de sortie qui en est résultée. Nous nous sommes intéressés aussi aux négociations sur l’accord de retrait du 12 novembre 2019 et enfin à celles qui ont abouti à l’accord de commerce et de coopération du 24 décembre 2020.Il faut maintenant suivre la mise en place pratique des quelque mille pages de cet accord. La multiplicité et la complexité des sujets traités conduiront inévitablement à des interprétations délicates qui obligeront les deux parties à faire preuve de beaucoup de pragmatisme et de bonne volonté. Ce qui n’est pas acquis après des années d’âpres discussions, comme en témoignent deux incidents récents particulièrement symboliques :
– le refus d’accorder le statut d’ambassadeur au représentant de l’UE à Londres ;
– la confiscation du sandwich au jambon d’un camionneur à son arrivée en Hollande au motif que cette importation de viande n’était pas documentée. La convocation par le Premier Ministre britannique d’une réunion avec des hommes d’affaires influents pour discuter baisse d’impôts et allègements de la réglementation n’est pas de bon augure. Le rêve de Singapour-sur-Tamise est toujours là et va causer bien des problèmes.

Que constatons-nous après un mois de fonctionnement ? En matière de transports, l’apocalypse redoutée n’a pas eu lieu, avec un trafic réduit. Malgré l’absence de droits de douane et de quotas sur les marchandises et la mise en place de procédures aux frontières intelligentes, les mesures sanitaires et sécuritaires entraînent des complications administratives, des délais et des coûts supplémentaires significatifs. Il en résulte une baisse des échanges, des annulations ou des reports de livraisons, comme peuvent le constater les clients de Marks Spencer à Paris, où les rayons de produits frais britanniques restent désespérément vides. On assiste parallèlement à des détournements de trafic de l’Irlande vers Cherbourg pour éviter le transit par l’Angleterre, pourtant beaucoup plus court. Enfin, de nombreux transporteurs continentaux refusent d’aller en Grande-Bretagne de peur d’y être immobilisés. La situation ne devrait pas s’améliorer dans les prochains mois avec la prise de conscience par les entreprises des complexités de la règle d’origine qui les obligent à prouver que plus de 50 % de la valeur du produit est d’origine de la GB ou de l’UE pour éviter les droits de douane.À la frontière irlandaise, le chaos est total avec la superposition d’un marché intérieur britannique et d’un marché européen. Or il n’est question aujourd’hui que d’exportations vers l’Irlande du Nord. La distinction entre produits destinés à être consommés en Ulster et produits destinés à être réexportés soit directement soit intégrés à des produits destinés à l’exportation entraîne des complexités administratives et des difficultés de contrôle insolubles. Dans six mois, la procédure sera étendue aux importations, on aura alors créé un véritable paradis pour les contrebandiers et les avocats douteux.Quelles conséquences sur les échanges ? Il est encore trop tôt pour savoir comment va se développer la situation après la période de rodage. Mais on peut redouter des complications croissantes au fur et à mesure que le RU va s’éloigner des normes européennes. Dans l’immédiat, on peut s’attendre à un ralentissement des échanges renforcé par la pandémie qui fournit une explication commode.À moyen terme, tout dépendra de la fluidité des échanges entre l’UE et le RU. Rappelons que l’accord ne couvre que les marchandises (mais pas les services) et qu’un certain nombre de sujets, jugés comme trop complexes compte tenu des délais, ont été exclus de la négociation, parmi lesquels la défense, le statut des personnes, les échanges de renseignements, etc. Il n’en reste pas moins que les décisions prises dans ces domaines, comme en matière d’immigration, de fiscalité, de normes, etc., seront décisives pour le développement des échanges. Cela sera particulièrement important pour la localisation de nouveaux investissements ou le renouvellement d’investissements amortis. Mais également pour les relations avec l’Écosse et l’Irlande.Sur le plan financier, la question du passeport pour les produits financiers destinés au marché européen et le problème du rapatriement des chambres de compensation et des entités traitant les produits dérivés en euros va donner lieu à des marchandages très difficiles.En conclusion, le Brexit se confirme comme une catastrophe pour toutes les parties concernées et l’expérience du premier mois confirme qu’il s’agit bien d’un accord perdant-perdant.La perte d’un partenaire de l’importance du Royaume-Uni est un échec économique et politique pour l’Union européenne. Mais cette sortie permet un renforcement de l’Union, qui aurait été impossible avec sa présence. À commencer par le lancement du grand emprunt européen.Pour le RU, le bilan économique sera défavorable. « Poor thing but mine own » aurait pu dire Shakespeare à propos de l’issue de ce vote qui ne s’explique pas d’abord par des raisons économiques ou politiques, mais plus profondément par des raisons idéologiques sur la nature desquelles l’UE devrait réfléchir.

