A l’heure d’Amazon, de Change.org et des applications Yuka ou Open Food Facts, les entreprises de l’alimentaire sont confrontées à un défi de taille : comment nourrir le « consommateur 4.0 » qui est à la fois connecté en permanence, confronté à une largeur de choix inégalée et en proie à des préoccupations éthiques ?

Le 13 novembre, les quatrièmes Rencontres HEC de l’Agroalimentaire ont réuni un large panel d’experts pour aborder l’avenir de leur industrie. Cette dernière doit se réinventer pour répondre aux attentes d’une population plus connectée, mieux informée et plus méfiante que jamais. Introduit par les deux co-présidents du groupement HEC Agroalimentaire Pascal Ronfard (H.90) et Hubert Lange (H.90), l’événement attiré plus de 200 participants à la Maison des Chambres d’Agriculture, dans le huitième arrondissement de Paris. Voici les douze principaux enseignements qui en sont ressortis.

1/ Une échelle de valeurs bouleversée : manger local, premier critère d’achat dans l’agroalimentaire

Axel Dauchez, PDG de Make.org

Pour poser les bases de l’après-midi, le PDG de Make.org, Axel Dauchez, a livré les conclusions d’une vaste consultation populaire (460.000 participants) sur le thème du mieux manger. « Un consensus se dessine: les consommateurs préfèrent manger local, et trouvent du coup normal de manger des fruits et légumes de saison » a expliqué le PDG de Make.org. Une analyse confirmée par Karine Sanouillet (H.89), directrice de la distribution France au sein du bureau d’études IRI. « Dans leur démarche pour mieux consommer, 50% des ménages veulent avant tout du ‘made in France’ qui leur inspire confiance et même de la production locale, car celle-ci a un impact positif sur leur tissu économique proche », a décrypté la spécialiste. [Pour recréer du lien entre agriculteurs et consommateurs, Make.org milite pour l’introduction d’un service national agricole intégré au service national universel (SNU) promis par le président Emmanuel Macron. « Nous proposons que 200.000 jeunes chaque année viennent prêter main-forte aux éleveurs et agriculteurs de leur région », a défendu Axel Dauchez.]

2/ Le bio explose même s’il reste très minoritaire

Charles Kloboukoff président fondateur Lea Nature

En 2019, les ventes de bio ont bondi de 22% dans les grandes surfaces alimentaires : voilà un chiffre impressionnant qui est ressorti de la présentation de Karine Sanouillet. Devenu incontournable, le bio ne concerne plus seulement les produits alimentaires mais s’étend à d’autres domaines comme l’hygiène, la beauté et les produits d’entretien. Reste que la part du bio dans le chiffre d’affaires de la grande distribution demeure très faible. « L’élevage responsable ne représente que 2% des ventes de viande en France », a par exemple illustré Karine Sanouillet. En tout cas les grands acteurs se mobilisent pour ne pas rater le coche. Bel se convertit ainsi au bio et aux protéines végétales. Le groupe prévoit de lancer une « Vache qui rit » à base de purée de carottes. Et les spécialistes de la première heure, telle Lea Nature, représentée par son président fondateur, Charles Kloboukoff, s’engagent dans le bio du futur: “il ne nous suffit pas d’être bio aujourd’hui, nous voulons être bio-cohérents et être respectueux de la planète en limitant notamment les kilomètres parcourus pour approvisionner nos usines et en adhérent au mouvement 1% planète.”

3/ Alimentation et santé – je t’aime moi non plus!

