Fret maritime : décryptage de Pauline des Vallières (M.09)
Le 23 mars 2021, le porte-conteneurs Ever Given, d’une capacité de plus de 200 000 tonnes, s’échoue dans le canal de Suez, bloquant pendant six jours 422 navires chargés de 26 millions de tonnes de marchandises. En mai, ce sont les ports chinois de Yantian et de Ningbo-Zhoushan qui cessent leurs activités pour raisons sanitaires, provoquant une envolée des prix du fret, déjà très élevés. Ces récents incidents ont mis en évidence le rôle crucial du transport maritime dans une économie mondialisée. Fer de lance du commerce international, le fret maritime assure 90 % du transport de marchandises. Il est régi par l’Organisation maritime internationale (OMI), qui regroupe 174 pays membres, et se trouve aujourd’hui confronté à de nombreux défis, de la réduction de son impact écologique à la création de nouvelles voies commerciales. Passionnée par le transport maritime, dont elle a exploré de multiples facettes, du développement durable chez CMA-CGM à l’assurance maritime chez SCOR, Pauline des Vallières (M.09), dresse l’état des lieux d’un secteur méconnu et dynamique.
Vous travaillez dans le transport maritime depuis douze ans. Qu’est-ce qui vous a attirée vers ce secteur ?
Pauline des Vallières : Son importance stratégique. Près de 90 % du volume des échanges mondiaux transitent par voie maritime. On l’a vu en mars dernier avec l’incident dans le canal de Suez : un porte-conteneurs immobilisé a suffi à bloquer 10 % du commerce mondial. C’est aussi un secteur en prise directe avec l’actualité et les grands enjeux internationaux. Il reflète de manière instantanée la consommation internationale, à travers le flux de produits manufacturés, et les tensions géopolitiques, à travers les flux de matières premières. On dit que la santé de l’économie mondiale se mesure à l’évolution des taux de fret : plus ils sont élevés, plus la croissance est dynamique. En 2008, le transport maritime avait ralenti avant même que n’éclate la crise des subprimes. Son activité est par nature très cyclique.
Quel a été l’impact de la crise sanitaire sur le fret maritime ?
La pandémie de Covid-19 a mis le fret sous tension. Au début de l’année 2020, la demande mondiale s’est effondrée, et les armateurs ont dû immobiliser leur flotte. Les prix du fret ont d’abord plongé, avant de flamber à partir de l’été avec la reprise de la consommation, conjuguée à une pénurie de conteneurs. Les tarifs ont été multipliés par cinq entre janvier 2020 et septembre 2021. Par ailleurs, les délais d’acheminement, compte tenu de la hausse de la demande, se sont considérablement allongés. Et des problèmes humains ont encore aggravé ce phénomène : des équipages non vaccinés sont restés bloqués à bord de leurs navires dix-huit mois, avec interdiction de débarquer. En tant qu’assureur maritime, je dois désormais intégrer le risque Covid.
Pour éviter les désordres conjoncturels, une institution internationale coordonne l’action des acteurs du secteur…
Effectivement, l’Organisation maritime internationale (OMI) régule le transport naval au niveau international. Mais harmoniser les règles sur un secteur qui englobe une multitude d’acteurs répartis dans le monde entier n’est pas une mince affaire. Sur les aspects sociaux, notamment, les législations en vigueur en Europe et en Asie diffèrent tellement qu’il est difficile de trouver un terrain d’entente. Mais l’OMI et ses 174 pays adhérents sont parvenus à imposer des règles internationales pour protéger les marins. Et depuis 2015, les principaux armateurs mondiaux se sont regroupés au sein de trois alliances pour optimiser leurs lignes commerciales et mieux faire entendre leur voix sur les aspects réglementaires.
Quels sont les défis d’avenir de ce secteur ?
Le premier défi de ce secteur, c’est de réduire la pollution. L’essentiel de la flotte commerciale mondiale utilise du fuel lourd comme carburant. Le transport maritime génère à lui seul 3 % des émissions de CO2 mondiales, et de 5 à 10 % des rejets d’oxyde de soufre. Au début 2020, la teneur en soufre des carburants marins, nocive pour la santé, a été abaissée à 0,5 %, contre 3,5 % auparavant. En 2018, l’OMI s’était engagée à réduire les émissions de gaz à effet de serre de 70 % par rapport à leur niveau de 2008 d’ici à 2050. La clé pour réduire les émissions de gaz à effet de serre réside notamment dans l’utilisation de nouvelles motorisations. La durée de vie moyenne d’un bateau étant de trente ans, les armateurs investissent aujourd’hui dans la recherche et le développement pour proposer des solutions moins nocives à l’environnement. Les mentalités ont évolué sur ce sujet : à mes débuts chez CMA CGM, j’étais chargée de mettre en application les réglementations environnementales à bord des navires, et je recevais un accueil assez mitigé : les équipages considéraient ces règles comme des contraintes sans intérêt. Aujourd’hui, ils sont beaucoup plus sensibles à ces problématiques. Je pense que les acteurs du secteur ont compris la nécessité de moderniser et de faire évoluer leurs pratiques pour limiter l’impact environnemental.
