En tant que directeur de la Joint European Disruptive Initiative (JEDI), j’aimerais apporter ma contribution au débat d’actualité sur la souveraineté technologique de l’Union européenne. Le Commissaire Européen au Marché intérieur évoquait dans Les Échos l’impératif de la souveraineté, que l’on ne peut évidemment qu’approuver ; mais l’on est tenté de répondre que le constat est archi-connu, qu’il nous faut surtout un impératif du présent et démontrer par les actes que l’Europe s’est réveillée. Aujourd’hui, on en est loin, très loin.Prenons l’exemple des supercalculateurs : si plus d’un milliard d’euros finance l’European High-Performance Computing Joint Undertaking sur 2018-2026, 32 pays participent à cette initiative. Le résultat ne peut être que dilué par une telle complexité. Airbus fut d’abord un accord à trois (France, Allemagne, Royaume-Uni), et l’on ne chercha pas à faire des autres pays européens des puissances aéronautiques. On raffole des grands plans mais on dort lorsque le monde accélère : absence de réaction de l’Europe cet été quand le britannique ARM, acteur majeur des microprocesseurs, est racheté par Nvidia. Pourquoi les Européens, à l’instar des États-Unis, n’imposent-ils pas au leader mondial taiwanais TSMC, d’installer une unité de fabrication en Europe ? Où est la véritable volonté politique, derrière les postures ?Quant au fameux cloud industriel, les pouvoirs publics (nationaux comme européens) semblent, malgré toutes les bonnes volontés, surtout subventionner les innovations américaines : directement, lorsque la France met en place un Health Data Hub qu’il confie à Microsoft ; et indirectement, lorsque l’État garantit 5 milliards de prêts à Renault, que la Commission l’approuve… et que ce même Renault signe quelques semaines après avec Google un grand contrat de cloud industriel. La fin de la naïveté, vraiment ?Autre priorité identifiée par Thierry Breton, faire de l’Europe un acteur des constellations de satellites. On ne peut que s’étrangler : l’Europe a superbement ignoré l’opportunité de OneWeb, pionnier dans ce domaine et surtout détenteur de précieuses fréquences. En juillet, le groupe, proche de la faillite, fut sauvé par… le gouvernement britannique et l’indien Bharti. Or, Airbus détenait 8 % de OneWeb, et les satellites étaient justement fabriqués par une joint-venture détenue avec Airbus.

Reste à savoir combien de milliards nous allons engloutir pour refaire la même chose.Le Fonds européen de défense, absolument indispensable, cumule, lui, deux travers : manque de moyens et d’agilité opératoire. De 13 milliards, celui-ci a été abaissé à 7 milliards… sur sept ans. À cela s’ajoute une obsession bureaucratique du consortium (3 pays minimum), que la plupart des acteurs du marché admettent comme antithétique avec l’excellence et l’efficacité. Les premiers financements annoncés en juillet sont un patchwork de projets, plus ou moins intéressants – chaque pays remporte tranquillement son appel d’offres, et l’argent qui va avec. Quand la Commission européenne parle d’impératif de la souveraineté, n’oublions pas que cette dernière est avant tout politique et pas simplement budgétaire. Les annonces de l’UE traduisent une obsession des montants et de la dépense, là où nous avons besoin d’une stratégie claire et de résultats. Depuis 1984, huit programmes pour la recherche se sont succédé. Totalisant 200 milliards d’euros (!) sur 35 ans, ont-ils fait de l’Europe un leader technologique, là où la Darpa américaine a mis 50 milliards d’Euros en 60 ans avec les résultats spectaculaires que l’on connaît ? Ces plans ont-ils permis de combler notre retard en matière d’IA, de stockage énergétique, de biotechnologies, ou tout simplement en informatique ? Le prochain programme de R&D européen devrait se chiffrer à 76 milliards d’euros pour la période 2021-2028. Baptisé « Horizon Europe », on en cherche encore le cap et les priorités. Nous continuons à y croire : dans ce siècle ou l’innovation façonne nos sociétés, l’Europe peut devenir cette puissance qui mettra la technologie au service de l’humain, de la planète, et de la prospérité. Mais cela impose que les politiques et les citoyens reprennent le contrôle de leurs administrations qui ont bureaucratisé la recherche, que nous soyons stratégiques pour inventer demain et ne menions pas les combats d’hier, et que l’Europe soit vraiment celle des projets chère à Jean Monnet et non celles des grands discours.

 

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