Ça arrive un jour ou l’autre. Au début on prend ça pour une punition, un arrêt de mort. Et c’est normal : c’en est un. Les plus visionnaires organisent leur propre concurrence, pour devancer, prévenir ou repousser l’inexorable. Les autres se réveillent hagards ou pire, surpris. Qui pouvait prévoir ? Qui avait vu venir ?

Jusque-là, cette introduction pourrait s’appliquer partout : un licenciement, une catastrophe naturelle, une maladie soudaine… Mais le domaine qui nous intéresse ici, c’est l’entreprise, ou les entreprises, dans leur quête de croissance, de profit et de sens. De sur-vie, de concurrence accrue et d’originalité. Si le concept de « technologies de rupture » date un peu (1997, Christensen… avant les services, avant le web, avant le digital, avant l’IA), elles existent toujours, et les plus performants les ont domptées, pour faire les plus belles réussites de ces dernières années : Netflix, Uber, Space X…L’innovation disruptive, par opposition à incrémentale, obéit à des règles et des réactions observées, qui n’ont rien à voir avec l’innovation classique. Mal traduite par « technologies de rupture », la disruption est souvent déclenchée par des sauts technologiques, scientifiques ou créatifs, mais tient plutôt d’innovation marketing que technologique (même si cette dernière est le véhicule qui la rend possible). Plusieurs phénomènes éclairent l’environnement des sociétés qui échouent et se réveillent avec un gros mal de crâne pour n’avoir rien vu venir…

• Ce n’est pas un problème de performance, de taille, ni de management : les sociétés, même de taille importante, sont très bien gérées, managées, capitalisées, organisées, détiennent des talents, des ressources, des procédés et des processus éprouvés. Elles sont des leaders sur leur marché, où elles excellent dans la tenue des parts de marché, des profits, de l’innovation produit et services. Elles sont dans le marché. Mais alors ? Elles manquent d’imagination (Lors des attentats du 11/09 aux USA, les Américains ont dit après coup « nous avons manqué d’imagination » – dans le sens où personne n’aurait cru cela possible…).

• Elles ne sont pas flexibles et ont beaucoup à perdre à court terme : la disruption vient toujours de sociétés agiles, autonomes et rapides… qui n’ont pas grand-chose à perdre.

• La disruption ne peut être appréhendée avec les lunettes d’un marché existant : souvent moins chère, sans demande client, elle menace en silence et en toute obscurité le marché existant. Les clients actuels ne sont pas les bons, ils ne savent pas encore qu’ils auront besoin de cette nouvelle offre et le business model est souvent à inventer. Le marché futur progresse plus vite que la demande…

• Prix inférieur, marge inférieure donc, marché flou ou inexistant, clients mal satisfaits, performance produit ou service inférieure… Mais alors pourquoi, comment ? C’est tout le dilemme de l’innovateur : parfaire ce qu’il sait faire en protégeant son marché et ses risques… (innovation incrémentale) ou bien saborder en quelque sorte, à terme, son trésor de savoir-faire, en menant une révolution larvée qui tuera son business initial (innovation disruptive). Vous l’aurez compris, la décision est dure à prendre… Mais dans l’entreprise, n’y a-t-il pas le goût du risque ?

La difficile question du choix…

On pourrait croire que finalement averti ou du moins « éveillé » à ces phénomènes qu’on pourrait parfois qualifier de « chaotiques », on en sort plus armé. Mais c’est surtout parce que les entreprises innovent partant de leur savoir-faire, qu’elles n’arrivent pas à imaginer autre chose : nous ne saurons pas faire ou notre savoir-faire est irremplaçable ou encore, c’est impensable… Et c’est parce qu’elles survalorisent leur passé et leur histoire, qu’elles pensent que celui-ci va se poursuivre tranquillement, retranché derrière des barrières de fierté, d’assurance et de confort. Pourquoi changer, quand tout va bien ?Or, nous savons bien que c’est juste-ment lorsque tout va bien qu’il faut investir dans l’avenir pour éviter les « coups durs » et surtout de se faire… disrupter. La violence et la rapidité d’exécution des nouveaux entrants sont sans précédent et ne laissent place à aucun hasard : des stratégies flexibles, précises et déterminées permettent de capter de la valeur partout et de rendre obsolète à peu près tout. Personne n’est à l’abri et tous les secteurs/métiers seront concernés. La question, c’est quand… Alors faut-il d’organiser sa propre disruption et choisir lorsqu’on en a encore toutes les capacités, ou suivre voire être témoin de sa propre débâcle, trop tard ? Il y aurait tout de même maintenant des bribes de réponse à cette question, quand on regarde quelques acteurs déchus et pourtant dominants par le passé : Nokia, Kodak…En stratégie d’entreprise, il existe d’autres moyens de perturber son quotidien. Créer un « océan bleu » en est un, parfaitement maîtrisé. Échappant à la compétition féroce, une stratégie océan bleu consiste à délaisser les marchés trop compétitifs où la demande est soutenue, mais où une compétition intense sacrifie marges et profits dans un combat à mort. Elle détermine de nouveaux critères de compétitivité, dans un nouveau « canevas » stratégique, nouveaux critères qui vont bâtir de nouveaux produits et services dérivés, autour d’une nouvelle promesse de profits, mais surtout d’une nouvelle demande. La poursuite de l’innovation sur ce nouveau marché, accompagné d’une baisse des coûts est financée par la hausse de la nouvelle demande et le saut créatif incomparable. Quelle différence ? Elle est de taille. L’entre-prise est la même, avec la même organisation, structure et sur ses métiers de base. L’innovation n’est pas disruptive, mais de marché et de produits et services. Elle ne remplace pas le business initial à terme, mais ajoute une activité à plus faible marge mais à plus forte demande. Une manière de maîtriser ses risques et de maintenir l’existant.

