Le Club HEC Consulting & Coaching et le  Hub Management vous proposent de comprendre pourquoi et comment le « bruit » influence vos recrutements en partageant des bonnes feuilles du livre « NOISE. Pourquoi nous faisons des erreurs de jugement et comment les éviter » de Daniel Kahneman, Olivier Sibony & Cass R. Sunstein, publié chez Odile Jacob en 2021 dans le prolongement de l’article HBR de 2016 que Daniel Kahneman avait signé avec Andrew M. Rosenfield, Linnea Gandhi, et Tom Blaser du TGG Group. Ce dernier nous offre en quelques mots la définition du « bruit » :
« Organizations expect to see consistency in the decisions of their employees, but humans are unreliable. Judgments can vary a great deal from one individual to the next, even when people are in the same role and supposedly following the same guidelines. And irrelevant factors, such as mood and the weather, can change one person’s decisions from occasion to occasion. This chance variability of decisions is called noise, and it is surprisingly costly to companies, which are usually completely unaware of it. » (Noise: How to Overcome the High, Hidden Cost of Inconsistent Decision Making ; HBR oct 2016)

Nous nous sommes concentrés sur le chapitre 24 dédié au recrutement (« Recrutement : la structuration des jugements complexes »). Avec l’aval de son éditeur français, les éditions Odile Jacob que nous remercions vivement, Olivier Sibony a accepté de partir du matériau original et d’en offrir une synthèse pour les diplômés HEC Paris, en exclusivité sur HEC Stories.

 

Selon les auteurs Daniel Kahneman, Olivier Sibony et Cass R. Sunstein, « si votre objectif est de déterminer si des candidats vont réussir dans un emploi donné, l’entretien classique, ou « non structuré », n’est pas très informatif. Pour le dire crûment, il est même souvent complètement inutile. » avec à l’appui « la corrélation entre les notes d’entretiens et les évaluations de performance qui oscille, selon les études, entre 0,20 et 0,33 . Au vu de tels niveaux de corrélation, si tout ce que vous savez de deux candidates est qu’au cours de l’entretien l’une des deux vous a parue meilleure que l’autre, les chances que cette candidate soit effectivement la plus performante une fois embauchée sont de 56 % à 61 %. C’est un peu mieux que de choisir la candidate en jouant à pile ou face, mais c’est loin d’être un moyen très fiable de prendre des décisions importantes. »

Daniel Kahneman retrouve ainsi les biais qui l’ont fait connaitre internationalement, soulignés par ses deux co-auteurs Olivier Sibony et Cass R. Sunstein dans NOISE : « L’entretien d’embauche est aussi une mine de biais psychologiques » comme « favoriser les candidats qui leur ressemblent culturellement, ou ceux avec lesquels ils ont quelque chose en commun, notamment le genre, l’appartenance ethnique ou le cursus éducatif » . Ils soulignent aussi que « l’apparence physique joue un grand rôle dans l’évaluation des candidats, même pour des postes où elle ne devrait peser que très peu ou pas du tout. »

Mais dans ce nouveau livre, leur trio va plus loin que les biais : « Ce type de biais psychologique, commun à la plupart des recruteurs, tend à produire une erreur partagée et prévisible. Au sens statistique, on peut donc parler de biais (négatif ou positif) dans l’évaluation d’un candidat donné.
Mais il y a aussi dans les évaluations d’entretien une variabilité imprévisible. Ces variations sont ce que nous appelons du bruit. »

Et c’est là que je m’arrête pour laisser la parole à Daniel Kahneman, Olivier Sibony et Cass R. Sunstein…

>> Nous remercions vivement les éditions Odile Jacob de partager les bonnes feuilles de NOISE (© Odile Jacob, 2021) que vous trouverez ci-dessous en format texte.

Greg Le Roy avec la complicité de Brigitte Dubreucq (Hub Management), Aurore Paul (Club Management & Ressources Humaines) ainsi que Freddy Hochu et Pascal Masson (Club Consulting & Coaching)

NOISE

STRUCTURER LES JUGEMENTS DE RECRUTEMENT

Ce texte est adapté du chapitre 24 de Noise : Pourquoi nous commettons des erreurs de jugement et comment les éviter, par Daniel Kahneman, Olivier Sibony et Cass R. Sunstein (ed. Odile Jacob, 2021).

