En quelques mois, la crise du Covid a provoqué en Europe un bouleversement économique. Le risque de dépression a concentré l’attention des observateurs. Mais cette crise peut s’envisager sous un autre angle : elle nous fait entrer dans un monde nouveau, qu’il est temps d’explorer. La politique économique de l’Union européenne a brutalement changé de cap. De la priorité donnée à l’équilibre financier, nous sommes passés à une politique de soutien intense à l’activité. Les contraintes maastrichtiennes imposées aux gouvernements et à la BCE ont volé en éclat, du jour au lendemain : en juillet, l’Union Européenne a annoncé qu’elle emprunterait au nom de ses membres pour financer un plan de développement de 750 milliards d’euros.Ce radical changement de dogme entraîne, sans qu’on y ait pris garde, une remise en cause des institutions européennes. La création monétaire intense mise en œuvre par la BCE permet de facto aux pays de la zone euro de retrouver une souveraineté monétaire à laquelle ils avaient renoncé en 1992. En effet, si la BCE prête sans limitation, la situation de liberté monétaire remet les pays dans une situation proche de celle qu’ils connaissaient du temps où ils disposaient d’une banque centrale nationale en plein exercice. Tout aussi novatrice est l’émergence de l’UE comme agent financier fédéral. Ce tabou – qui avait suscité tant d’interminables discussions entre pays membres – est anéanti. La mutualisation des dettes est en marche ! La signature de l’UE devrait susciter l’intérêt des investisseurs. L’apparition d’un grand émetteur en euros renforcera le rating de la monnaie unique.On ne reviendra pas en arrière.

Le retour à l’austérité, entendue comme la primauté donnée à l’équilibre financier au détriment de la croissance, est insoutenable intellectuellement, inenvisageable économiquement, invendable politiquement. Veut-on remettre le feu aux Champs-Élysées ? Le système précédent a asthéniénos capacités industrielles, entretenu le chômage, creusé les inégalités, il est mis hors-jeu.Deux voies s’ouvrent donc. La liberté de manœuvre retrouvée peut réveiller les tentations d’un retour aux monnaies nationales et à l’Europe d’avant 1992, mais ce serait probablement désastreux. Il faut au contraire aller de l’avant,c’est-à-dire donner des bases solides à ce qui n’est, pour l’instant, qu’une pratique née de la crise. Les institutions européennes se sont révélées indispensables, c’est avec elles que nous sortirons des difficultés.En devenant source de financement pour les pays membres, l’UE va renforcer son influence politique. Il sera nécessaire d’en dessiner la contrepartie, au moyen de leviers à mettre à la disposition des États. Cela d’autant plus que, dans les prérogatives de l’UE, il faudra inclure la supervision de la BCE, dont l’objectif ne sera plus désormais la seule maîtrise de l’inflation, mais aussi le soutien de la croissance. À ce prix, l’euro trouvera enfin sa légitimité. Les billets de 20 euros seront toujours bleus, mais ce ne sera plus la même monnaie.Pour convaincre les eurosceptiques, la croissance serait affirmée comme l’objectif prioritaire de la politique économique européenne.

C’est elle – et elle seule – qui permettra de lutter contre la déflation qui nous menace, de faire face aux défis sociaux, d’améliorer le pouvoir d’achat, de financer les investissements nécessaires à la lutte contre le réchauffement…La crise du Covid a fait sauter les murailles, la pratique a nécessité l’abandon soudain de politiques économiques dont on sentait sans l’oser dire qu’elles menaient à l’échec. Elle a montré tout aussi clairement la nécessité de l’évolution des institutions européennes. Une sorte de révolution est en train de s’accomplir. Les mutations monétaires et financières esquissées ci-dessus sont comme des plaques tectoniques : leur mouvement est souterrain, mais il déterminera les paysages du futur.

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