Ce samedi 15 août, je reçois un appel des États-Unis. Jaime Mateus-Tique (H.90). On ne s’était pas parlé depuis des années.Jaime, après avoir fait du conseil et introduit sa start-up au Nasdaq, a désormais décidé d’arrêter de faire semblant de mettre en application ce qu’il a appris à HEC, et fait enfin ce qui le passionne depuis toujours : de la recherche scientifique. Moi, après avoir dirigé Google Europe du Sud, je suis devenu président de 55, une société de data marketing de trois cents employés, cofondée avec deux anciens amis de Google, et présente dans sept pays.Jaime est devenu étudiant doctorant et chercheur en biomédecine au Immunology Institute de la Icahn School of Medicine du célèbre hôpital Mount Sinai à New York.

Le laboratoire dans lequel il travaille est très préoccupé par ce qui se joue dans l’élection présidentielle. La réélection possible de Donald Trump serait une catastrophe pour la politique d’immigration américaine, déjà considérablement durcie pendant cette mandature, et pour la science en général. Les restrictions sur les visas concernant notamment les étudiants doctorants mettraient le dynamisme, la richesse et la capacité d’innovation de la science américaine en grave danger. Le monde scientifique est très en colère contre le président sortant. Sans doute d’ailleurs encore davantage depuis que le SARS-CoV-2 a infecté l’homme le plus puissant du monde, en pénétrant le lieu le plus sécurisé de l’univers connu.Le laboratoire dans lequel travaille Jaime a donc rédigé un article scientifique, intitulé ‘‘America First’’ Will Destroy U.S. Science, signé par quatre scientifiques de renom, et qui dénonce le danger d’une réélection de Donald Trump, prenant ainsi parti sans ambiguïté pour Joe Biden – fait exceptionnel pour des scientifiques.L’article une fois finalisé doit être soumis au magazine Cell, revue scientifique américaine de grand renom, qui appartient au Groupe Elsevier. Elle est considérée, par les biologistes de toutes spécialités, comme la revue la plus prestigieuse pour publier, devant Nature et Science, plus généralistes, et est la deuxième au monde par sa diffusion.Quel rapport avec ce coup de fil du15 août, demanderez-vous ? Jaime se souvient que j’ai été le dessinateur et caricaturiste attitré de la revue satirique HEC Hebdo sur le Campus, dans les années 1990.

Il a convaincu ses collègues laborantins que l’article engagé rédigé par son laboratoire aurait plus de force avec, comme illustration… un dessin humoristique ! Ça n’a pas été facile, tant ceux-ci sont habitués à des schémas rationnels ou des descriptifs de protocoles, plutôt que des cartoons émotionnels.Nous voici donc deux camarades partis pour illustrer l’article, avec Jaime comme scénariste et moi comme dessinateur.Et la magie prend, le coup de crayon revient, et le dessin est approuvé par les chercheurs du laboratoire ! Une charge agressive contre Donald Trump, accusé d’être anti-immigration, alors que le pays en plein drame épidémique, a besoin des efforts de tous ses scientifiques, y compris de ses meilleurs étudiants étrangers… et dans laquelle on comprend que son voisin canadien Justin Trudeau pourrait profiter de la situation.Reste le plus difficile : convaincre le Comité Éditorial de Cell… Comme nombre de revues scientifiques, la prise de position politique n’est pas la norme. Et pourtant, après des jours d’hésitation, la prestigieuse revue accepte l’article, et son illustration iconoclaste.L’article sort en ligne début octobre, quelques semaines avant l’échéance fatidique, et il est relayé sur les réseaux sociaux. Il sera enfin publié dans l’édition papier de novembre, ce qui sera la consécration pour les deux amis, obtenant ainsi leur première publication scientifique, et pas la moindre…

En critiquant Trump de manière cinglante et engagée, Cell a ainsi emboîté ainsi le pas à Scientific American, la plus vieille revue scientifique américaine, qui prit aussi parti publiquement dans l’élection présidentielle – une première depuis 175 ans. D’autres revues suivront, apportant leur contribution au résultat que l’on sait, tout comme ces deux camarades qui se sont monté le bourrichon un jour d’été 2020, et ont fait revivre une ancienne complicité… J’ai eu la chance de publier le 15 octobre dans l’hebdomadaire Le Point un autre dessin engagé, dénonçant l’emprise des réseaux sociaux sur la formation des opinions et le danger des algorithmes pour la démocratie (évoquant le scandale Cambridge Analytica, et ce qui se profile dans le monde de l’information et des médias : les deep fakes.Ironiquement, ce dessin, représentant le Mont Rushmore, dans lequel Theodore Roosevelt a été remplacé par Mark Zuckerberg, était inspiré d’un autre dessin que j’avais réalisé… chez Google, lorsque j’en étais un des dirigeants en Europe. Il m’avait valu à l’époque de remporter un concours de dessin humoristique dont le thème était la technologie. Abraham Lincoln et Roosevelt y étaient alors remplacés par Larry Page et Sergey Brin, et il avait à l’époque été publié dans une édition limitée du New Yorker.

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