Quelques exemples sont bien connus

• Lorsqu’on demande aux utilisateurs de voitures à chevaux, ce qu’ils attendent comme amélioration, ils sont unanimes : des chevaux plus rapides. Personne n’imagine l’arrivée de l’auto-mobile, car les clients ne savent pas formuler l’innovation. Pas de demande, pas de marché. Et pourtant…

• Steve Jobs ne demandait jamais à ses clients ce qu’ils voulaient. Pour les mêmes raisons : les clients n’arrivent pas à se transposer dans un saut d’in-novation. Lorsqu’il invente l’iPhone, c’est un raz de marée… Tout simple-ment parce que les acteurs existants peaufinent les services de voix où le marché est en baisse et que l’iPhone in fine est tout sauf un téléphone !

• La pensée disruptive veut que l’on raye de son vocabulaire le mot « impossible », qui n’a de sens qu’à un instant T, instant de plus en plus court, proportionnel aux cycles des évolutions technologiques. L’aventure de SpaceX démarre avec un « Why » : pourquoi les lanceurs de fusées ne seraient utilisables qu’une seule fois ? Ce qui est insensé, impensable pour les leaders du marché (NASA…), se concrétise pourtant sous la pensée d’un homme ingénieux, entêté et inventif. Mais sur-tout imaginatif !

Le caractère chaotique de la disruption la rend donc, par définition, difficilement reproductible. Tout le monde sait forcément expliquer le passé (encore que…), mais voir venir et anticiper, là est réellement la question. Changer de paradigme nécessite changer de manière d’observer, de prévoir et de regarder. D’innover. Regarder la croissance, détecter les nouveaux entrants et surtout étudier les écosystèmes qui naissent. C’est très souvent lors de la formation d’un écosystème, que se forment de nouveaux modèles autour de nouveaux acteurs. Un premier signal faible qu’il faut savoir décrypter… La désintermédiation, par exemple, capte la valeur des distributeurs, autour de la formation d’écosystèmes de plateformes, qui se sont formés dans le sillage du e-commerce (Amazon, CDiscount…). Après la maturité du e-commerce, les services sont désintermédiés tous les jours, au travers de ces plateformes. La désintermédiation est la première étape d’une disruption annoncée, dans le sens où elle capte une partie de la chaîne de la valeur, service horizontal qu’elle va vendre partout ailleurs… C’est Uber, qui après avoir disrupté le simple service de Taxi, a si bien modélisé sa proposition de valeur, qu’il propose aujourd’hui « du temps de transport optimisé » : il peut ainsi cap-ter tout le transport qu’il souhaite (livraison de colis, de repas, de médicaments…), sortant du simple vertical des « taxis »…

Vers une forme de pensée ?

On serait alors tenté de proposer une série de conseils, permettant d’apprivoiser ces phénomènes chaotiques :

• quels sont les écosystèmes qui se développent ?
• quelles fonctions nouvelles, usages où de la valeur se dégage ?
• dans la chaîne de valeur de l’entre-prise qui s’interroge ?
• quelle partie est dominante (« core compétences ») ?
• quelle partie est assise sur des savoir-faire, qui pourraient devenir dépassés ?
• quelle est la raison d’être de l’entre-prise sur laquelle on doit s’appuyer vs des savoir-faire dépassés : pourquoi l’entreprise fait ce qu’elle fait plus que comment elle le fait ?
• quelles sont les nouvelles niches et acteurs émergents ?
• quelle est la demande insatisfaite et pourquoi (couple marché/clients) ?
• passer du POC (Proof of Concept), orienté entreprise, à POM (Proof of Market), orienté demande ?
• inventer un mindset « product mana-gement », à la croisée de l’innovation ?
• donner une vision future aux talents pour les emmener : vendre le change-ment, transformer les talents ?

Cela ne pourrait être exhaustif et devient challengeable, mais une chose est sûre : asseoir sa tranquillité sur le passé, son histoire et ses savoir-faire est l’assurance d’aller dans le mur, aujourd’hui ou demain. Or l’innovation capitalise très souvent sur ces actifs rassurants, qui ne sont en fait qu’une forme d’aveuglement au monde de micro-fréquences qui nous entoure. Monde, nous l’avons vu, dont la violence et la brutalité sont accrues par la déshumanisation (#AI, robotisation, automatisation…) et la non-conduite du changement. Incertitudes qui planent, doutes permanents, la tentation protectrice est plus que jamais de mise. Or l’entreprise est créée par des risques et presque pour le risque. L’innovation planifiée est prévisible, attendue et in fine dans la droite ligne du passé. Seule, elle ne permet plus d’assurer la survie des entreprises à terme, terme de plus en plus court. L’ère est aux joueurs de poker, qui misent peu et risquent tout contre l’entreprise installée qui risque tout et mise malheureusement mal. Se réinventer, c’est savoir se mettre en danger et réinventer ses manières, ses processus et sa valeur. De l’audace, de l’opportunisme et du feu sacré pour sortir des sentiers connus. Vers l’inconnu et au-delà…

Laurent Blondeau (E.10)

 

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