Par Monica Prieto (E.19), avocate, conseil en transformation digitale des organisations.

À l’occasion du sommet ChangeNOW 2024 qui réunissait les acteurs du changement durable à Paris en mars dernier, HEC en sa qualité de partenaire académique officiel a réaffirmé son engagement à préparer les leaders d’aujourd’hui et de demain à assumer leurs responsabilités dans un monde en prise avec une révolution sociétale et environnementale sans précédent.

Plus que jamais se pose la question du rôle des intelligences artificielles pour répondre aux ambitions durables à l’horizon 2030 dans un contexte d’état d’urgence, où la pression sur les États est grandissante. Saura-t-on concilier les promesses paradisiaques qu’elles annoncent avec les péchés originels, voire capitaux que les intelligences artificielles portent en germe… afin d’envisager des perspectives humano-artificielles prometteuses ?

 

Les ambitions durables à horizon 2030

En septembre 2015, l’assemblée générale des Nations unies a adopté 17 objectifs de développement durable (ODD) visant à transformer notre monde pour favoriser la prospérité tout en protégeant la planète et les peuple. Il s’agissait d’un nouveau cri d’alarme adressé à l’ensemble des pays pour répondre de façon urgente, concertée et responsable aux dérapages engendrés par la croissance économique, dont les effets sont dévastateurs en termes de creusement des inégalités, d’accélération de la pollution et de gaspillage des ressources naturelles.

Les 193 États signataires se sont ainsi engagés à signer un programme à l’horizon 2030 afin de concilier développement économique et préservation de l’environnement pour les générations présentes et futures, dans le sillage du concept de « développement durable » né du rapport Brundtland et diffusé largement lors du sommet de la Terre de Rio en 1992. Or, il est évident que ne pas atteindre l’objectif de lutte contre les changements climatiques au travers notamment de la réduction des émissions de gaz à effet de serre (Objectif 13) met en péril l’ensemble des objectifs du Programme 2030 et ce faisant, la planète tout entière.

 

Un état d’urgence

Quel bilan après bientôt 10 ans ? Dans un contexte de crises interdépendantes mêlant récession économique, changement climatique, effondrement de la biodiversité, enlisement des conflits en Ukraine et à Gaza, après une pandémie de Covid-19 dont les effets persistent, force est de constater que sur la moitié des ODD, les progrès sont faibles ou insuffisants. La situation environnementale est même alarmante, avec une augmentation des émissions de gaz à effet de serre, des pics de température, des vagues de chaleur, des inondations, des sécheresses et des incendies de forêt. La montée du niveau de la mer menace des centaines de millions de personnes, et la pollution plastique, déjà colossale avec 17 millions de tonnes métriques, est en voie de doublement voire de triplement d’ici à 2040…

L’abîme financier menace par ailleurs de nombreux pays et le déficit de financement annuel des ODD est passé de 2 500 milliards de dollars avant la pandémie de Covid à 4 200 milliards environ aujourd’hui.

La 28e conférence des Nations unies sur le changement climatique dite COP 28 s’est tenu à Dubaï du 30 novembre au 12 décembre 2023, dans un climat de controverses liées à son organisation par une pétromonarchie. Elle a certes permis de réaffirmer l’objectif de limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C, ainsi que celui d’un triplement de la capacité d’énergie renouvelable à l’échelle mondiale et d’un doublement du taux annuel moyen mondial d’amélioration de l’efficacité énergétique d’ici 2030. Cependant, la COP 28 a fait le choix de privilégier une transition progressive – et non un abandon des énergies fossiles –, assortie d’une réduction progressive de l’utilisation du charbon.

Or le temps manque cruellement. Il reste désormais moins de dix ans aux 193 États membres des Nations unies pour atteindre les 17 ODD et éviter d’aboutir, comme le rappelle le secrétaire général à l’ONU Antonio Guterres, à un monde fragmenté à deux vitesses où quelque 660 millions de personnes resteront sans électricité, près de 2 milliards continueront de dépendre de combustibles et de technologies polluants.

