C’est le chapitre d’Edgar Morin que nous vous proposons de lire en intégralité sur HEC Stories qui m’a sensibilisé il y a plusieurs années au thème de l’Eau avec un constat documenté et des choix proposés. C’est en retombant sur son livre, La Voie, dans ma bibliothèque, que je me suis décidé en 2020 à proposer un projet sur l’Eau à HEC Alumni au travers du prisme des décisions critiques, à poser, à prendre et à porter. Publié il y a tout juste 10 ans, en 2011, ce chapitre est d’une profonde et terrifiante actualité.

Je remercie Antoine Rabain (Président du Club Economie Verte), Philippe Levêque ( Président du Club Economie Sociale et Solidaire) et Erwan Mounier (Administrateur du site et Trésorier du Hub) qui complète ce trio de choc, ainsi que l’ensemble de la communauté de bénévoles du Club/Hub, de soutenir cette initiative depuis le premier jour.

Ce projet a donné lieu en mars 2021 au premier podcast du Club Economie Verte, avec Courrier International qui a fait un Atlas de l’Eau riche et sourçé en 2020. Vous avez été des centaines à l’écouter et le partager.

Cette deuxième étape vise à approfondir le thème des décisions critiques relatives à l’Eau grâce aux mots d’Edgar Morin, en partageant le chapitre qui lui est dédié dans « La Voie, Pour l’Avenir de L’Humanité », publié en 2011 chez Fayard. Nous remercions Veronique Héron, son éditrice chez Fayard, de nous avoir autorisé à reproduire ce texte exceptionnel pour le partager avec la communauté des 60 000 diplômés HEC Paris.

C’est désormais à vous de décider !

Grégory Le Roy, pour HEC Alumni

« L’eau, « mère de la vie », est constitutive de toutes les cellules de tous les organismes vivants ; elle est pour chacun un besoin quotidien, elle est un bien commun à tous les humains, et pourtant elle est devenue une marchandise et sert de plus en plus d’enjeu géopolitique et géostratégique entre États.

Diagnostic

Aujourd’hui, 1,5 milliard de personnes n’ont pas accès à l’eau potable ; 2,4 milliards d’humains vivent encore sans accès aux services hygiéniques. De 1990 à 1996, la pro portion de la population mondiale non desservie en réseau d’assainissement est passée de 64% à 67%. Les pays où l’on souffre de stress hydrique ou dispose de moins de 1 000 m3 par personne et par an sont de plus en plus nombreux. 30 000 personnes meurent chaque jour de maladies dues à l’absence d’eau potable et de services d’hygiène ; en Afrique du Sud, 600 000 agriculteurs blancs consomment pour l’irrigation 60 % des res- sources hydriques du pays, alors que 15 millions de citoyens de couleur n’ont pas accès à l’eau potable ; la moitié des villages palestiniens n’ont pas l’eau courante, alors que toutes les colonies israéliennes en sont pourvues ; la consommation quotidienne moyenne de la population des pays « en voie de développement » est d’environ 20 litres. En Italie, elle est de 213 litres, aux États-Unis de 600 litres (en Californie, de 4 100 litres !). Le Brésil représente 11 % des ressources en eau douce de la planète, mais 45 millions de Brésiliens n’ont pas encore accès à l’eau potable.

Les gaspillages d’eau sont énormes dans le monde entier : 40 % de l’eau employée pour l’irrigation se perd par évaporation ; les pertes en eau dans les aqueducs sont de 30 à 50 %, même dans les pays dits « développés ». Un lave-linge standard consomme en moyenne 140 litres par cycle, la chasse des toilettes utilise 10 à 20 litres à chaque usage, un lave-vaisselle, 60 litres. Certains pays sont confrontés à des paradoxes : le Maroc, par exemple, qui connaît un stress hydrique important, exporte pourtant de l’eau via ses fruits et légumes, mais aussi la dilapide par les exigences de son marché touristique (douches et piscines d’hôtel)…

L’eau est devenue limitée au niveau local et global. Les régions tempérées, dont la France fait partie, connaîtront elles aussi des problèmes de quantité et de qualité de l’eau ; 85 % du volume des eaux des fleuves de France est pollué. Les nappes phréatiques continuent de baisser dangereusement à travers le monde en raison des prélèvements excessifs destinés à l’agriculture et aux activités industrielles, notamment aux États-Unis, en Chine et en Inde. Au rythme de consommation et de déperdition actuel, ces pays sont voués à faire face à de graves problèmes d’approvisionnement en eau fraîche dans les prochaines années.

La pénurie n’est pas la seule préoccupation relative à la gestion des ressources en eau. La dégradation de leur qualité et l’accroissement de leur degré de pollution est également inquiétante.

