Pascal Ronfard (H.90), Directeur Général Adjoint de Solactis et Hubert Lange (H.90), Directeur Général Adjoint de CEREA PARTNERS ;  Co-présidents du bureau HEC Agroalimentaire. ©Philippe Baudin

 

 

 

 

Entre le succès du bio, l’appétence pour le local, l’environnement, le recyclage, le pouvoir d’achat, l’envolée des prix des matières premières liée à la guerre en Ukraine et l’inflation ; jusqu’où la transition alimentaire peut-elle aller ? C’est la question posée lors de la 5ème édition des Rencontres HEC Agroalimentaires qui ont réuni tout un panel d’intervenants de haut vol pour apporter des éléments de réponses. Décryptage d’un monde en pleine transition

Terme encore technique il y a quelques années, la transition alimentaire semble s’imposer à tous aujourd’hui : appétence pour le local, préservation de l’environnement, recyclage, flexitarisme et veganisme font désormais partie de notre environnement quotidien. Et pourtant… avec l’inflation liée à la sortie de la Covid et l’envolée du prix des matières premières liée à la guerre en Ukraine, pouvoir d’achat et risque de famine reviennent au-devant de la scène. Dans les rayons, le consommateur boude le bio, le végétal stagne et les stars en livraison de repas sont les hamburgers et les pizzas. Alors, quelle forme la transition alimentaire va-t-elle finalement prendre ? Jusqu’où peut-elle aller, et combien de temps va-t-elle durer avant d’atteindre son nouvel état d’équilibre ? C’est la question posée lors de la 5ème édition des Rencontres HEC de l’Agro-alimentaire qui a réuni un panel d’intervenants de haut vol pour apporter des éléments de réponses. Décryptage d’un monde en pleine transition.

Une transition en marche

Au plan politique, avec l’urgence climatique, priorité de ce nouveau quinquennat d’Emmanuel Macron, l’heure est officiellement à la transition. Derrière la Première ministre, officiellement « chargée de la Planification écologique et énergétique », deux femmes ont été nommées à la tête de ces portefeuilles : Amélie de Montchalin (H.09) ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, et Agnès Pannier-Runacher (H.95), ministre de la Transition énergétique.

Écologique, énergétique, une autre transition est en marche, c’est celle de l’agro-alimentaire. « Le thème de la transition alimentaire est une préoccupation de tous les acteurs du secteur », explique Pascal Ronfard (H.90), Associé Fondateur de Solactis et co-président du Club HEC Agro-alimentaire.  « En 2019, nous avions choisi le thème du Consommateur 4.0 pour la 4ème édition des Rencontres HEC de l’Agro-alimentaire mais assez vite, la conférence s’est orientée naturellement sur les attentes du consommateur en termes de transition alimentaire. Avec le précédent événement, nous avions fait le constat de la nécessité de rentrer dans le sujet », étaye-t-il.  « La transition alimentaire est une vraie révolution », poursuit Hubert Lange (H.90), associé de Cerea Partners et co-Président du Club, « elle est partie du consommateur dans les années 2000 et remonte progressivement aux distributeurs, aux industriels et aux agriculteurs. Pour pouvoir réellement modifier l’offre alimentaire, il faut passer par une approche systémique de ces quatre maillons de la chaîne, et nous avons souhaité réunir leurs points de vue dans cette unique conférence ».

Empêchée par le Covid, l’édition 2021 a été reportée à ce 2ème trimestre 2022 et se tient à nouveau à la maison des Chambres d’Agriculture, en plein VIIIème arrondissement de Paris. Et c’est son président, Sébastien Windsor, qui entame la conférence. « Je vous mets au défi de trouver un agriculteur climato-sceptique », lance-t-il en introduction. « Les accidents climatiques se sont largement multipliés ces dernières années, et ils en sont les premières victimes. Il y a 50 ans, il y avait 2 à 3 épisodes de sécheresse ou de pluviométrie exceptionnels tous les 10 ans, il faut en attendre 13 par décennie désormais, leur travail devient impossible ». Le ton est lancé, la transition est donc bien en marche au niveau des acteurs économiques. Mais qu’en est-il au niveau des consommateurs ?