Une transformation accélérée impliquant une réforme de l’architecture financière internationale s’impose pour assurer un financement pérenne de la transition pour l’ensemble des pays, notamment ceux du Sud.

 

Une pression grandissante sur les États

Dans ce contexte, la pression sur les États se fait grandissante comme le démontre la multiplication des procédures pour inaction climatique qui quoique symboliques se manifestent partout dans le monde en créant progressivement une jurisprudence et un standard de référence. De ce point de vue, la décision rendue par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) le 13 avril 2024 marque une étape historique, car c’est la première fois que la CEDH condamne un État pour son manque d’initiatives dans la lutte contre le réchauffement climatique.

Bien qu’elle condamne la Suisse, la portée de cette condamnation contraignante est « universelle », comme nous le rappelle François Gemenne, en reconnaissant que le changement climatique représente bel et bien une menace pour les droits humains et qu’il est de la responsabilité des États de lutter contre le changement climatique sans qu’ils puissent s’en décharger sur les entreprises ou les citoyens.

 

Le paradis promis des intelligences artificielles

Face à l’urgence climatique, les intelligences artificielles capables de créer de systèmes informatiques pour résoudre des problèmes complexes en imitant l’intelligence humaine « semblent » être nos alliés pour nous confronter à ces défis colossaux avec l’espoir de les relever.

Comme le rappelle Claire Monteloni, pionnière de l’informatique climatique avec Gavin Schmidt, éminent climatologue à la NASA, la science du climat est l’un des domaines du big data et « l’apprentissage automatique » est la clé qui permettra de tirer des enseignements de cet ensemble colossal de données » en provenance de sources multiples, stations météorologiques, radars, ballons atmosphériques et satellites avec des datations variées.

Or, qui dit big data et apprentissage automatique dit intelligence artificielle, ou plutôt intelligences artificielles parmi lesquelles l’IA générative fait une percée fracassante.

Les cas d’usage sont multiples et toujours en cours de développement : améliorer les prévisions météorologiques, prévoir la trajectoire des ouragans, guider les prises de décisions des autorités publiques en vue de développer de nouvelles stratégies d’adaptation au changement climatique.

L’IA a également un rôle croissant à jouer dans l’optimisation des systèmes, tels que le transport de marchandises, la réfrigération des aliments, le chauffage et la climatisation des bâtiments. Mais aussi dans le domaine de la maintenance prédictive pour détecter et colmater les fuites de méthane dans les infrastructures de gaz naturel avant qu’elles ne s’aggravent, empêchant ainsi le méthane de s’échapper dans l’atmosphère.

Dans le domaine des villes, les IA peuvent aider à la rénovation énergétique mais aussi à la construction de villes ultramodernes, telles que Net City, une ville écologique et sans voitures annoncée en 2020 par le mastodonte chinois Tencent, ou encore les 500 autres villes intelligentes en cours de création en Chine.

Au niveau industriel, l’utilisation des IA permet d’améliorer les conditions de production en agissant sur le choix de matériaux moins polluants ou en raccourcissant et en verdissant les chaînes d’approvisionnement.

Dans le secteur agricole, les IA peuvent participer à la transition agroécologique grâce à une agriculture dite de précision qui peut adresser divers cas d’usage, tels que l’épandage de pesticides  ou estimer la trajectoire carbone d’une exploitation agricole.

Les IA peuvent également permettre une meilleure gestion de ressources en fiabilisant l’épuration des eaux usées ou le recyclage des déchets.

En synthèse, le champ des possibles offerts par les intelligences artificielles est infini, sous réserve d’en mesurer les risques et de les encadrer.

 

Les péchés originels des intelligences artificielles

Malgré ces perspectives paradisiaques se pose sérieusement la question de la compatibilité des intelligences artificielles avec la lutte contre l’urgence climatique au vu des « péchés originels » voire « capitaux » que ce paradis renferme. Je n’en citerai que quatre…

Pêché n°1 : La Gourmandise 

Si jusqu’à présent l’empreinte carbone de l’IA est restée relativement faible il va falloir veiller à la quantifier et à la suivre en toute transparence, car elle va mécaniquement augmenter au fur et à mesure que les intelligences artificielles vont se répandre.