 

« L’entretien d’embauche, durant lequel un candidat rencontre un futur supérieur hiérarchique ou un professionnel des ressources humaines, est un rite de passage obligé de la plupart des organisations. Comme l’écrivait un psychologue du travail et des organisations, « il est rare, voire inconcevable, que quelqu’un soit recruté sans passer par un entretien sous une forme ou sous une autre[1] ». Et la quasi-totalité des professionnels qui prennent des décisions de recrutement à l’issue de ces entretiens se reposent à un degré ou à un autre sur les jugements intuitifs qu’ils y ont formés[2].

En général, l’entretien suit une routine bien huilée. Après les politesses d’usage, le recruteur demande à la candidate de raconter son expérience professionnelle et d’en développer certains aspects. Les questions portent sur ses réussites et sur les difficultés qu’elle a rencontrées, sur sa motivation pour le poste, ou sur ses suggestions d’amélioration pour l’entreprise. On demandera souvent à la candidate de décrire sa personnalité et d’expliquer pourquoi elle est particulièrement adaptée aux défis du poste ou à la culture maison. Parfois, on parlera de ses hobbies ou de ses centres d’intérêts extra-professionnels. Vers la fin de l’entretien, la candidate sera souvent invitée à poser à son tour quelques questions, qui seront dûment évaluées pour leur pertinence et leur perspicacité.

L’universalité de l’entretien d’embauche reflète une croyance profondément enracinée : quand il s’agit de choisir les personnes avec lesquelles nous allons travailler, rien ne vaut le jugement. Or, cet exercice de jugement a une particularité : du fait de son universalité et de son importance, les psychologues du travail et des organisations l’ont étudié de manière approfondie. Dès 1917, le premier numéro du Journal of Applied Psychology parlait de la sélection du personnel comme du « problème suprême[3] », et, un siècle plus tard, nous en savons beaucoup plus sur l’efficacité des différentes techniques de recrutement (et notamment de l’entretien traditionnel). Aucun travail de jugement complexe n’a fait l’objet d’autant d’études de terrain.

 

Les pièges de l’entretien d’embauche

Si vous ne connaissez pas ces travaux de recherche, ce qui suit va sans doute vous surprendre. En substance, si votre objectif est de déterminer si des candidats vont réussir dans un emploi donné, l’entretien classique, ou « non structuré », n’est pas très informatif. Pour le dire crûment, il est même souvent complètement inutile.

Cette conclusion provient d’innombrables études sur la qualité du jugement de recrutement. Leur méthode habituelle consiste à estimer la corrélation entre deux données : d’une part l’évaluation qu’effectue un évaluateur après un entretien, d’autre part la réussite du candidat une fois embauché. Si la corrélation entre évaluation en entretien et réussite dans le poste est élevée, alors l’entretien est un bon prédicteur de la performance au travail. Inversement, si la corrélation est faible, c’est que l’entretien ne permet pas de prédire la performance. La même méthode peut être utilisée pour évaluer toute autre technique de recrutement.

Que concluent ces analyses ? La corrélation entre les notes d’entretiens et les évaluations de performance oscille, selon les études, entre 0,20 et 0,33[4]. Au vu de tels niveaux de corrélation, si tout ce que vous savez de deux candidates est qu’au cours de l’entretien l’une des deux vous a parue meilleure que l’autre, les chances que cette candidate soit effectivement la plus performante une fois embauchée sont de 56 % à 61 %. C’est un peu mieux que de choisir la candidate en jouant à pile ou face, mais c’est loin d’être un moyen très fiable de prendre des décisions importantes.

Il est vrai que l’entretien d’embauche ne sert pas seulement à produire un jugement sur un candidat. Il est aussi l’occasion de faire la promotion de l’entreprise auprès des candidats prometteurs et de commencer à bâtir une relation de travail avec d’éventuels futurs collègues. Mais du point de vue d’une organisation qui consacre du temps et des efforts à choisir les meilleurs talents, le principal objet de l’entretien est clairement la sélection. Et à cet égard, ce n’est pas une grande réussite.