Guy de La Presle (H.57)


Europe : les défis de l’Union

Face aux changements brutaux de son environnement, l’Union européenne est entrée dans une phase d’évolution rapide. Cette évolution va dans le sens d’un renforcement, tantôt de ses pouvoirs communautaires, tantôt de la coopération entre États membres. L’Union dispose d’un socle solide : ses institutions, l’union douanière, le marché intérieur, la liberté de circulation pour les marchandises, les services, les capitaux et les personnes, et une monnaie unique, l’Euro. Ce socle lui permet de faire face avec de réelles chances de succès, aux défis auxquels elle est confrontée.Le premier de ces défis est l’immigration. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’Europe avait un solde migratoire négatif. Cette tendance s’est inversée depuis, avec une forte accélération au cours des dix dernières années. Avec la convention de Schengen, le traité de Lisbonne, les accords de Dublin, la création de Frontex, police des frontières extérieures, l’Union européenne s’est progressivement dotée d’un arsenal lui permettant de contrôler l’immigration. Toutefois, la très forte accélération des flux migratoires ces dernières années, affectant tout particulièrement l’Italie et la Grèce, oblige l’Europe à revoir les procédures de Dublin et à accroître les moyens de Frontex.

Le deuxième défi est la pandémie actuelle, avec une complication venant du fait que la santé est institutionnellement du ressort exclusif des États. Toutefois, cette pandémie oblige à communautariser un certain nombre de nouvelles tâches, à renforcer la collaboration entre autorités sanitaires nationales et à revoir, au moins temporairement, les procédures Schengen de libre circulation des personnes.Il y a toujours eu à la Commission, une direction générale de la santé. Il existe aussi une Agence européenne des médicaments, qui délivre les autorisations de mise sur le marché, ainsi qu’un programme « santé », qui vient de se terminer, et était mis en œuvre par une agence exécutive, la Chafea (Consumers, Health, Agriculture and Food Executive Agency).Un nouveau programme santé vient d’être lancé par la Commission, l’EU4Health, plus ambitieux, avec la création d’une Autorité pour la réaction aux urgences sanitaires (Hera, Health Emergency Response Authority) et le renforcement des moyens du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies.La première, qui devrait entrer en service en 2023, aura principalement pour mission de nouer des partenariats avec l’industrie pharmaceutique et les organismes de recherche.

Le second, dont la création remonte à 2005, va être renforcé avec, pour missions de surveiller l’évolution épidémiologique, recommander des mesures de lutte, et créer un réseau de laboratoires travaillant sur les nouveaux agents pathogènes. Il y a la volonté de permettre à l’Union européenne d’acquérir une pleine souveraineté dans le domaine de la sécurité sanitaire, grâce à la mutualisation des commandes de vaccins, la constitution de réserves d’urgence et le développement de la recherche biomédicale.Le troisième défi concerne l’économie et les finances. Ce défi est pratiquement aujourd’hui surmonté, puisque, au cours des derniers mois, un accord, intitulé « next generation EU » est finalement intervenu entre la Commission et les 27 États membres pour mutualiser un emprunt de 750 milliards d’euros et voter un budget d’intervention à long terme de 1 074 milliards d’euros. Il s’agit là d’une avancée considérable, due aux effets de la pandémie sur les économies européennes, mais surtout au retournement inattendu de la position allemande, jusque-là intransigeante. La répartition de ces sommes entre les États a été également décidée. On ne dira jamais assez à quel point cette décision de mutualisation représente une avancée considérable du fonctionnement de l’Union.Le quatrième défi se nomme le Brexit. Avec le départ du Royaume-Uni, l’Union européenne a perdu un poids lourd de 65 millions d’habitants au niveau de vie élevé, détenteur de l’arme nucléaire, et d’un siège au Conseil de sécurité. Si ce départ affaiblit l’Europe, d’un autre point de vue il la renforce, car les Britanniques représentaient un frein puissant et permanent à toute évolution de l’Union vers plus d’intégration. On aurait pu craindre un éclatement des positions des État membres, lequel ne s’est heureusement pas produit, bien au contraire. In extremis, un accord de libre-échange a pu être conclu avec les Britanniques, dont il faut souligner qu’il ne porte que sur les marchandises, c’est-à-dire pas sur les services, pas sur les capitaux, et pas sur les personnes.Le Royaume-Uni, de par sa volonté, devient donc un pays tiers, avec tout ce que cela implique comme régression par rapport au passé. Il y aura désormais des déclarations en douane, un contrôle strict des expatriations et des voyages, un renchérissement du coût des études pour les jeunes, avec la suppression côté britannique du programme Erasmus.Il est beaucoup trop tôt pour mesurer les conséquences de ce départ, tant pour le Royaume-Uni que pour l’Union européenne, mais il est certain qu’il ne fait que des perdants, des deux côtés. Les relations avec les USA constituent également un challenge. Les Européens fondaient beaucoup d’espoirs sur l’arrivée au pouvoir de Joe Biden, après les calamiteuses années Trump. Cette succession est maintenant opérée. Le nouveau président promet de réintroduire les États-Unis dans des procédures multilatérales, comme les accords de Paris sur le climat, l’Unesco, l’Otan, l’Iran.