Florence Pradier, Directrice Générale de la COOPERATION AGRICOLE, Philippe Mauguin, Président de l’INRAE et Christophe Couroussé, Directeur du développement Agricole de TERRENA. ©Philippe Baudin

Animée par Philippe Girard,Pascal Ronfard et François-Xavier Mignon

Un consommateur tiraillé entre impératif écologique et habitudes alimentaires

Youmna Ovazza, Directrice Générale d’Ipsos Strategy3 et Emmanuel Fournet, Consumer Success Leader de NielsenIQ, ont uni leurs sources d’information pour analyser l’attitude des consommateurs. Témoignage d’un processus d’innovation à l’œuvre, ils constatent que ceux-ci sont soumis à de fortes tensions entre les nouvelles valeurs écologiques auxquelles ils aspirent et les modes de consommation développés au fil des ans, dont certains ne sont pas près de changer. Trois thématiques se partagent leur « part d’estomac » : 1) les consommateurs souhaitent une alimentation « durable », bonne tant pour la planète que pour la santé, mais sans sacrifier pour autant le goût, leur premier critère d’achat (et avec lui le plaisir sucré, objet des meilleures introductions produits), ainsi que le confort et la praticité, illustrées par le succès de la livraison de nourriture à domicile qu’utilisent 45 % des américains et des chinois et 25 % des français ; 2) s’ils valorisent la production locale, à laquelle 66 % des français déclarent accorder leur préférence, ils plébiscitent également la cuisine étrangère, comme en témoigne le succès de la fusion food, de la cuisine ethnique et des super aliments asiatiques ou africains ; 3) s’ils veulent préserver la planète, ils n’en sont pas moins sensibles à leur pouvoir d’achat qui remonte aux premiers rangs de leurs critères de décision : en 2022, 75 % d’entre eux se déclarent contraints ou prudents face à l’envolée des prix des produits alimentaires.

Un amont agricole en chantier

C’est ensuite au tour des professionnels de l’amont de prendre place. Christophe Couroussé, directeur du développement agricole de Terrena, Philippe Maugin, président de l’INRAE et Florence Pradier, DG de la Coopération agricole expliquent comment les agriculteurs travaillent à réduire leur empreinte environnementale. « Chez Terrena, nous avons développé notre offre de Nouvelle agriculture », explique Christophe Couroussé, « une agriculture sans pesticide qui répond à la préoccupation de santé et de respect de la biodiversité des consommateurs ». Biosolutions, agriculture de précision, meilleure rotation des cultures, semences plus résistantes, des solutions émergent, mais elles vont mettre du temps du temps à gagner en efficacité. « Les investissements vont être considérables », préviendra par la suite Jean-Paul Torris, Directeur Général de Savencia et Premier Vice-Président de l’ANIA, « et certaines exploitations ne vont pas avoir d’autre choix que de se concentrer pour y faire face ».

Et que dire de la production animale, grand coupable des émissions de gaz à effet de serre et de la surconsommation d’intrants agricoles ? Les professionnels de l’amont n’esquivent pas la question, ils n’ont d’ailleurs pas beaucoup le choix : la consommation de viande bovine a baissé de 12 % sur les 10 dernières années, et 43% des français se déclarent prêts à davantage réduire leur consommation de viande. Philippe Mauguin se risque à une estimation: « aujourd’hui, le rapport animal / végétal dans l’alimentation des Français se situe à 70 / 30; un équilibre 50 / 50 serait sans doute plus souhaitable, et permet d’atteindre un panier moyen à la fois vertueux et économique ». Christophe Couroussé rappelle aussi certaines limites : « sans élevage [et les engrais naturels qu’il fournit], il n’y a pas d’agriculture possible. Ne l’oublions pas ! ».

Ainsi, pour atteindre les objectifs de qualité environnementale et nutritionnelle, l’offre alimentaire doit évoluer. « Il nous faut faire évoluer les type des productions agricoles, avec ce que cela veut dire en terme de structures agricoles, tout en répondant aux attentes des consommateurs, qui doivent s’y retrouver en termes de goût et plaisir, de qualité et de bénéfice nutritionnels » nous indique Florence Pradier, « et pour atteindre l’objectif, il faudra l’implication de tous les maillons de la chaine, industrie agro-alimentaire et distribution compris. »

Nouveaux paradigmes alimentaires

Si l’agriculture doit donc se réinventer, la transition alimentaire est aussi source d’opportunités. Le succès de deux start-uppeurs d’un nouveau genre vient illustrer ce changement de paradigme alimentaire. Antoine Hubert, le président et co-fondateur d’Ynsect, une entreprise fondée en 2011 qui produit des protéines à base d’insectes destinées avant tout à nourrir le bétail et des engrais naturels d’insectes, vient de lever 372 millions de dollars pour se lancer dans la production d’insectes à grande échelle et bâtir une ferme verticale robotisée à cet effet près d’Amiens, qui va prendre le relais de deux fermes pilotes. Protéines nutritives et inoffensives pour la planète, les insectes peuvent aider à relever le défi démographique de nourrir 10 milliards d’habitants en 2050 tout en préservant l’environnement.

