En avril 2020, HEC Stories a proposé aux alumni de partager leur expérience du confinement. Voici le témoignage envoyé par Amel.

« Quand un homme a faim, mieux vaut lui apprendre à pêcher que de lui donner un poisson. » (Confucius.) Plutôt que de nous jeter des poissons, donnez-nous une canne à pêche !Nous venons d’apprendre qu’au-delà de la prolongation du confinement au 11 mai, voire plus, les salles de cinéma ne seront vraisemblablement pas rouvertes avant de longs mois. Bien sûr, à titre personnel et citoyen, nous comprenons que les décisions de santé publique passent avant tout, nous pleurons les victimes du Covid avec leurs familles, nous saluons le personnel médical et tous ceux qui nous viennent en aide au risque de leur vie, et espérons que l’épidémie sera vaincue le plus vite possible. Pourtant, à titre professionnel, il nous paraît important de dresser un constat inévitable afin, on l’espère, d’éviter la disparition pure et simple de tout un pan de l’économie du cinéma, de la distribution indépendante et plus particulièrement des TPE et PME du secteur (moins de 20 employés et moins de 4 millions de CA annuel). Je sais déjà que certains objecteront que la loi du marché est une façon darwinienne d’épurer un secteur (sic)et que la disparation des plus fragiles est un dommage collatéral qu’il faut accepter (re-sic).

Je sais aussi que nous ne sommes pas les seules TPE-PME à souffrir, que la restauration, la presse et les salles de cinéma, entre autres, souffrent aussi terriblement et que les plus fragiles encourent un risque de faillite. J’espère que dans chacun de ces secteurs d’activité, des décisions seront prises pour empêcher une hécatombe économique.Je me permets donc de commencer cet appel en rappelant que les TPE-PME de la distribution indépendante jouent un rôle essentiel en opérant la R&D du secteur tout entier. En effet, qui à part elles, prendrait le risque de sortir au cinéma des films considérés – selon l’horrible terminologie en cours dans nos métiers – comme « non porteurs ».Qui sortirait les premiers films (à part ceux produits par Dolan and Co) ? Les documentaires (à part ceux produits par Clooney, Angelina Jolie, etc.) ? Les cinématographies peu diffusées ? Les films d’animation japonais (à part les franchises à la DBZ) ? Les films d’animation pour adultes (à part ceux sélectionnés à Cannes) ? On oublie trop souvent que des réalisateurs considérés aujourd’hui comme éminemment porteurs et banquables ont été découverts en France par des PME dont certaines ont hélas disparu, comme Colifilms pour Almodovar. Nous pensons donc être utiles, voire indispensables à notre secteur, à la découverte de talents comme au renouvellement des publics.

De plus même si nos chiffres d’affaires ne dépassent pas 4 millions d’euros par structure, nous employons collectivement des centaines de personnes, au titre d’employés comme de prestataires (attachés de presse, graphistes, rédacteurs, traducteurs, sous-titreurs, monteurs…) et avec chacun 8 à 12 sorties cinéma par an, nous participons de manière non négligeable aux achats d’espace publicitaire (affichage, presse et internet…). Ne nous voilons pas la face, aucune PME-TPE ne peut résister à trois mois, voire plus, de perte des recettes de la salle. Une perte de 25 a 30 % du chiffre d’affaires annuel, peut-être même 50 %, c’est la faillite assurée pour ces entreprises. Les plus gros distributeurs, indépendants ou majors, pourront sans doute traverser cette crise en compensant par leur catalogue, la hausse de leurs ventes Vidéos, VOD, TV, SVOD tout en comptant, pour les plus gros d’entre eux, sur les ressources de leurs groupes, actionnaires et autres fonds internationaux.

Bien sûr, le gouvernement parle d’aides à venir pour le secteur, et nous en sommes reconnaissants, mais compte tenu des budgets du CNC en baisse et du fait que ces aides sont déjà en « temps normal » nécessaires à la survie des TPE-PME du secteur, il est fort à craindre que cela ne change pas vraiment la donne. Ne serait-il pas temps pour la profession tout entière de faire preuve de solidarité économique ?Si au lieu de nous demander de tendre une sébile pour attraper au vol les poissons de l’aide du CNC ou du ministère de la Culture, les acteurs économiques de notre secteur nous ouvraient leurs océans et nous permettaient d’y pêcher des passages TV de nos films, des mises en avant éditoriales sur les plateformes VOD (iTunes et autres) ou les sites de ventes en ligne de DVD/BR (Fnac, Amazon…), nous permettant ainsi de vivre de nos propres ressources au lieu d’attendre la charité ?En vingt ans d’activité, nous avons, comme d’autres, construit un catalogue de films dont nous sommes fiers et, dans ce catalogue, il y a aussi, pour qui prend la peine de regarder et de passer outre les habitudes et les gros catalogues de droits, des films « porteurs » dignes de passer sur France TV, peut-être pas en prime time, mais dans les nouvelles cases ouvertes pendant le confinement.

Depuis vingt ans, seuls OCS et Canal+ nous achètent régulièrement des films, Arte quelquefois, et on les en remercie chaleureusement. Quid de France TV, et des chaînes des groupes TF1 ou M6 ? Si nous ne passons pas le test du prime time en temps normal, n’y a-t-il pas une petite place pour de la différence alors que les audiences sont confinées et disponibles à toute heure ? Ne peut-on pas se poser la question ? Essayer ?De même les plateformes SVOD internationales qui voient leur activité boostée par ces circonstances extraordinaires ne peuvent-elle pas faire l’effort de diversifier leurs approvisionnements auprès de TPE-PME ? Netflix France vient de s’engager pour les intermittents, c’est tout à son honneur. Pourquoi ne pas ouvrir son antenne a des films de TPE-PME ? Idem pour Amazon Prime.Vous l’aurez compris, nous voulons plus de solidarité que de charité et nous aimerions qu’en ces temps exceptionnels, les intervenants du secteur prennent exceptionnellement le temps de considérer notre travail, notre professionnalisme, nos films et le résultat de vingt ans d’activité.Nous aussi nous savons pêcher, ouvrez-nous vos ports et nous vous proposerons nos poissons et perles.
Merci, portez-vous bien.

Amel Lacombe-Zaouali, fondatrice, présidente et unique actionnaire d’Eurozoom.

P.-S. : Et maintenant que tout le monde est féministe et prêt à se battre vent debout contre les discriminations professionnelles, peut-être que c’est le moment idéal pour donner un coup de pouce concret aux entreprises fondées par des femmes ?

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