Si les rapports entre alliés seront moins conflictuels, tout ne reviendra pas comme avant. L’époque Trump laissera des traces, d’autant plus que la politique de Trump s’inscrivait dans une certaine continuité américaine, la brutalité mise à part. On ira vers un partenariat transatlantique mesuré, avec des relations courtoises, mais pas nécessairement dépourvues d’ambiguïté. L’Europe s’efforcera d’acquérir plus de puissance et d’indépendance, comme le souhaite la France depuis longtemps. Dans le domaine militaire, l’objectif, réclamé par les USA, de budgets à hauteur de 2 % du PIB de chaque État sera progressivement visé, sachant qu’on en est relativement loin actuellement. Un problème dans ce domaine est que seule la France possède l’arme nucléaire et détient un siège au Conseil de sécurité : acceptera-t-elle de les partager ?L’Union devra aussi revoir ses règles de concurrence interne. La Commission et les États membres ont pris conscience de ce que les règles actuelles de concurrence au sein de l’Union, datant du Traité de Rome de 1957, sont largement obsolètes, car empêchant l’émergence de champions européens face à la concurrence américaine et chinoise. La doctrine européenne devra inévitablement évoluer. Le fiasco du projet de fusion Alstom-Siemens sert de révélateur.Les rapports avec la Chine constituent un autre défi. La Chine a été jusqu’ici fermée aux investissements étrangers sur son sol, alors que l’Union européenne est plus ouverte. Un accord de principe, conclu fin 2020, devrait remplacer d’ici deux ans les accords bilatéraux.

Il doit être ratifié par le Parlement européen en 2022, compte tenu des délais de toilettage juridique et de traduction.Pour consentir à ce traité, la Chine a accepté le principe de faire évoluer sa doctrine, selon toute vraisemblance pour éviter que l’Union européenne ne fasse cause commune contre elle avec les USA. Cet accord devrait desserrer les limitations imposées par la Chine dans les domaines suivants : numérique, services financiers, transports maritimes et aériens, santé, chimie, publicité, construction, plus, à la demande de la France, maisons de retraite, et, à la demande de l’Allemagne, automobiles – notamment véhicules électriques et batteries.En contrepartie, la Chine aurait accès au marché européen de l’énergie. Malgré les demandes des négociateurs européens, elle n’a pris aucun engagement sur le travail forcé et la liberté syndicale. Ces points suscitent une large hostilité des eurodéputés. En outre, beaucoup estiment que cet accord sert les intérêts industriels de l’Allemagne, mais pas ceux des autres États. C’est à la France au cours du premier semestre 2022, en pleine campagne présidentielle, qu’il reviendra de le faire ratifier par le Parlement européen et par les parlements nationaux. Tâche redoutable et dont l’issue est incertaine.Il y a enfin, pour l’Union européenne, à l’instar du « trumpisme » aux USA, un risque de montée du populisme, lors des prochaines élections pour la succession de Mme Merkel et de M. Macron. Il y a déjà 92 députés AFD au Bundestag et le Rassemblement national est en embuscade en France.