Cécile Beliot Zind, DGA de Bel

L’industrie agroalimentaire et la distribution ont une responsabilité évidente quant à l’effet de leurs produits sur notre santé. Mais renouveler sa gamme de produits pour prendre en compte les nouvelles exigences des consommateurs en matière de santé ne se fait pas d’un claquement de doigts. Système U s’est lancé dès 2012 dans un travail de nettoyage des substances controversées de ses MDD. « Cela nous a pris plus de sept ans, nous arrivons au bout seulement aujourd’hui », explique Dominique Schelcher. Et si les bénéfices santé représentent le deuxième critère d’achat des français, selon l’IRI, la dimension plaisir n’en reste pas moins fondamentale, surtout à certains moments de la semaine. Dominique Schelcher rappelle ainsi que le best seller de ces derniers mois est un produit plaisir de la marque Nutella, pas forcément optimisé pour la santé! La PME tricolore Sill Entreprises (avec ses marques Malo, Le Petit Basque, etc) travaille depuis plusieurs années sur le taux de sucre de ses produits, mais « on y va progressivement, car le palais a une mémoire… » a glissé Frédérick Bourget, DG de la société bretonne. Cécile Beliot Zind, DGA de Bel, a rappelé la nécessité de répondre aux besoins de chacun. Ses portions fromagères offrent la possibilité de nombreuses déclinaisons: protéines, calcium, actives sur le microbiote, etc.

Martin Ohanessian fondateur Le Petit Ballon

4/ Le digital, levier de développement majeur

Même si la majeure partie des ventes reste réalisée dans les canaux traditionnels des hyper et des supermarchés, le drive constitue la source majeure de croissance dans la distribution alimentaire. “Nous allons désormais y développer des entrepôts dédiés pour éviter les ruptures de stocks et mieux servir les consommateurs”, explique Thierry Cotillard, président d’Intermarché.
Martin Ohanessian, fondateur de la start-up de vente de vin en ligne par abonnement Le Petit Ballon, illustre cette tendance. “Partis de rien en 2011, nous avons attiré 100.000 consommateurs et réalisons désormais plus de 20 millions d’euros de CA. Nous sommes aujourd’hui en discussion avec Monoprix pour animer leur rayon vin”, commente le jeune président.

5/ La Chine, figure de l’avenir numérique

L’archétype du consommateur 4.0 se trouve en Chine, pays aux 800 millions de smartphones. Ancien président d’une joint-venture chinoise entre Auchan et un groupe taiwanais, Ludovic Holinier a décrit comment les géants de la high tech étaient en train de réinventer la distribution alimentaire dans l’Empire du Milieu. Le mastodonte Alibaba a ainsi créé la chaîne de supermarchés ultra-modernes Fresh Hippo dont la moitié du chiffre d’affaires est généré en ligne. C’est l’exemple même du phygital : les consommateurs viennent tester les produits vus en ligne, et ils restent souvent dans des espaces dédiés à la restauration qui animent le magasin et créent du trafic. Les enseignements sont doubles selon Ludovic Holinier: la personnalisation va aller très loin, posant de véritables défis de conception pour les producteurs; et les cuisines centralisées dédiées à la livraison à domicile devraient prendre une part de marché non négligeable sur les industriels de l’agroalimentaire.

Vincent Léorat de l’agence DDB

6/ La publicité télévisée a encore de beaux jours devant elle

Le numérique crée-t-il enfin l’occasion de s’affranchir de s’affranchir de la publicité et des distributeurs pour s’adresser directement aux consommateurs? Pas si sûr. “La publicité reste le média le moins coûteux et le plus efficace pour atteindre les millions de clients cibles des PGC”, avance Vincent Léorat de l’agence DDB. “Son rôle a toutefois changé: l’information détaillée et l’activation clients sont pris en charge par le web, elle peut se concentrer sur son rôle premier, créer de l’émotion”. Quitte à ce que le web se charge de diffuser la publicité télévisée, comme pour la belle réclame d’Intermarché “L’amour l’amour”, visionnée plus d’un million de fois sur Youtube et chaudement applaudi par la salle.
https://www.youtube.com/watch?v=TBUV8O4Jl7w

7/ Capter la donnée, premier enjeu du direct-to-consumer

La data constitue un enjeu crucial pour connaître les attentes et habitudes du consommateur 4.0. La responsable de l’accélération digitale chez Heineken, Caroline Pigeon, a expliqué comment le brasseur a pu collecter les contacts d’un million de personnes sur Internet grâce à son offre de bière pression à domicile. « Un vrai atout pour mieux cibler nos clients et être plus efficaces dans notre communication », a-t-elle déclaré. Au-delà des ventes encore modestes de ce système à l’échelle du groupe, ce sont des données précieuses qu’Heineken obtient ainsi sans avoir à les acheter.

