« – OK Google. Qui est Lauren Ducrey? » « – Lauren Ducrey (H.16), 28 ans, est responsable de la personnalité francophone de l’assistant Google », répond l’assistant virtuel. Google est flatteur: en réalité, elle a 31 ans… et elle a beaucoup d’autres cordes (sensibles) à son arc.

C’est bientôt Noël et l’an 2000. Dans un appartement de Neuilly, une fillette blonde trempe des feuilles de papier dans du thé pour leur donner une allure de parchemin. Puis elle écrit dessus quelques vers, cadeaux pour sa famille : sa mère américaine, son père français, sa sœur aînée. « À cette époque, je n’écrivais pas par vocation mais plutôt par souci d’économiser mes quelques sous », assure Lauren Ducrey (H.16). Quand l’adolescence affleure, elle troque son tutu de danseuse classique contre celui de gymnaste, à peine moins exigeant. Au lycée, bonne élève, son penchant littéraire s’affirme. Bac L avec un an d’avance. Hypokhâgne et khâgne. Concours.

Elle est reçue à Normale Sup. À HEC également. Dilemme ? Pas pour elle qui, habituée à naviguer entre ses deux cultures américaine et française, refuse de choisir. Pendant six ans, elle suit les deux cursus en alternance. La demoiselle est brillante, elle en a conscience mais ne s’en vante pas. On le lui a pourtant souvent répété, ce qui a développé chez elle « une volonté d’exceller mais a aussi été source d’anxiété ». Aujourd’hui, elle affirme avoir « pris de la distance avec le perfectionnisme » et préfère considérer qu’elle a surtout « la capacité de répondre à des attentes académiques un peu arbitraires ».

À Normale Sup, l’étudiante se plonge dans la phonétique et la linguistique, explore son américanité, décortique les romans de Philip Roth et les discours d’Obama. Elle a alors une préférence pour les textes contemporains qui résonnent avec la vie politique et sociale actuelle. « Des textes qui émeuvent et mènent à l’action », dit-elle. À HEC, elle apprécie ce « grand esprit de promo, la vie associative et quelques profs passionnants ». Âme curieuse et voyageuse, elle en profite surtout pour faire tous les échanges possibles : au Mexique, au Canada, aux États-Unis.

New York, Lauren Ducrey s’y installe à 23 ans, « attirée par le prix des loyers incroyablement abordables », glisse-t-elle avec une pointe d’humour. Elle papillonne, goûte aux nombreux plaisirs de cette ville vibrante. Elle se glisse dans la peau du consul de France pour écrire ses discours. Participe au développement d’un programme éducatif à destination des jeunes francophones immigrés et défavorisés. Sous le coup d’une rupture amoureuse, elle commence à tremper sa plume dans l’encrier de l’émotion et s’essaie à la poésie. « Je n’aurais jamais imaginé écrire un jour de la poésie », se souvient-elle. Ma vision de cet art se réduisait au sonnet étriqué et mathématique, à quelque chose de très beau mais réservé à un panthéon de grands auteurs. Aux États-Unis, j’ai découvert une approche de la poésie décomplexée, basée sur la sensibilité aux détails, sur le jeu et le plaisir. »

« Donner une personnalité à l’assistant Google »

Lauren fait un peu de copywriting avant d’être contactée en 2016 pour un emploi dont elle n’imaginait même pas l’existence : responsable de la personnalité francophone de l’assistant Google. 
Qu’il lève la main, celui qui n’a pas un jour cédé à cette lubie cocasse de poser des questions saugrenues à son assistant virtuel. OK, Google, raconte-moi une blague. As-tu une amoureuse ? Connais-tu le Père Noël ? « Il était important de donner une personnalité à cet assistant, explique Lauren Ducrey. Pour qu’il ne réponde pas à ce type de questions de façon froide, ennuyeuse, peu engageante. » L’équipe américaine avait défini en amont quatre traits de caractère : l’assistant Google se doit d’être serviable, divertissant, familier et empathique. Il n’a pas d’opinion politique ni religieuse. Et reste à sa place d’assistant virtuel.

Sur cette base, Lauren Ducrey, épaulée par une équipe d’une vingtaine de personnes (journalistes, rédacteurs de pub, comédiens, scénaristes…), est chargée de traduire les réponses de l’assistant américain en français. Non pas mot à mot, mais en adaptant les sous-entendus, les références culturelles, les expressions idiomatiques. « Avec une touche d’autodérision et d’ironie typique de l’esprit français », précise Lauren. Depuis, la jeune femme travaille à accommoder ces contenus pour d’autres pays francophones et à « rendre l’assistant plus intelligent émotionnellement ». « Ce qui me fascine, c’est l’humanité et la créativité de l’équipe, le travail des chercheurs en psychologie avec qui nous sommes en contact, l’analyse de tous ces détails qui font une bonne conversation », explique-t-elle.

Au fil de l’eau

Lauren a quitté sa colocation pour un appartement près de l’East River, au bord duquel elle se régénère. Elle y écrit, peint, gratte de temps en temps sa guitare. Elle se recentre et apprend à dire non aux mille sollicitations professionnelles. Sur sa table de nuit : Romain Gary pour sa part d’enfance, Zadie Smith pour son langage qui la transporte, Arundhati Roy pour la force de ses métaphores, Mary Oliver pour sa poésie simple et profonde qui la requinque quand elle a un coup de blues. Ses passions s’entremêlent : la poésie, le yoga, la méditation. Chez Google, elle anime des ateliers de pleine conscience et d’écriture, convaincue que « la poésie peut nous aider pour notre bien-être, que l’intelligence émotionnelle et l’empathie ont leur place en entreprise, qu’être en accord avec ses valeurs permet de mieux manager, de créer plus d’impact. »

À New York, à la Maison de la conversation à Paris ou au festival Burning Man au Nevada, « véritable terrain de jeu pour la créativité, l’originalité, l’imprévisible », Lauren participe à des scènes ouvertes. Elle lit ses textes, accompagnée d’une guitare acoustique. Elle prend le dessus sur son trac et projette sa voix. Ses mots, joueurs, voltigent, ondoient, enjôlent, s’amusent des images, des rythmes, des sonorités. « J’aimerais m’immiscer doucement, d’une caresse, au fil de l’eau d’une conversation déliée, dans les bras de ton cerveau », susurre-t-elle. Frisson. Son timbre est tendre et délicat, sa silhouette de danseuse évanescente et fluide.

Française et américaine, le corps et l’esprit, HEC et Normale Sup, scolaire et solaire, les pieds sur terre et l’âme poète, encore jeune et déjà sage, tech et attachée à des valeurs d’humanité… Elle est le yin et le yang. Elle a gardé de la France l’esprit critique et de l’Amérique la prise d’initiative optimiste.  Elle trace sa route. En parfait équilibre.Lauren Ducrey lira ses poèmes en musique le 31 mai prochain à 19 h 30 à la Maison de la Conversation à Paris.

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