Quelles sont les innovations mises en place pour réduire les émissions de gaz à effets de serre ?
Les solutions innovantes vont de la construction de bateaux équipés de profils de coques qui optimisent leurs performances de navigation, à la formation des équipages à des méthodes propres et durables, en passant par l’utilisation de nouveaux carburants moins polluants : le GNL (gaz naturel liquéfié), en plein essor et adopté par CGA CGM, le bio-méthanol, choisi par Maersk, et, à terme, l’hydrogène peut-être. Les armateurs ne sont pas les seuls concernés : les ports modernisent également leurs infrastructures pour s’adapter aux nouvelles générations de bateaux. Les chantiers de déconstruction se multiplient, notamment en Asie et en Turquie, pour trier et recycler les matériaux des épaves. Et de nouveaux acteurs s’engagent dans le secteur pour accélérer sa décarbonation, comme Michelin avec son projet de voile rétractable Wisamo, qui vise à utiliser la propulsion du vent pour économiser du carburant
La course au gigantisme des navires est-elle néfaste à l’environnement ?
Non, au contraire : les porte-conteneurs longs de 400 mètres (l’équivalent de quatre terrains de football alignés), qui affichent une capacité de 20 000 conteneurs de 20 pieds, permettent de réaliser des économies d’échelle et ils polluent moins à la tonne transportée. En revanche, ils posent des problèmes d’accueil dans les ports, ainsi que des problèmes de sécurité : la valeur marchande qui circule sur les océans est colossale. Un porte-conteneurs peut tout transporter : des billets de banque, des articles de luxe… son chargement peut valoir des centaines de millions. N’oublions pas que la piraterie existe encore.
“Un porte-conteneurs peut tout transporter: des billets de banque, des articles de luxe… Ça peut valoir des centaines de millions”
On vit aujourd’hui à l’ère du numérique. L’informatisation a-t-elle transformé le secteur ?
Bien sûr, les nouvelles technologies à bord et à terre permettent un meilleur suivi des navires. Il existe même une connexion forte entre le spatial et le maritime, comme l’illustre le récent rapprochement de CMA CGM et du CNES : les satellites permettent de localiser bateaux et d’obtenir des informations météorologiques précises. Des navires autonomes, opérés par un équipage restreint, voire entièrement pilotés à distance, devraient naviguer à l’horizon 2030. Revers de la médaille, cette automatisation présente des risques de cyber-attaques, puisqu’il devient possible de prendre le contrôle d’un navire à distance. De nombreux armateurs ont déjà subi des attaques informatiques et les assureurs maritimes couvrent désormais ce risque dans leurs contrats.
On parle beaucoup des nouvelles routes maritimes. Pourquoi créer de nouvelles voies de navigation ?
Le premier objectif est de désengorger le trafic. Les routes du transport maritime sont tellement fréquentées qu’il a fallu élargir le détroit du Panama. Avec la fonte de la banquise, on envisage aussi de traverser l’Arctique, ce qui créerait une nouvelle voie, mais cette option est très décriée d’un point de vue environnemental. Et la Russie, qui a la mainmise sur cette zone, s’y oppose. Le percement du canal de Kra, entre la Thaïlande et la Malaisie, a été envisagé à de nombreuses reprises pour désengorger le détroit de Malacca, par lequel transite 30 % du commerce mondial. Mais ce projet, soutenu par la Chine, qui souhaiterait l’intégrer dans ses « nouvelles routes de la soie » est compromis par les enjeux géopolitiques en Asie. Les grandes lignes des porte-conteneurs (Asie-Europe via Suez et Malacca, Asie-Amérique via le Pacifique, Europe-Amérique via l’Atlantique), les routes traditionnelles du charbon (en partance de l’Australie) et du pétrole (des émirats arabes vers le monde entier) restent donc inchangées pour le moment. Enfin, il ne faut pas oublier le câblage sous-marin, qui achemine les télécommunications mondiales et l’énergie électrique. C’est une voie maritime stratégique, dans lesquelles les Gafam investissent massivement. Google possède déjà en propre quatre câbles sous-marins de fibre optique.
Le transport maritime doit-il craindre la concurrence des avions-cargos ?
Ni l’avion ni le rail n’offrent les avantages d’un porte-conteneurs, qui fait transiter des volumes considérables de marchandises avec une souplesse maximale (multiplicité des escales, possibilités de déroutement, etc.). Ce qui n’empêche d’ailleurs pas les grands armateurs de miser sur une complémentarité intermodale, en diversifiant leurs activités grâce à une petite flotte d’avions-cargos, par exemple. Il faut souligner que, contrairement aux préjugés, le fret maritime est le mode de transport qui a les plus faibles émissions de CO2 par tonne de marchandise déplacée. Il a donc de très beaux jours devant lui !
Published by Marianne Gérard