 

 

 

8/ Toujours plus de transparence

Qui dit consommateur 4.0 dit smartphone, donc appli… Impossible de passer sous silence l’application gratuite Open Food Facts ou son acolyte Yuka et ses 17 millions d’utilisateurs. Ces programmes permettent de scanner les produits alimentaires qu’on s’apprête à mettre dans son caddie afin d’en savoir plus sur leur composition, additifs, allergènes, etc. Une révolution par le bas qui bouscule le secteur. « Deux tiers des utilisateurs de Yuka abandonnent au moins une marque », a alerté Thierry Cotillard, président d’Intermarché, lors de la première table ronde de l’après-midi. « Yuka met le feu dans nos équipes… mais on prend ça très positivement ! » a-t-il tenté de rassurer.
« Nos produits sont présents dans trois frigos sur quatre en France. Cela nous donne une immense responsabilité, celle d’être transparents sur nos ingrédients et sur notre comportement avec nos fournisseurs » a commenté Cécile Beliot-Zind, responsable stratégie et croissante du groupe Bel, pendant la seconde table ronde. A côté d’elle sur scène se trouvait Stéphane Gigandet, le fondateur de l’association Open Food Facts. Lancée en 2012, la base de données en open source a contribué au développement de Yuka. A un indice “fabriqué” et donc potentiellement biaisé, il préfère NutriScore maintenant reconnu par les autorités, et qui note la qualité nutritionnelle des aliments (selon les lettres A, B, C, D, E). “Il y a trois ans, l’industrie se battait contre le NutriScore mais depuis des géants du secteur s’y sont convertis, à l’image d’Auchan, Intermarché et Nestlé” s’est félicité le président-fondateur.
Prochaine étape? Pendant la table ronde, Stéphane Gigandet a milité pour que la grande conso fasse la lumière sur la composition de ses produits. Combien de centimes vont à l’éleveur, au transporteur, au transformateur ? D’après l’entrepreneur, « il suffit que 2-3 industriels s’y mettent et cela lancera le mouvement ».

9/ La grande distribution condamnée à se réinventer

Dominique Schelcher, président de Système U

Les consommateurs achètent moins en quantité, mais ils achètent mieux. Le nombre de produits alimentaires du quotidien vendus a baissé de 1,2% en France en 2018, tendance qui se confirme en 2019, mais elle s’est valorisée de 1,5%. Un défi pour les grandes enseignes de distribution qui ont fait de la course aux volumes l’alpha et l’oméga de leur stratégie pendant des décennies. Aujourd’hui les magasins bios, les AMAP et les commerces de proximité rivalisent avec les supermarchés et hypermarchés. Les consommateurs fréquentent ainsi près de 8 enseignes par mois en moyenne, contre moins de 5 auparavant. « C’est un vrai problème. Nous mettons tout en œuvre pour que les gens reprennent confiance dans les circuits traditionnels », a confié Dominique Schelcher, le président de Système U. Face à des clients qui veulent non seulement des ingrédients de qualité mais des produits respectueux du climat et de la biodiversité, les distributeurs doivent prendre des décisions fortes. Les magasins U ont par exemple remplacé fin 2018 leur gamme de soins visage et corps par des références certifiées bio. « Nous avons confié la fabrication à une PME des Deux-Sèvres, c’est un succès énorme en rayon ! » s’est félicité Dominique Schelcher.

10/ Pas de concession sur les prix

Thierry Cotillard, président d’Intermarché

Le client a beau se montrer exigeant sur la provenance des produits et leur empreinte écologique, il continue de privilégier les prix bas. Les émeutes dans les rayons, l’an dernier, pour du Nutella en promotion l’avaient illustré de manière éclatante. « 58% des Français font leurs courses à dix euros près », a rappelé Dominique Schelcher de Système U. « 12% de nos compatriotes fréquentent la Banque alimentaire ou les Restos du cœur », a quant à lui souligné Thierry Cotillard, le président d’Intermarché.

