Le numéro 4 d’HEC Stories révélait toute l’importance pour les dirigeants de prendre en main le pricing comme levier le plus puissant de la rentabilité de leur entreprise mais aussi de la rénovation de leur business model. La crise de la Covid-19 renforce cet impératif. Dans cet entretien, Augustin Manchon, seul Français parmi les 40 meilleurs experts mondiaux du pricing et actuellement architecte de plusieurs plans de reprise, note les erreurs de pricing les plus fréquentes et nous livre les clefs indispensables à une reprise réussie et une rentabilité résiliente.

Comment voyez-vous la nouvelle réalité économique affecter les décisions de pricing ?

Suite aux chocs d’offre, de demande et de trésorerie dus au confinement, le déconfinement et la reprise progressive ne sont pas sans risques. Tout dirigeant doit être conscient des nouvelles réalités qui impacteront la stratégie prix :

  • Gérer une reprise avec des incertitudes sur le niveau, le timing et la répartition de la demande que certains veulent stimuler par le prix alors que la cause de la prudence des acheteurs est souvent ailleurs ;
  • Anticiper une vague de faillites dans certains secteurs, mais aussi chez ses concurrents, clients et fournisseurs les plus fragiles. Des situations de destockage déclenchent des promotions hors normes, des guerres de prix involontaires et une tendance déflationniste qui va durer sur plusieurs mois ;
  • Absorber des disruptions dans la chaîne de valeur, conduisant certains à hausser le prix pour lisser une pénurie temporaire ou à baisser le prix pour atténuer une défaillance de service ;
  • S’adapter à une nouvelle organisation du travail, à la disparition de certains métiers, à l’apparition de nouveaux et une revalorisation des professions en première ligne ;
  • S’accommoder de l’explosion du canal digital qui entraîne une transparence accrue des comparaisons de prix ;
  • Anticiper une hausse du chômage et une baisse du pouvoir d’achat après l’expiration des aides au chômage partiel. A contrario, la thésaurisation forcée de 70 milliards d’euros de mars-avril jouera sur la balance de la reprise selon le degré d’optimisme ou de pessimisme pour la fin d’année et les arbitrages du plan de relance de cet automne ;
  • Accepter que la récession inévitable dans le monde entier (entre 9 et 20 % de baisse du PIB selon les pays) réduise les exportations même si la réindustrialisation française peut aussi ouvrir à long terme de nouvelles voies de croissance auprès des pays voisins. Le dumping des prix sur des marchés internationaux pourrait tenter certains. Pour les entreprises internationales, il faut savoir qu’une guerre des changes n’est pas exclue par les économistes avec la reprise de la concurrence entre les grands blocs et la tentation des banques centrales de laisser dévaluer leur monnaie pour favoriser l’exportation.

Face à toutes ces pressions, comment répondent les entreprises ?

En France, selon le sondage conduit pour Manchon & Company auprès de 495 dirigeants de PMEs et ETIs, en association avec BPI France, le 29 avril dernier, environ un tiers des entreprises vont procéder à des baisses de prix (7 %), des hausses de prix (8 %) ou un mix des deux (18 %) pour préserver la trésorerie, le chiffre d’affaires ou la marge.Aux États-Unis où la récession est plus brutale et immédiate, selon un sondage de mon confrère Steven Forth, des baisses temporaires de prix sont planifiées par 30 % des entreprises et en incluant les autres formes d’incitations prix, c’est un total de 40 % qui vont tirer les prix vers le bas au moins temporairement.

Est-ce une erreur de baisser les prix pour répondre à cette crise ?

Trois types de situations peuvent mener à une réduction mal avisée des prix :

  • Baisser les prix est souvent une réponse instinctive pour relancer la demande. Une baisse n’est efficace que si la demande est élastique au prix, or dans cette crise la demande de nombreux produits et services est devenue inélastique au prix. Un prix plus agressif ne résout pas une impossibilité d’acheter, un besoin temporairement suspendu, un désir d’attendre pour voir venir… ;
  • La baisse de demande d’un produit dérive souvent de la baisse de demande d’un autre produit en amont dans la hiérarchie de besoin ou en aval dans la chaîne de valeur de l’acheteur… ;
  • La combinaison d’intentions ou de promotions individuellement logiques (par exemple une reprise du calendrier de promotion pré-Covid) peut déclencher une chaîne de réactions concurrentielles et mener à une guerre des prix, dont il est notoirement difficile de sortir ensuite.