Gérard Dumas (H.64)


Covid et carbone : une sainte alliance

Un bienfait peut-il émerger de l’alliance de la peste et du choléra ? Ce serait difficile à croire si nous ne nous souvenions de cette vérité que moins par moins ça fait plus.Clarifions le propos : le Covid est à l’origine d’une crise économique majeure marquée par une forte chute de la production (et donc une sous-utilisation des capacités de production), une baisse des revenus, une destruction massive d’emplois, le risque de déflation. L’évolution eût été au demeurant bien pire si les banques centrales et les gouvernements, stimulés par les précédentes considérations, n’avaient pas dès le début de la crise mené une politique d’expansion monétaire et budgétaire sans précédent.Mais une autre crise affecte notre planète, celle du réchauffement climatique résultant, selon des travaux scientifiques de plus en plus convaincants, de la production excessive de CO2. Il s’agirait là d’un problème de long terme, s’il ne s’avérait urgent d’agir dès maintenant (dès hier, diraient certains) et puissamment pour éviter un désastre lié à la hausse des températures à l’horizon 2050-2100.On peut au choix considérer l’un des deux périls précédents et dire que l’autre se manifeste vraiment au pire moment. Eh bien, ce serait une erreur ! Essayons de donner l’assaut à quelques idées reçues comme : « une économie asthéniée (par le Covid) n’arrivera jamais à mobiliser les ressources nouvelles nécessaires pour lutter contre le réchauffement ». Comme Rouletabille, prenons notre raison par le bon bout.C’est une erreur de considérer le Covid comme uniquement néfaste. En effet, nous assistons depuis bientôt un an – et nous en sommes redevables au virus – à une création monétaire (liquidités mises à la disposition de l’économie) gigantesque, n’ayons pas peur des mots. D’autre part, les dépenses privées, sous forme d’investissement ou de consommation, ont baissé, ce dont la contrepartie est une augmentation de l’épargne, i.e. une capacité nouvelle de financement susceptible d’être engagée dans l’économie. Or, nous sommes maintenant dans un monde vaccinable et donc il n’est pas déraisonnable d’escompter un allègement rapide et important de la contrainte sanitaire. Ce qu’il faudrait, c’est une étincelle, non, un moteur. Justement il se trouve que la crise du CO2 fait apparaître des besoins eux aussi gigantesques. Une heureuse complémentarité apparaît. Pour tirer une économie de l’ornière, il faut un levier puissant.Ce pourrait être une guerre, heureusement ce n’est que le CO2. Contrairement à ce qui était suggéré plus haut, le CO2, comme la cavalerie américaine, arrive juste à temps. Le besoin d’investissement qu’il fait surgir est à la mesure des ressources de financement nouvelles qui se trouvent à la disposition des États, des entreprises et des particuliers. Ces ressources vont pouvoir être mises à contribution. Elles se dirigeront en priorité vers la lutte contre le CO2.

Mais elles profiteront aussi à toutes les industries de guerre, i.e. au grand écosystème que fait naître la croisade climatique : sous-traitants directs et indirects, industries qui bénéficieront d’une reprise de l’activité économique (transports, hôtellerie, loisirs, etc.). Cette reprise sera créatrice d’emplois, donc de pouvoir d’achat et d’optimisme, dont nous avons grand besoin. La marée montante met à flot tous les bateaux.Dans la lutte contre le CO2, l’innovation va jouer un rôle essentiel. Les dépenses de R&D vont augmenter substantiellement, elles feront naître toutes sortes de produits et techniques nouvelles liées ou pas à l’action contre le carbone. De manière classique, la hausse d’activité des entreprises entraînera une plus forte utilisation des capacités de production (il y a de la marge), donc des gains de productivité. Nous voici dans une dynamique de croissance à long terme… Et, de plus, qu’aurons-nous appris dans cette urgence climatique ? A beaucoup mieux utiliser les ressources énergétiques. Certains industriels (par exemple Schneider) mettent sur le marché des systèmes permettant aux entreprises clientes non seulement d’émettre moins de CO2, mais aussi de consommer beaucoup moins d’énergie, donc de produire moins cher, donc… de donner du pouvoir d’achat à leurs clients et/ou d’améliorer leur rentabilité. Là est sans doute le cœur du sujet. La croissance de la rentabilité du capital donne à cette reprise que, tel l’anachorète moyenâgeux, nous voyons arriver depuis le coteau de Saint-Cloud, un caractère self-perpetuating !Que concluons-nous ? Que la sagesse asiatique a raison : une crise, c’est un danger, mais aussi une opportunité. Et, pour risquer encore l’emphase, l’une et l’autre sont gigantesques.La postérité parlera peut-être avec émotion (heureuse) du grand tournant économique, écologique, sanitaire de 2020-2021. Un peu de provocation pour terminer. Le vrai problème, ce sera la fin de la guerre, i.e. la conquête du CO2. Qu’est-ce qu’on fera ensuite ?

Anthony Shea (H.68)

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