11/ Les marques face à des vents contraires

Les grandes marques éveillent une méfiance croissante qui s’est accumulée avec les différents scandales alimentaires comme celui des lasagnes à la viande de cheval. « A l’origine, une marque était un point de repère auquel on pouvait faire confiance. A présent elle est vue comme un intermédiaire qui se sucre au passage », a caricaturé Vincent Léorat, le vice-président de l’agence DDB. « D’une certaine manière, aujourd’hui il vaut mieux être une marque inconnue vendue dans un rayon bio… » a conclu le publicitaire, un rien provocateur.

12/ Les Français prêts à payer pour assurer la survie de leur agriculture ?

Nicolas Chabanne, fondateur de C’est qui le patron ?!

Le moment fort de la journée a sans doute été le témoignage de Nicolas Chabanne, fondateur de la marque C’est qui le patron ?!. Le lecteur a sûrement observé au supermarché ces briques de lait bleu où il est écrit « Ce lait rémunère au juste prix son producteur ». Derrière ce label atypique se trouve une coopérative de 8.500 sociétaires qui commercialise 150 millions de litres de lait par an. « Des millions de consommateurs sont prêts à mettre quelques centimes de plus pour assurer un niveau de vie décent aux éleveurs » a insisté Nicolas Chabanne, dont le projet répond à la détresse des producteurs de lait. Un témoignage inspirant, à l’image de cette après-midi riche en enseignements.

Les intervenants de l’événement

· Axel DAUCHEZ, Président de MAKE.ORG
· Thierry COTILLARD, président d’Intermarché
· Vincent LÉORAT, vice-président de l’agence DDB
· Martin OHANESSIAN, cofondateur de la startup Le Petit Ballon
· Caroline PIGEON, responsable du digital chez Heineken France
· Ludovic HOLINIER, ex-patron d’Auchan Retail en Chine
· Karine SANOUILLET, directrice de la Distribution à l’IRI
· Cécile BELIOT-ZIND, vice-présidente stratégie et croissance chez Bel
· Frédérick BOURGET, DG de Sill Entreprises
· Stéphane GIGANDET, fondateur d’Open Food Facts
· Charles KLOBOUKOFF, fondateur de Léa Nature
· Dominique Schelcher, président de SYSTÈME U
· Nicolas CHABANNE, fondateur de C’est qui le patron ?!

 

Le programme de la journée

Introduction : Qui est le Consommateur 4.0 ?
par Axel DAUCHEZ, Président de MAKE.ORG

Table Ronde #1 : Comment saisir le Consommateur 4.0
· Thierry COTILLARD, Président d’INTERMARCHÉ
· Vincent LÉORAT, Vice-Président de DDB
· Martin OHANESSIAN, Co-fondateur de LE PETIT BALLON
· Caroline PIGEON, Head of Digital Acceleration, HEINEKEN

Témoignage : L’expérience consommateur en Chine
par Ludovic HOLINIER, Directeur Général de CORA-Louis Delhaize, ex Président Exécutif d’AUCHAN RETAIL CHINE

Bien consommer / mieux consommer : que veulent les consommateurs ?
par Karine SANOUILLET, Directrice de la Distribution, IRI

Table Ronde #2 : Comment nourrir le Consommateur 4.0
· Cécile BELIOT-ZIND, Vice-Présidente Stratégie et Croissance de BEL
· Frédérick BOURGET, Directeur Général de SILL ENTREPRISES, Division Produits Laitiers Frais
· Stéphane GIGANDET, Président Fondateur d’OPEN FOOD FACTS
· Charles KLOBOUKOFF, Président Fondateur de LÉA NATURE
· Dominique SCHELCHER, Président de SYSTÈME U

L’exemple d’un modèle de partenariat avec le consommateur
par Nicolas CHABANNE, Fondateur de C’EST QUI LE PATRON ?!

Conclusion
par Hubert LANGE et Pascal RONFARD, Co-Présidents du CLUB HEC ALUMNI AGROALIMENTAIRE

19:15 : Cocktail de clôture

Le bureau du Club HEC Alumni Agroalimentaire

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