Quelles alternatives à une baisse inconsidérée des prix ?

Des alternatives plus judicieuses existent. Parmi celles-ci, je citerai :

  • Offrez des délais de paiements pour traiter le besoin de trésorerie, plus réel que le besoin de baisse de prix. Rendez les retours gratuits. Financez des services complémentaires tout en créant des avantages concurrentiels durables ;
  • Enrichissez l’offre avec des fonctionnalités et services, en privilégiant celles qui ont le meilleur ratio entre valeur perçue et coût pour vous ;
  • Encadrez les promotions dans le temps, ciblez les remises sur des segments spécifiques pour des raisons de solidarité ;
  • Pensez à l’aval de la filière : soyez comme Inbev, l’instigateur d’une plateforme de collecte de bons d’achat pour cafés et restaurants à valoir sur l’achat de vos produits en amont ;
  • N’accordez jamais une remise sans contrepartie (engagement de volume, de durée, de part d’achat, d’usage d’un autre canal de distribution, d’élargissement de la gamme achetée…). Sans explication ni contrepartie, une remise induit à terme une érosion de la perception de valeur.

Et en termes de stratégie pricing à moyen terme, que recommandez-vous ?

Cette crise est aussi une opportunité pour faire face à la prochaine crise sinon une nécessité de reconstruire sa résilience. Le pricing permet cette remise à plat. Le pricing doit s’aligner avec la valeur ou selon les cas atténuer les aléas de la conjoncture. Il y a 5 leviers sur lesquels tout dirigeant peut s’appuyer dans ce cadre :

  • Lancez un exercice de scénario planning avec des scénarios extrêmes pour forcer l’identification de stratégies innovantes, choisissez celle(s) qui résiste(nt) le mieux au scénario le plus probable, mais surtout pilotez régulièrement les indicateurs qui signalent quand il est temps de passer du plan A au plan B ;
  • Remettez à plat votre business model. Par exemple, les entreprises qui ont adopté un modèle d’abonnement, usage-based ou outcome-based ont mieux résisté à la crise (environ 15 % de différence de performance dans l’index Zuora de la Subcription Economy). Un revenu récurrent vous permettra de mieux résister aux fluctuations transactionnelles ;
  • Capitalisez sur les mutations de la valeur client et des valeurssociétalesqui se sont accélérées ou révélées : acheter local, national, vert ou bio a un prix. Une nouvelle marge de manœuvre s’ouvre pour relocaliser et reconstruire du pricing power en accord avec ces nouvelles valeurs ;
  • Attention à vos initiatives de value-based pricing. En période de crise, le cost-plus pricing reprend du poil de la bête à cause des fluctuations. Là aussi, il faut mettre en place des indicateurs avancés en amont pour guider des évolutions proactives du prix en aval. Une gouvernance pricing cross-fonctionnelle est une parade préventive ;
  • Segmentez votre offre en Good, Better, Best. Créez le niveau Best, artificiellement s’il le faut, pour créer un effetd’ancrage. Ce biais cognitif (documenté dans la science comportementale) permet à lui seul un shift instantané de vos ventes Good vers Better ( jusqu’à un doublement du CA).

25 % des entreprises françaises ont lancé une remise à plat de leur structure de pricing au-delà des aménagements tactiques immédiats de leurs niveaux de prix. Ce sera vous ou votre concurrent…

Augustin Manchon (H.83) a débuté sa carrière dans le conseil en stratégie chez Mars & Co avant de rejoindre Braxton, la division stratégie de Deloitte, à Paris puis Londres, Madrid et Toronto. En 1994, il « remonte le Gulf Stream » et prend la direction américaine de la nouvelle practice Customer Value Management avant de lancer avec succès la practice du pricing. Il rejoint ensuite le cabinet Accenture pour y fonder cette practice et devenir le leader mondial en moins de deux ans. Après un passage au sein du cabinet SKP spécialisé en pricing fonctionnel, il crée en 2009 Manchon & Company à Toronto avec une antenne à Paris depuis 2016.

MANCHON & COMPANY a été créée par Augustin Manchon en 2009. Spécialisée dans le pricing, la société accompagne les directions générales dans tous les secteurs sur cette problématique devenue essentielle aujourd’hui en Amérique du Nord et en Europe. Slipstream a distingué Augustin Manchon dans son « Top 40 Pricing Influencers in the World » (19e Mondial, 8e en Expertise, seul Français).

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