Directeur du développement d’un groupe de prêt-à-porter français qui rayonne à l’international, STÉPHANE LHOIRY (E.10) vit et travaille à Moscou depuis dix-sept ans et possède la double nationalité. En ces temps troublés par la guerre en Ukraine, il expose les difficultés économiques ou politiques auxquelles le peuple russe est confronté.

Dans les années 1990, l’effondrement de l’Union soviétique et la thérapie de choc ont entraîné un chaos indescriptible. Les gens ont été traumatisés, ils ont perdu leurs repères et leurs économies. Ils ont peur de retrouver ce désordre. Les grandes villes se sont occidentalisées, une classe moyenne s’est développée. La population a eu le sentiment que le gouvernement la sortait du chaos et lui apportait prospérité et sécurité. Autour de moi, les gens ont été effrayés par le début de «l’opération militaire spéciale». Le mot «guerre» était tabou, aujourd’hui, on parle de «guerre proxy» en Ukraine. J’ai remarqué deux types de réactions: ceux qui craignent le chaos et qui observent. Ceux qui, choqués, inquiets ou n’étant plus en mesure de travailler, ont décidé de partir. C’est le cas de groupes et d’entreprises occidentales qui, face à la vague de sanctions, ont cessé leurs activités ou céder leurs participations en Russie. En février, le rouble a subi une forte dévaluation durant quelques jours avant de se renforcer. La Banque centrale a dû prendre des mesures drastiques pour stopper la dévaluation en augmentant de manière spectaculaire son taux directeur de 20 %, afin de stopper les flux financiers internationaux, évitant ainsi toute spéculation et un écroulement de son système financier et monétaire.

Pour les entreprises et les banques, le choc a été brutal. Des millions d’euros de capitalisation et des milliards d’euros d’investissement se sont évaporés, des flux financiers ont été grippés. Si le marché russe constitue une faible part du chiffre d’affaires mondial de nombreux groupes internationaux, c’est un marché de plusieurs milliards d’euros. Les investissements occidentaux ont été réduits à peau de chagrin, mais ont vite été remplacés par d’autres qui y voient une opportunité étant donné le prix bas de l’énergie et le faible coût de la main-d’œuvre. La logistique, secouée plusieurs mois durant, a su s’adapter. Ceux qui se sont retirés du marché ont tenté de vendre leur activité avec plus ou moins de succès. D’autres, moins exposés, sont restés mais ont dû procéder à des changements juridiques afin d’éviter d’exposer leur maison mère ou leurs dirigeants.

Pour les ménages, les conséquences ont été sérieuses. En février, les gens se sont rués dans les magasins pour faire des provisions et anticiper leurs achats de vêtements, d’électroménager, d’électronique, de mobilier ou de véhicule en prévision de l’inflation galopante et du départ des grandes marques. L’investissement immobilier et le crédit à la consommation ont été stoppés net, les taux d’emprunts atteignant des sommets à 30 %. Le marché reprend mais lentement. Le taux de la banque centrale est redescendu à 7,5 % mais l’inflation, estimée à plus de 12 %, reste importante. Le marché de l’emploi a souffert du départ de grands groupes et de la baisse de l’activité économique. Aujourd’hui, il y a une forme d’attentisme. Même si les Russes disent qu’en temps de guerre, ils sont patriotes et soutiennent leur pays, en privé, les langues se délient. Ils demanderont des comptes. Ils espèrent que les experts, la communauté internationale, les diplomates trouveront une solution rapidement. Il faudra aussi dissocier le peuple russe des politiques. C’est difficile, mais cela sera indispensable pour penser l’avenir.

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