Par écran interposé cette fois, Ethan Brown, le président et fondateur de Beyond Meat, nous parle depuis sa Californie. Il a lancé en 2009 une alternative pour les végétariens et végétaliens qui rêvent de croquer dans un bon burger. Sa réplique végétale parfaite (ou presque !) du steak saignant qu’il compose de légumineuses (achetées à une société française) et de betteraves séduit des deux côtés de l’Atlantique puisque le groupe Casino vend les produits Beyond depuis 2020 dans ses magasins. « La plupart de nos consommateurs ne sont ni végétariens ni vegans, ce sont des consommateurs de burgers qui souhaitent varier leur alimentation », conclut Ethan Brown, pour qui la poursuite permanente de l’innovation est la clé du succès de sa marque.

 

Ethan Brown, Fondateur et Président de BEYON MEAT. ©Philippe Baudin

Les marques établies font conjuguer transition alimentaire avec plaisir

S’ensuit une seconde table ronde sur la stratégie des marques établies et des distributeurs face aux évolutions en cours. « Nous constatons une motivation importante du consommateur autour de la consommation responsable », indique Christophe Barnouin, le Président d’Ecotone, une des premières grandes entreprises agro-alimentaires européennes certifiée B Corp. Même constat chez les sociétés de produits des consommations « pur plaisir ». « Nous effectuons un véritable travail de rénovation depuis 3 ans et demi avec des recettes plus naturelles et moins sucrées », atteste Thierry Gaillard, Président de Carambar. « Nous avons observé un début de déconsommation il y a presque 6 ans. Les consommateurs se sont demandés d’où venaient les ingrédients qui composaient leurs Carambars. Nous avons réagi et aujourd’hui ils sont plus naturels, sans colorant artificiels ni gélatine animale et le packaging est recyclé », continue l’homme souriant. « Ce qui cartonne, c’est quand on arrive à tenir l’équation entre plaisir et santé ! », lance François Eyraud, DG France chez Danone avant d’ajouter : « Nous travaillons pour améliorer les compositions de nos produits alimentaires, avec par exemple la modification des conservateurs, mais le plaisir reste au cœur de nos inventions ».

Faire des recettes plus clean, c’est bien, mais ça a un coût. La gélatine de fruit est 25% plus chère que la gélatine animale. Alors certains industriels se bougent pour que la population au portefeuille vidé en fin de mois puisse souffler. Il s’agit de faire comprendre qu’une autre répartition des achats alimentaires permet de combiner qualité et plaisir. De même, la société Gallia, groupe Danone, lance aussi un programme avec la CAF pour que les familles en difficultés aient accès à un lait infantile de haute qualité.

Mais l’équation n’est pas si simple. « On ne peut pas contrôler l’inflation, martèle François Eyraud. Si on ne la répercute pas, certaines entreprises vont faire faillite ». Même constat chez Ecotone. « La transition alimentaire est un besoin, nous avons une responsabilité sociétale, même si elle a un prix. Nous poussons nos engagements sur les emballages, le végétal et bien sûr, sur la biodiversité ».

N’est-ce pas la responsabilité des entreprises de promouvoir proactivement la transition alimentaire et pas seulement d’accompagner la demande du consommateur, s’interroge l’assistance? « C’est une question que nous nous posons tous les jours », répond François Eyraud. « Nous le faisons au travers de certaines marques ‘engagées’ de notre portefeuille, comme Les deux vaches. Sur nos grandes marques, nous devons être extrêmement vigilants à l’acceptation par les consommateurs, car des changements même anodins peuvent conduire à une désaffection du public. »

« Il y a un véritable travail de pédagogie à faire auprès des consommateurs », nous confiera Corinne Aubry-Lecomte, Directrice du Pôle Alimentaire, Innovation et Qualité de Casino après la table-ronde. « Le goût est essentiel, car l’alimentation est le seul plaisir que peuvent s’offrir les consommateurs les moins aisés en période de crise. Mais la façon la moins coûteuse de donner du goût aux produits, c’est d’y ajouter du gras et du sucre, dont sont victimes les moins fortunés. Il faut donc éduquer les consommateurs pour les faire évoluer vers un monde de produits plus végétaux, moins transformés, avec davantage de vrac. Nous y travaillons avec plusieurs associations, mais c’est dès l’école que doivent être enseignés ces principes ».

