Avant la chute du mur de Berlin, je ne voulais rien avoir à faire avec l’URSS qui, pour moi, n’était qu’un Empire russe abâtardi par une idéologie encore plus dangereuse que l’autocratisme des tsars. En 1981, dans un livre de géopolitique publié aux États-Unis, j’avais déjà envisagé son prochain naufrage.C’est Chantal, ma femme, qui, en 1988, m’a procuré des introductions, puis m’a convaincu que c’était le bon moment pour aller voir, sans engagement… Et je me suis retrouvé, le 14 juillet 1989, avec elle, à une tribune d’honneur pour présenter la France au futur maire de Moscou, grec pontique comme moi. Le mur allait tomber et, avec lui, beaucoup de la morgue marxiste-léniniste. Deux échecs les avaient encore plus marqués que la rébellion allemande : la perte de la course à la Lune et Tchernobyl.Le communisme était à bout de souffle, menacé non pas d’une révolution des masses, trop conditionnées au politiquement correct, mais des élites.

Ma filière, c’était l’Académie des Sciences, section économie. Là, plus personne ne défendait le système de l’économie « obéissante ». Tout le monde écrivait des articles enflammés pour réclamer les privatisations et leur corollaire, la démocratie à l’occidentale. La cause me parut digne et j’acceptais d’adhérer à l’Union internationale des économistes, héritière de la Société libre d’économie, créée au XVIIIe siècle, sous l’égide de la Grande Catherine, par le fameux Orlov pour moderniser l’Empire russe.À partir de là, tout est allé très vite et je me suis retrouvé au Kremlin, dans les valises du premier (et dernier) Premier ministre de l’Union soviétique, Valentin Pavlov. Il fallait un programme à la Perestroïka économique. Ce fut le Plan des 500 jours, délai imposé par Gorbatchev pour privatiser. J’y travaillais sous le contrôle du numéro 1 et du numéro 2. Gorbatchev, ivre de son succès planétaire, coaché par Margaret Thatcher, était arrogant et peu sympathique. Pavlov était un pauvre type arrivé là par la vertu de l’hérédité. Avec des arguments radicalement opposés, il fut facile de convaincre les deux de mon approche globale. Le succès du Plan était conditionné à la bienveillance des grandes puissances et surtout de l’Union européenne. J’obtins que Gorbatchev, d’abord réticent, accepte l’ouverture de négociations avec Bruxelles où régnait Jacques Delors, puis qu’un accord de coopération soit signé dans la foulée, drôlement baptisé « TACIS ».Tout était donc prêt pour le grand changement quand une camarilla conduite par le ministre de l’Intérieur réussit à effrayer le Comité central du PCUS qui, jusque-là, avait regardé ailleurs. Le putsch de 1991, en neutralisant Gorbatchev, mit fin aux espoirs de transition tranquille du Plan des 500 jours, au profit de la « thérapie de choc » prônée par les services américains.

Ils dépêchèrent l’économiste Jeffrey Sachs qui venait de « transformer » la Bolivie selon ce principe. Eltsine l’accueillit comme le Messie, et notre Plan des 500 jours suivit l’URSS dans les poubelles de l’histoire.J’étais vexé de cet échec, surtout après avoir vu les dégâts, prévisibles, de la « thérapie de choc ». Tout en me reconvertissant en modernisateur de l’industrie russe, je me réservais de dire un jour tout haut ce que je pensais tout bas et de décrire les conditions dans lesquelles la privatisation de l’économie russe a été le pillage le plus achevé de l’histoire d’un pays par ses « petits marquis ».De ces souvenirs, j’ai tiré un livre,Le Naufrage de l’Union soviétique, qui vient de paraître chez Transcontinentales d’Éditions (on peut le trouver sur Amazon). Il s’agit d’une suite de tableaux vivants de cette époque qui permettent au lecteur de balayer tout le spectre de la société soviétique, puis russe, et de comprendre d’où elle vient, qui elle est, et où elle risque d’aller, selon que nous nous en désintéresserons ou que, sans nier nos différences, nous lui tendrons la main.Le dernier mot de mon livre est : respect. Les Russes nous ont toujours respectés, même aux pires temps napoléoniens. Nous, rarement.

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