Comme l’eau douce est une ressource précieuse, la pollution des nappes phréatiques, qui constituent une réserve importante d’eau douce relativement pure, ainsi que celle des lacs et des rivières, sont sans doute les plus préoccupantes. Les pollutions des rivières et des fleuves se déversent dans les mers et les océans, et viennent ainsi aggraver la pollution marine : le plancton, source de vie des poissons, est lui-même menacé.

La pollution des eaux peut être d’origine et de nature diverses. La pollution physique peut être thermique ou radioactive. La pollution thermique est principalement due aux industries, dont le nucléaire, qui utilisent l’eau comme liquide de refroidissement. Provoquant un réchauffement significatif des cours d’eau utilisés, elle a pour conséquence la disparition locale de certaines espèces animales ou végétales. La pollution radioactive survenant lors d’accidents nucléaires est extrêmement persistante. Ses effets à long terme sont aujourd’hui inconnus.

Les principales pollutions chimiques sont issues de l’agriculture et de certaines industries. L’usage massif, dans l’agriculture, de pesticides extrêmement nocifs aux êtres vivants, entraîne une dissémination de ces substances dans des milieux aquatiques souterrains ou de surface, et provoque la mort de nombreuses espèces animales. Les nitrates et les phosphates contenus en fortes quantités dans les engrais entraînent des problèmes d’eutrophisation, ce qui conduit à la destruction de toute vie animale ou végétale sous la surface.

Autres pollutions, celles aux métaux lourds comme le plomb, le mercure, le zinc, ou par l’arsenic, qui sont issus pour la plupart des rejets industriels et ne sont pas biodégradables. Présents tout au long de la chaîne alimentaire, ils s’accumulent dans les organismes.

Les pollutions provenant des pluies acides sont également nocives.

Les pollutions aux substances médicamenteuses s’ajoutent aux autres. Un très grand nombre de molécules médicamenteuses ne sont pas entièrement assimilées par le corps humain, et sont donc rejetées à l’égout. Elles se retrouvent dans les milieux naturels aquatiques, avec des conséquences encore mal connues pour l’environnement et la santé humaine.

Les pollutions aux hydrocarbures (comme les marées noires ou les dégazages sauvages) sont également fréquentes en milieu marin où elles peuvent représenter jusqu’à 40 % des pollutions de l’eau.

Les pollutions aux PCB (polychlorobiphényles, utilisés principalement dans les trans- formateurs électriques, les condensateurs, et comme isolants en raison de leurs excellentes caractéristiques diélectriques) peuvent avoir des effets toxiques et cancérigènes, ces substances se stockant dans les graisses des êtres vivants.

La pollution organique est la pollution la plus « naturelle ». En effet, en l’absence de traitement, une ville de 100 000 habitants rejette 18 tonnes de matières organiques par jour dans ses égouts. Cette matière, bien que biodégradable, n’est pas exempte d’effets. De trop forts rejets dans les rivières peuvent conduire à l’asphyxie des écosystèmes aquatiques, les premiers condamnés étant les poissons, puis, à plus forte concentration, le reste de la faune et de la flore aquatiques.

L’eau des nappes, des rivières et des lacs est aussi dénaturée par la pollution et les contaminations des fertilisants, pesticides, émissions, déchets industriels toxiques.

D’après un rapport de l’OCDE, un grand nombre d’humains vivent dans des zones soumises au stress hydrique. En 2030, en l’absence de mesures efficaces pour préserver les ressources en eau potable, il pourrait y avoir 3,9 milliards de personnes concernées par ce stress hydrique, dont 80 % de la population des « BRIC » (Brésil, Russie, Inde, Chine). Cette pénurie serait aggravée par l’augmentation de la population, donc des besoins en eau potable et de ceux destinés à l’agriculture.

Le réchauffement de la planète aurait également de fortes incidences sur les ressources en eau. Des régions comme l’Asie centrale, l’Afrique sahélienne ou les grandes plaines des États-Unis pourraient connaître un assèchement dangereux pour les populations et leur agriculture.

La diminution et la dégradation de l’eau à l’échelle mondiale s’annoncent lourdes de conséquences sur les activités humaines et sur les relations internationales. Les grands cours d’eau ne se limitant généralement pas à sillonner un seul État, ils sont devenus des enjeux géopolitiques et stratégiques importants et la source de nouveaux conflits.

