La Gazette était l’organe d’information interne (nombre de copies limité) de la division chimie de Rhône-Poulenc. Cette publication se proposait deux objectifs… D’abord, informer la direction générale du groupe, le comité de division et tous les cadres impliqués dans l’action, de l’évolution de nos affaires, de nos problèmes et de nos espoirs, de nos échecs aussi bien que de nos succès, en évitant de sombrer dans l’un de ces bulletins « cocorico » d’autosatisfaction, destinés à montrer au monde entier combien nous étions beaux-et-gentils-et-talentueux-et-surdoués-et-sous-payés-compte-tenu-de-nos-performances, dont nous avons déjà tant d’exemples ! En réalité, nous parlions peu de ce qui allait bien et insistions davantage sur ce qui allait mal. Nous étions donc à contre-courant des autres publications professionnelles et politiques dont l’unique objet est de vanter les mérites des leaders qui, sans cette mise en valeur énergique, pourraient ne pas être évidents. Nous exposions donc, deux fois par mois et en huit pages, nos inquiétudes et nos préoccupations. Les nouveaux lecteurs étaient toujours surpris par la sincérité de nos propos et souvent alarmés, car prompts à confondre préoccupation et pessimisme… Il leur fallait quelque temps pour apprendre à nous connaître mieux, et les choses s’arrangeaient. La nature de notre métier nous conduisait à ressembler aux « combattants de l’ombre »…

En effet, les objectifs qui nous étaient fixés, étaient exprimés en monnaie nationale, qui était fluctuante, alors que les principaux facteurs déterminants étaient établis avec un an d’avance (taux de change du dollar et des principales devises, prix du baril, taux de croissance mondial, etc.). Nous devions donc nous efforcer d’influencer la conjoncture autant que faire se pouvait… Alors, nous traversions sans arrêt les continents, avec des dîners-débats dans tous les grands pays avec tous nos vendeurs et tous nos grands clients, acceptions des tournois de golf au Japon ou dans le Connecticut, et mettions sur le pont tout le personnel de nos filiales étrangères… Cela dit, personne ne comprenait très bien la cohérence de nos occupations, et personne ne voyait clairement le lien entre ce que nous faisions et les résultats que nous obtenions… Mais la règle du jeu était pourtant claire et respectée : les objectifs nous étaient fixés après discussion approfondie par notre hiérarchie et nous réclamions seulement la liberté de choisir l’itinéraire qui nous paraissait le mieux convenir, même si, souvent, il ne laissait pas de surprendre. Ce système nous obligeait évidemment à rendre des comptes régulièrement et c’était là le rôle de La Gazette…

Le compte rendu écrit présentait en outre un énorme avantage, en cela qu’il permettait d’informer sans être interrompu.Le second objectif de la Gazette était de devenir le « dazibao » de la division – le dazibao était ce pan de mur que l’on trouvait dans les villages en Chine, même pendant la période maoïste, où les citoyens pouvaient écrire, sans crainte (?), ce qu’ils souhaitaient… Il nous est apparu très tôt que la communication coûteuse des sociétés modernes ne visait qu’à s’assurer que le manœuvre de base a bien compris ce que pense Monsieur-le-Président-Directeur-Général ! À l’inverse, point n’est besoin d’un œil exercé pour comprendre que la communication de bas en haut se fait très mal. Grâce à des intermédiaires dévoués, on ne laisse passer que les compliments et les applaudissements… Il n’est pas prévu qu’on puisse ne pas être d’accord. Les micros ne sont pas faits pour critiquer mais, à la rigueur, pour demander des précisions supplémentaires sur la pensée de Monsieur-Le-Chef… Pour beaucoup de raisons, la langue de bois n’est jamais contestée et il n’y a pas de contre-pouvoir. Nous avons donc ouvert une page de La Gazette, la 9e… pour que quiconque veuille intervenir pour faire savoir aux autres ce qu’il pensait, puisse le faire, et là, sans risque d’aucune sorte, foi d’animal !Et nous avons reçu de nos amis disséminés dans les grandes villes de France et dans tous les grands pays du monde, des réflexions constructives ou destructrices, enthousiastes ou amères, des dessins acides et drôles, et des citations d’auteurs ( beaucoup de citations d’auteurs), qui se référaient avec piquant et causticité à notre état d’esprit du moment…

Deux règles seulement encadraient ces critiques : elles ne devaient être désobligeantes pour personne et notre attitude devait être telle qu’il soit évident pour tout le monde que nous faisions plus d’efforts que les autres pour faire triompher les décisions de notre hiérarchie, même si, et surtout, quand nous nous étions permis de les discuter…Corrigere ridendo mores, disaient les Latins : « corriger les mœurs en riant »… Le propos commun était d’utiliser l’humour comme un outil de travail, de traiter les choses sérieusement sans se prendre au sérieux et parfois, avec moins d’ambition, de faire seulement réfléchir ou sourire et mériter ainsi ce qu’on disait de nous, à savoir : « Un rien de cigale sur un fond de fourmi » !

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