Au XIXe et au début XXe siècle, le bourgeois français vivait de ses rentes. Quiconque avait hérité d’un patrimoine ou s’en était constitué un, grâce à son travail et à son épargne, aspirait à devenir rentier. Les comédies françaises de cette époque sont pleines de ces personnages, tels M. Perrichon, dont Eugène Labiche nous dit, dans sa pièce de théâtre Le Voyage de Monsieur Perrichon, qu’il disposait de 40 000 francs de rentes.

Mais comment évaluer une rente de 1860 ? Le plus simple est de considérer l’évolution du prix de l’or. La valeur du gramme d’or était alors de 3,10 francs. Au cours actuel de ce métal, M. Perrichon aurait un revenu annuel de 635 000 euros (net d’impôts, puisque l’impôt sur le revenu et les prélèvements sociaux n’avaient pas encore été inventés).

Mais, faute d’être convertie en or, qu’est donc devenue la rente de M. Perrichon ? La réponse est implacable. Les 40 000 francs de rentes sont devenus 40 000 centimes, soit 400 nouveaux francs le 1er janvier 1960, puis 61 euros le 1er janvier 2002. C’est ainsi que la dot très confortable de la belle Henriette, fille de M. Perrichon, qui justifie l’intrigue de la pièce écrite par Labiche en 1860, ne permet désormais plus à ses descendants que d’acheter une baguette de pain une fois par semaine.

Quel enseignement en tirer ? Que la valeur de la monnaie n’a cessé de se déprécier au fil des années. Il aura suffi de quelques décennies pour transformer un revenu confortable en une somme dérisoire. On a tendance à penser que les Français ont été ruinés par les emprunts russes, mais c’est oublier qu’ils l’ont été également très bien par les emprunts français, qui ont été des placements épouvantables, notamment à trois reprises au cours du XXe siècle : pendant les deux guerres mondiales et lors le choc pétrolier des années 1970. Malgré leurs déboires, les épargnants français ne sont pas rancuniers et maintiennent leur confiance dans leur monnaie. Attitude d’autant plus surprenante que la Banque centrale européenne, avec cynisme, a décidé de détourner sa mission d’assurer la stabilité de l’euro, en visant une dépréciation annuelle de 2 % de la monnaie qu’elle est censée défendre. L’idée sous-jacente des grands argentiers est, bien sûr, qu’une légère inflation est stimulante pour la croissance économique, mais c’est faire fi de l’épargne des Européens puisqu’un simple calcul (0,9882) démontre qu’avec l’espérance de vie actuelle de 82 ans, un nouveau-né verra la valeur de l’euro fondre de 81 % au cours de sa vie.

C’est ainsi que malgré les expériences désastreuses du passé, les Français continuent à plébisciter la rente, rebaptisée assurance vie. Bien entendu, les assureurs et les pouvoirs publics ont peu à peu forgé un vocabulaire devenu de plus en plus hermétique : fonds en euros, actif général, fonds cantonné, unités de compte… Comment le malheureux épargnant, même avisé, peut-il s’y reconnaître dans ce maquis de terminologies ? La vérité est qu’il ne s’y reconnaît pas et qu’il est obligé de suivre les conseils de son banquier ou de son assureur. Si M. Perrichon comprenait ce qu’était une rente en 1860, l’épargnant français actuel n’est, quant à lui, plus vraiment en mesure de comprendre comment sont gérés ses capitaux. Pourtant, l’encours de l’assurance vie atteint le montant incroyable de 1 800 milliards d’euros, dont 75 % sur les fameux fonds en euros à capital garanti, nouvel avatar de la rente de M. Perrichon.

François Permezel  (H.76)

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