Du bien commun en bien privé et en marchandise

La politique de l’eau promue par les groupes dirigeants des pays occidentaux à partir des années 1980 se fonde sur la conversion de l’eau de bien commun en bien économique; l’eau est devenue un produit de marché, vendu et acheté. Ce principe fut affirmé la première fois à la conférence des Nations unies sur l’eau, à Dublin, en 1992, avec le consentement de tous les États membres. Depuis, il a été réitéré dans les multiples conférences mondiales et sommets consacrés à l’eau. Selon ce principe, l’eau cesse d’être un bien commun à partir du moment où elle est captée, prélevée et utilisée pour l’irrigation en agriculture et la mise en bouteilles destinées à la consommation. Dans ces cas, les coûts doivent être couverts par des prix, et les capitaux investis doivent être rémunérés. Dès lors, l’eau n’est plus un bien commun « sans prix », mais devient un bien marchand « avec prix ».

Alors que dans certains pays l’eau relevait du service public, la privatisation des services hydriques s’est imposée dans l’économie néo-libérale. La propriété et la gestion de l’eau distribuée à domicile tendent à devenir à leur tour privées.

Au début des années 1980, les deux principales compagnies d’eau privées opérant au niveau international (la Générale des eaux, devenue Vivendi Environnement, puis Veolia, et la Lyonnaise des eaux, devenue Ondeo) assuraient la distribution de l’eau à 300 000 personnes hors de France. En l’an 2000, le nombre des personnes servies par des entreprises privées à travers le monde est passé à 400 millions, dont 250 millions par les entreprises françaises. La banque suisse Pictet prévoit que le secteur privé desservira à peu près 1,7 milliard de personnes en 2015 si la tendance à la privatisation est maintenue.

La privatisation des services d’eau (qui, sauf exceptions locales, n’a pas encore touché la Suisse, la Suède, les Pays-Bas, le Québec et les États-Unis où 88 % des services d’eau sont assurés par des entreprises municipales publiques) ne s’est traduite ni par une amélioration des services, ni par la diminution des prix. Dans la majorité des cas, surtout dans les pays du Sud, les prix ont grimpé en flèche, comme à Cochabamba, en Bolivie, à Manille, aux Philippines, ou à Santa Fe, en Argentine. La corruption a accompagné la privatisation des concessions. L’endettement des pays pauvres a augmenté. L’amélioration des services dans ces pays a plutôt avantagé les plus riches.

Vers la raréfaction de l’eau

L’eau est destinée à devenir toujours plus rare, donc économiquement et stratégique- ment de plus en plus importante.

Économiquement, cela conduit à mettre en valeur les ressources non encore utilisées, à favoriser le transport de l’eau sur de longues distances, à augmenter la quantité d’eau douce rendue disponible grâce en particulier au dessalement de l’eau de mer. D’où la décision (janvier 2000) de créer le premier Fonds international d’investissement dans l’eau, de réduire les gaspillages et les prélèvements excessifs par des manœuvres sur les prix (application du principe « pollueur-payeur »).

Stratégiquement, la sécurité hydrique nationale est devenu un problème politique central. Les conflits d’usages concurrents au sein d’un pays et surtout entre pays vont s’intensifier et se généraliser.

 

La voie des réformes : pour une autre politique de l’eau

Le but premier d’une politique de l’eau est d’en faire un droit humain ; le but final est de la restituer comme bien commun aux êtres humains.

L’accès à l’eau en quantité (25 à 50 litres par jour pour les usages domestiques) et qua- lité suffisantes à la vie devrait être reconnu comme un droit universel. Le Comité des droits humains, sociaux et culturels des Nations unies, dans son commentaire général de novembre 1992, reconnaît que l’accès à l’eau doit être considéré comme un droit humain. L’objectif du droit à l’eau pour tous n’est pas financièrement et technologiquement hors de portée. Il ne devrait pas l’être sur le plan politique.

La propriété, la gestion, la distribution et le contrôle politique de l’eau devraient rede- venir ou rester publics. L’objectif réformateur est de maintenir et ramener dans la sphère publique l’ensemble des services d’eau, c’est-à-dire de déprivatiser la captation des eaux, la gestion des eaux usées, la gestion des eaux minérales. On pourrait commencer par réintroduire des « points d’eau publics », comme il y eut les fontaines Wallace à Paris , dans les squares, jardins, aéroports, stades, écoles – et, dans le Sud, au cœur des bidonvilles.

Les collectivités publiques (de la commune à l’État, des unions continentales à la com- munauté mondiale) devraient assurer le financement des investissements nécessaires pour concrétiser le droit à l’eau potable pour tous.