En effet, la taille du marché mondial de l’intelligence artificielle a été évaluée à 95 milliards de dollars en 2021 et devrait atteindre 1 848 milliards de dollars d’ici à 2030, soit un taux de croissance annuel moyen de 32,9% entre 2022 et 2030.

Depuis la sortie de l’outil d’IA générative ChatGPT d’Open AI en novembre 2022, l’IA générative est devenue le moteur essentiel de croissance et d’innovation. À vocation généraliste, les IA génératives vont pouvoir être infusées dans tous les secteurs et répondre à un nombre incalculable d’usages.

Le taux de croissance annuel moyen estimé du marché de l’IA générative avoisine ainsi 24% par an, avec un chiffre d’affaires mondial de 200 milliards de dollars et 700 millions d’utilisateurs à l’horizon 2030.

Or on ne rappelle pas assez que les IA et les IA génératives en particulier sont très énergivores durant l’ensemble de leur cycle de vie, depuis la fabrication de leurs composants électroniques impliquant l’extraction de métaux rares, leur hébergement dans les data centers qui, pour rappel, sont les plus grands consommateurs d’électricité au monde, l’entraînement et l’exploitation de leurs modèles algorithmiques, la gestion des déchets électroniques et le recyclage de leurs composants.

Péché n°2 : La luxure 

Les perspectives d’un marché colossal pour les intelligences artificielles d’ici à 2030 laissent présager que les IA ne vont pas se consacrer exclusivement à porter secours à l’urgence climatique, tant la tentation est grande de s’engager dans des projets lucratifs aux intérêts radicalement opposés.

Les intelligences artificielles sont par exemple aussi utilisées pour accélérer l’exploration et l’extraction de pétrole et de gaz d’une manière qui devrait générer 400 milliards de dollars de bénéfices pour l’industrie pétrolière et gazière d’ici à 2025, pour stimuler la consommation par de la publicité ciblée, pour le développement de véhicules autonomes qui « soutiennent le transport en commun individualisé par opposition au transport en commun multimodal.

Péché n°3 : La Paresse 

Les IA peuvent se tromper par paresse si on considère que celle-ci se caractérise par les inexactitudes et les erreurs potentielles générées par leurs modèles algorithmiques. Les conséquences pourraient alors s’avérer catastrophiques en coûts économiques et humains, notamment lorsque ces erreurs et ces inexactitudes concernent des infrastructures comme les réseaux électriques ou la sécurité publique par exemple.

Péché n°4 : L’envie 

Le marché de l’IA est fragmenté mais compte néanmoins la présence d’acteurs majeurs, les Big Tech qui engagent chacun des plans d’investissements pharaoniques dans le domaine des intelligences artificielles, dont le retour sur investissement va être exigé sous la pression des actionnaires et aura très probablement un coût humain et environnemental significatif.

Google a ainsi récemment annoncé des investissements de plus de 100 milliards de dollars, Microsoft, 10 milliards de dollars dans le cadre de son partenariat pluriannuel avec Open AI et 50 milliards de dollars pour financer la construction de data centers dédiés à l’IA…

 

Les perspectives humano-artificielles

À ce stade, il apparaît que les Intelligences humano-artificielles et la transformation vers un monde plus durable capable de résister au bouleversement climatique et à tous ses débordements sont les deux faces d’une même médaille que nous sommes encore loin d’avoir gagnée.

Les ODD ont fixé le cap afin d’adresser l’urgence climatique et de transformer notre monde de façon responsable, humaniste, équitable et solidaire.

Il est certain que les intelligences artificielles devraient nous y aider.

Cependant, les règles du jeu restent à définir, et celles-ci, c’est à nous, humains, individuellement et en mandatant nos représentants, de les préciser et de les garantir au travers de réglementations environnementales et éthiques, de la recherche et de l’innovation pour construire des IA sustainable by design, d’un système financier et fiscal plaçant la durabilité et la shared value  en son cœur, ainsi que d’une gouvernance technopolitique soucieuse de préserver les droits humains tout en canalisant les Big Tech.

 

Illustration : © GoogleDeepMind

 

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