La sphère professionnelle est au cœur des débats sur la mixité sociale et la parité hommes-femmes. Pour autant, l’entreprise est-elle légitime pour prendre parti sur les questions de société ? Est-elle un acteur économique qui doit se tenir en retrait des champs politique et citoyen, ou un élément du corps social qui peut être moteur du changement ?

POUR

“Depuis toujours, les entreprises s’impliquent dans le débat social ”

Nicolas Reboud (H.08), fondateur de Shine

Après avoir créé deux entreprises dans le domaine de la photographie (Mayoz et Printic), il fonde la néobanque Shine en 2017 et a même siégé au conseil de France Digitale, le lobby des start-up françaises.

La mission d’une entreprise ne peut se résumer à maximiser les profits qu’elle distribue à ses actionnaires. Il s’agit d’une somme de femmes et d’hommes, donc d’un corps social à part entière, on parle d’ailleurs de « société »… Elle doit donc s’engager au même titre que les citoyens et les pouvoirs publics. Sa force de frappe lui permet de faire passer des messages. Aux États-Unis, la marque Dove a lancé une campagne de publicité avec des photos de femmes de toutes corpulences, sans aucune retouche. Une manière d’amener les jeunes filles à avoir une vision plus positive de leur corps, et à s’extraire des diktats de la mode qui peuvent mener à des troubles tels que l’anorexie. À la mort de l’américain George Floyd, des géants comme Netflix, Amazon, Twitter ou Nike ont publiquement soutenu les manifestations Black Lives Matter, malgré l’opposition véhémente du président Donald Trump. On parle de « nonassistance à personne en danger » lorsqu’un citoyen s’abstient de porter secours à quelqu’un. Le même principe devrait s’appliquer aux entreprises. Ne rien faire pour corriger les inégalités entre les genres ou les ethnies, cela revient à accepter la situation. C’est déjà un choix. Or personne n’a intérêt à vivre dans une société injuste. Les organisations patronales comme le Medef savent se mobiliser pour protéger leurs intérêts économiques. Elles mènent des actions de lobbying sur le droit du travail, les réglementations ou les arbitrages des plans de relance. Depuis toujours elles s’impliquent dans le débat social. Elles ont aujourd’hui tout intérêt à s’engager, car l’activisme des entreprises renforce leur attractivité auprès des diplômés, des salariés et des clients.

Vers un lobbying social ?

Aujourd’hui, de plus en plus de consommateurs utilisent des applications comme Yuka et se servent de leur carte bancaire comme d’un bulletin de vote. Les marques l’ont bien compris. En 2017, le groupe américain Patagonia a dénoncé la suppression de réserves naturelles indiennes par le gouvernement Trump et a porté l’affaire devant les tribunaux. Cet été, la société Ben & Jerry’s a cessé de vendre ses glaces dans les territoires palestiniens occupés, car cela entrait en contradiction avec ses valeurs (ce qui lui a attiré les critiques de Tel Aviv et Washington). Dans un autre registre, la marque a aussi rebaptisé un de ses produits pour célébrer la décision de la Cour suprême de légaliser le mariage homosexuel. Ce type d’actions encourage les transformations en cours dans notre société.

CONTRE

“L’engagement politique des entreprises présente des risques”

Anne de Guigné (H.05), journaliste au Figaro

Journaliste au Figaro, elle suit depuis 2017 la politique économique française. Elle a reçu cette année le prix du meilleur article financier dans la catégorie « jeunes journalistes » pour son article « Honoré de Balzac face à la révolution capitaliste ».

En 2019, le Time titrait « Pourquoi les entreprises ne peuvent plus éviter la politique ». De fait, depuis quelques années, une pression grandissante est exercée sur la sphère économique pour qu’elles s’engagent sur les questions de société. Consommateurs en quête de sens, jeunes recrues, activistes de tout poil, tous exigent des marques qu’elles aient un agenda sociétal, au-delà des motifs pour lesquels leurs actionnaires s’étaient initialement associés. S’accordant sur un socle commun de valeurs d’inclusion ou de défense des minorités, les grands groupes ont choisi de répondre à ces attentes. Ainsi, Décathlon supprimait en novembre dernier, ses spots publicitaires de la chaîne CNews, dont « l’orientation délétère » avait été pointée par Sleeping Giants, un collectif militant qui interpelle les annonceurs. Quant au réseau social Twitter, déjà au cœur des polémiques après avoir clos le compte de Donald Trump suite aux violences du Capitole, il a ému la classe politique hexagonale, en janvier, en fermant temporairement le compte d’un sénateur LR. Ce dernier avait posté un message virulent pour dénoncer la présence dans sa circonscription d’une femme intégralement voilée. L’Oréal a de son côté soutenu, dans un message interne, le parcours de gestation pour autrui (GPA) d’un de ses dirigeants, une pratique pourtant non autorisée en France.

Éviter de se substituer aux institutions

En s’engageant sur le terrain sociétal, l’entreprise a tout intérêt à avancer prudemment. Certes, une prise de position radicale permet d’obtenir une audience, notamment auprès de la jeunesse, mais elle peut aussi braquer une majorité silencieuse de consommateurs et contribuer à fracturer encore davantage la société. Enfin, les grands groupes qui se positionnent comme un lieu d’élaboration des normes éthiques, en parallèle des mécanismes représentatifs démocratiques, se retrouvent au cœur d’enjeux de souveraineté. Avec des conséquences potentiellement explosives d’un point de vue politique. Le terrain très prisé de la diversité est lui aussi jonché de pièges. Si la lutte contre les discriminations est un combat légitime, la promotion des minorités peut menacer la cohésion d’un corps social. Aux États-Unis, dans le sillage du mouvement Black Lives Matter, les entreprises se sont engagées dans la lutte contre le racisme. Des groupes comme Disney, Coca-Cola ou Lockheed Martin proposent ainsi des formations différentes à leurs salariés selon leur couleur de peau, les Blancs étant notamment invités à méditer sur leurs privilèges. Une telle ségrégation peut-elle constituer le socle d’une réconciliation ?

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