 

Thierry Gaillard , Président de CARAMBAR,  Corinne Aubry-Lecompte,  Directrice Pôle Alimentaire de CASINO, Christophe Barnouin,  Président d’ECOTONE et François Eyraud, Directeur Général France de DANONE. ©Philippe Baudin

Animée par Delphine Nicolas-Tucou et Hubert Lange

Le Prix de l’Audace Agro-alimentaire remporté par J’Achète Fermier

Vient alors la remise du Prix de l’Audace, rétabli en 2022 après une interruption liée à la crise sanitaire, dans la catégorie agro-alimentaire. Dix candidats ont été sélectionnés pour leur prise de risque dans l’établissement d’un nouveau concept ou la rénovation d’une marque : Alpina Savoie, Andros pour sa gamme Gourmand et Végétal, Les Biscuits Joyeux, Les Deux Marmottes, Ethiquable, La Fourche, Grain de Sail, Inarix, J’achète Fermier et Limagrain pour sa gamme Les Graineurs. C’est une jeune initiative de production en circuit court, J’achète Fermier, qui a remporté le suffrage du jury de 9 professionnels : dans un simple containeur, la société livre à des fermes une unité complète de production et de conditionnement de yaourts, leur permettant ainsi de valoriser elles-mêmes leur lait et de se procurer un complément de revenus. Grâce à un partenariat avec une grande chaîne de distribution, appelé à s’étendre à d’autres, elle leur apporte par ailleurs un débouché commercial. Autre candidat distingué par le jury : l’épicerie bio en ligne La Fourche, créée en 2017 par 3 anciens de la même promotion d’HEC (2011), Nathan Labat, Boris Meton et Lucas Lefebvre, qui obtient le prix spécial du jury pour son initiative de démocratiser les produits bio de qualité grâce à un système original de commercialisation en ligne via un système d’adhésion.

Rejoignez-nous, c’est ici que ça se passe!

C’est à Jean-Paul Torris, Directeur Général de Savencia et premier vice-président de l’Ania, que revient le mot de la fin. « Certains étudiants ont appelé à déserter notre industrie », constate-t-il proche de l’indignation. « Cela fait pourtant des années que les industriels de l’agro-alimentaire travaillent à rendre leurs produits plus sûrs et plus sains, malgré les énormes pressions sur les prix auxquelles ils sont confrontés. Après le défi démographique, la lutte contre le changement climatique est un challenge extraordinaire pour nos métiers, et il concerne l’amont au premier chef. Nous arrivons à réduire nos émissions directes de gaz à effet de serre, mais l’enjeu porte sur celles de nos fournisseurs, le fameux « scope 3 » des bilans carbone. Or les solutions existent pour y répondre : avec la révolution agronomique et l’agriculture de précision, nous disposons des leviers pour réduire l’empreinte carbone de l’ensemble de la chaîne alimentaire ». Mais il prévient : « cette révolution va demander des investissements énormes en R&D, en équipements et en formation. Alors ne désertez pas, mais au contraire rejoignez-nous, car c’est ici que ça se passe, et c’est maintenant. »

Face au défi démographique de nourrir 10 milliards d’habitants en 2050, et avec la situation plus immédiate liée aux conséquences de la guerre en Ukraine, notre agro-alimentaire doit continuer à gagner en productivité, alors que les surfaces cultivables se réduisent avec l’expansion urbaine. « Certaines solutions sont de fausses voies », poursuit Jean-Paul Torris. « L’objectif de passer à 25% de production bio fixé par la stratégie européenne Farm to Fork n’est pas réaliste. Cela impliquerait une baisse de 10 % de notre production : ce n’est pas notre mission. Et la consommation bio est en baisse depuis plusieurs mois, sous la pression des hausses de prix et du développement d’autres labels de qualité, mettant en difficulté les agriculteurs qui s’y sont convertis. Les objectifs des pouvoirs publics doivent donc être plus réalistes. Et les aides appropriées doivent être mises en œuvre pour financer cet immense effort de transition ».

Alors, à la question « Jusqu’où la transition alimentaire peut-elle aller ? », la réponse semble être « jusqu’au bout » ! A deux conditions toutefois : ne pas perdre en route l’agriculteur, sans qui rien ne peut être produit et qui va avoir besoin d’accompagnement ; et ne pas perdre non plus le consommateur, pour qui alimentation rime avec plaisir et qui n’aime pas se laisser dicter ce qu’il doit manger. C’est tout un savant équilibre qui est à construire. À suivre donc, dans nos assiettes.

 

Avec le bureau du Club HEC Alumni Agro-alimentaire

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