Nous sommes dans une période de mutation angoissante, pris entre transition énergétique et bouleversement géopolitique, mais qui peut aussi s’avérer être une opportunité, l’occasion de rebattre les cartes et de rebondir. Cependant nous sommes confrontés tous les jours à des injonctions contradictoires. Faut-il plus de liberté ou plus d’ordre ? L’État en fait-il trop ou pas assez ? Faut-il remettre en cause la démocratie ou au contraire la refondre ? Nous sommes un peu perdus et nous avons besoin de retrouver des repères qui nous diraient « ce qu’il faut faire » et « ce qu’il ne faut pas faire ». Je pense avec Raymond Aron que « la capacité française de discuter abstraitement sur le plan idéologique est une des maladies de l’esprit politique ».

 J’ai cherché une pensée, une éthique qui serait le plus possible dénuée d’idéologie, d’apriori et qui serait au plus près du réel. Je crois que la philosophie utilitariste est un bon candidat pour accomplir cette tâche.

 Cette philosophie, peu connue en France mais très influente dans le monde anglo-saxon, a contribué à forger le monde dans lequel nous vivons. Je propose de la revisiter, car c’est une approche pragmatique qui examine sans préjugé les conséquences de nos actions. Pour reprendre les termes de Max Weber, c’est plus « une éthique de responsabilité » qu’une « éthique de conviction ». C’est pourquoi je critique les politiques qui affirment des convictions telles que la sortie de l’Europe, l’abandon du nucléaire ou font preuve de climato-scepticisme sans évaluer les conséquences de leurs positions à partir d’une analyse sérieuse, documentée.

La démarche utilitariste frappe par sa simplicité car elle reprend un principe majeur énoncé par Bentham il y a deux siècles : « Le plus grand bonheur, pour le plus grand nombre ». De cette maxime découle l’approche de comparaison d’alternatives selon l’analyse coûts / bénéfices. Cette affirmation est découpée en deux temps : une phase de création de richesse devant permettre le maximum de bien-être et une phase de répartition qui doit être la plus juste possible.

À l’idée d’égalité, l’utilitarisme propose de substituer le concept d’équité qui tient compte des situations individuelles. Par exemple, une des principales critiques faites à la récente réforme des retraites était son injustice, car elle ne prenait pas en compte deux cas spécifiques : les carrières longues (les jeunes) et les carrières hachées (les femmes).

Les utilitaristes sont à la fois philosophes, économistes et même parfois juristes. C’est une impressionnante lignée de penseurs anglo-saxons depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours : les fondateurs, Jeremy Bentham, John Stuart Mill, Adam Smith, puis les prolongateurs Arthur Pigou, John Rawls et de nos jours le grand philosophe australien Peter Singer. Ces moralistes sont des émancipateurs. Ils se sont exprimés, au fil du temps, contre l’esclavage et la colonisation. Ils ont défendu la liberté d’expression, l’égalité homme-femme, la dépénalisation de l’homosexualité et la reconnaissance des droits des animaux. Ils ont donc en permanence lutté contre l’exclusion et les inégalités sociales, mais dans un contexte de respect de la liberté individuelle. C’étaient des libéraux qui recherchaient un équilibre entre l’économique et le social, donc plutôt des sociaux-libéraux.

Ils ont été parmi les premiers, avec l’économiste Arthur Pigou, à mettre en évidence les « externalités », c’est-à-dire les conséquences de la production agricole et industrielle sur l’environnement.

 Je pense que la philosophie utilitariste est adaptée au monde dans lequel nous vivons, par son pragmatisme, son équilibre, sa volonté de conjuguer justice et efficacité. Je conclurai en citant Michel Foucault : « l’utilitarisme, c’est une technologie de gouvernement ».

Sortir de la société en crise, de Francis Coulon, aux éditions VA Press, 20 euros

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