Le droit à l’utilisation de l’eau en tant que droit humain et bien commun public a un coût. Encore aujourd’hui, là où les services de distribution sont des services collectifs publics, le financement des coûts est assuré par le budget de la commune, du canton, de la province, de la régie d’État. En Suisse, le financement public s’est montré jusqu’à présent d’une très grande efficacité : la Suisse est le seul pays où les pertes en eau dans le réseau de distribution sont proches du taux naturel admis, à savoir 9 %. En France, pays des plus grandes entreprises multinationales privées, la moyenne des pertes se situe entre 25 et 35 %.

Il est indispensable de revoir le rôle et le fonctionnement des institutions financières locales et internationales en vue de définir de nouvelles institutions de financement de type coopératif inter-territorial et international, dans une logique de partenariat privé/public, et d’envisager à cette fin la création de nouveaux instruments financiers tels que caisses d’épargne, coopératives européennes, euro-africaines, euro-latino-américaines, asiatiques, africaines, etc.

Les citoyens devraient participer, sur des bases représentatives et directes, à la définition et à la réalisation de la politique de l’eau au niveau national et local (mise en place de lieux de participation de proximité). Une autorité mondiale de l’eau devrait être instituée et élaborer les règles mondiales pour une utilisation solidaire et durable du bien « eau » ; elle disposerait d’un tribunal mondial de l’eau (organe de résolution des conflits en matière d’utilisation de l’eau) et d’un dispositif de contrôle par évaluation et suivi.

La gestion du cycle de l’eau devrait suivre une approche visant à la protection des équilibres hydrogéologiques et environnementaux dans le but de promouvoir et garantir l’épargne de l’eau. Il faut voir si la construction de grands barrages (en Amérique latine, en Asie, en Chine et en Inde, en Afrique, en Russie, en Asie mineure, en particulier dans le Kurdistan, en Europe, spécialement dans les pays de l’Est) ne risque pas d’aggraver les problèmes de l’eau.

La politique de l’eau rejoint ici la nouvelle politique agricole qui, par opposition aux agricultures industrialisées, promeut des systèmes diversifiés, liés aux territoires, visant la sauvegarde et la protection des processus écologiques ainsi que le développement – là où c’est possible – de cultures peu exigeantes en eau. Elle va dans le sens du développement d’une politique de recueil systématique des eaux de pluie dans les régions sujettes à la sécheresse.

Des politiques de l’eau peuvent déjà être mises en œuvre aux échelles locales, régionales et nationales. Une politique à l’échelle de la planète nécessiterait un consensus des États et un Office mondial de l’eau doté de pouvoirs, ce qui ne peut être encore envisagé. L’aggravation des problèmes accélérera-t-elle les prises de conscience et les décisions ? »

Edgar Morin, La Voie, Pour l’avenir de l’humanité

  1. Il reste, en 2010, trois fontaines d’eau potable à Paris, une dans le 13 , une dans le 16 et une dans le 17e arrondissement.

La Voie, Edgar Morin, editions Fayard, 2011

« LA VOIE », Edgar Morin,
Librairie Arthème Fayard, 2011
Librairie Arthème Fayard/Pluriel, 2012

Le vaisseau spatial Terre, continue à toute vitesse sa course dans un processus à trois visages : mondialisation, occidentalisation, développement.
Tout est désormais interdépendant, mais tout est en même temps séparé. L’unification techno-économique du globe s’accompagne de conflits ethniques, religieux, politiques, de convulsions économiques, de la dégradation de la biosphère, de la crise des civilisations traditionnelles mais aussi de la modernité. Une multiplicité de crises sont ainsi enchevêtrées dans la grande crise de l’humanité, qui n’arrive pas à devenir l’humanité.
Où nous conduit la voie suivie ?
Vers un progrès ininterrompu ? Nous ne pouvons plus le croire. La mort de la pieuvre totalitaire a réveillé la pieuvre des fanatismes religieux et stimulé celle du capitalisme financier. Elles enserrent de plus en plus le monde de leurs tentacules. La diminution de la pauvreté se fait non seulement dans un accroissement de bien-être matériel, mais également dans un énorme accroissement de misère.
Allons-nous vers des catastrophes en chaîne ? C’est ce qui paraît probable si nous ne parvenons pas à changer de voie.
Edgar Morin pose ici les jalons d’une « Voie » salutaire qui pourrait se dessiner par la conjonction de myriades de voies réformatrices et nous conduire à une métamorphose plus étonnante encore que celle qui a engendré les sociétés historiques à partir des sociétés archaïques de chasseurs-cueilleurs.

Directeur de recherches émérite au CNRS, penseur transdisciplinaire et indiscipliné, l’auteur de La Voie est connu pour avoir conçu la « pensée complexe » dans son œuvre maîtresse, La Méthode. Il est docteur honoris causa de vingt-quatre universités à travers le monde.

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