 

Du bruit dans l’entretien

On comprend aisément pourquoi l’entretien traditionnel produit de l’erreur dans la prévision d’une performance future. Tout d’abord, une part importante de cette erreur est liée à l’ignorance objective[5], c’est-à-dire à l’incertitude irréductible quant à la performance future d’un individu. Le succès au travail dépend de nombreux facteurs : la rapidité avec laquelle la nouvelle recrue s’adapte à son poste, la manière dont les différents événements de la vie affectent son travail… Tous ces facteurs sont largement imprévisibles au moment de l’embauche. Il existe donc une limite à la validité prédictive de l’entretien, ou de toute autre technique de sélection.

L’entretien d’embauche est aussi une mine de biais psychologiques. Tous les dirigeants le savent désormais : lorsqu’ils font passer des entretiens d’embauche, les recruteurs ont tendance, souvent sans en être conscients, à favoriser les candidats qui leur ressemblent culturellement, ou ceux avec lesquels ils ont quelque chose en commun, notamment le genre, l’appartenance ethnique ou le cursus éducatif[6]. Un grand nombre d’entreprises reconnaissent désormais les risques engendrés par ces biais et tentent, avec plus ou moins de succès, de les maîtriser en dispensant des formations spécifiques. On sait par exemple que l’apparence physique joue un grand rôle dans l’évaluation des candidats, même pour des postes où elle ne devrait peser que très peu ou pas du tout.

Ce type de biais psychologique, commun à la plupart des recruteurs, tend à produire une erreur partagée et prévisible. Au sens statistique, on peut donc parler de biais (négatif ou positif) dans l’évaluation d’un candidat donné.

Mais il y a aussi dans les évaluations d’entretien une variabilité imprévisible. Des recruteurs différents réagissent différemment au même candidat. Certes, quand un candidat passe deux entretiens successifs, il ne se comporte pas exactement de la même façon avec les deux recruteurs ; mais même quand l’entretien est réalisé avec un jury, dont les membres observent donc exactement le même comportement, la corrélation entre leurs évaluations est encore loin d’être parfaite.

Ces variations sont ce que nous appelons du bruit. En principe, les jugements de recrutement pour le compte d’une organisation ne devraient pas dépendre de la personne qui les formule. La variabilité des jugements est donc indésirable. La plupart des grandes organisations sont conscientes de ce problème et préfèrent qu’un candidat soit reçu par plusieurs recruteurs, afin d’agréger ensuite les résultats. Malheureusement, ce n’est pas toujours le cas (notamment au début de processus de sélection). Surtout, quand plusieurs recruteurs mettent leurs conclusions en commun, leur jugement « agrégé » se forme en général à l’issue d’une discussion qui vise à dégager un consensus : cette méthode, qui laisse une large place à l’influence sociale, ne réduit pas efficacement le bruit, et peut même l’accroître.

Par ailleurs, nombre d’études démontrent que les décisions de recrutement sont très liées aux premières impressions. Celles-ci se forment au cours des deux ou trois premières minutes de conversation informelle, pendant lesquelles le recruteur bavarde aimablement avec le candidat pour le mettre à l’aise avant d’entrer dans le vif du sujet[7].

Peut-être pensez-vous que juger quelqu’un sur votre première impression n’est pas un problème, et que des recruteurs chevronnés devraient être capables de former des jugements instinctifs, rapides, et justes. Hélas, ce qu’on évalue dans les premières secondes d’un entretien, ce sont principalement des qualités superficielles, comme l’extraversion et les compétences verbales. Même la qualité d’une poignée de main est un prédicteur significatif des recommandations de recrutement[8] ! Une solide poignée de main est sans doute un atout appréciable, mais combien de recruteurs choisiraient-ils consciemment d’en faire un critère de recrutement ?

 

La psychologie du recruteur

Pourquoi les premières impressions finissent-elles par influencer le résultat d’un entretien qui dure bien plus longtemps ? D’abord parce que la recruteuse, dans l’entretien traditionnel, est libre d’orienter la discussion dans le sens qu’elle juge bon. Elle va donc souvent poser des questions qui tendent à confirmer son impression première. Si un candidat lui paraît timide et réservé, par exemple, la recruteuse ne manquera pas de le tester en lui posant des questions directes (et difficiles) sur son expérience du travail en équipe ou de la prise de parole en public. Une candidate qui lui a semblé sociable et enjouée ne sera pas soumise au même interrogatoire. Cela peut certes sembler logique, mais le résultat est que les éléments recueillis sur ces deux candidats ne seront pas comparables[9].

La force des premières impressions n’est pas le seul écueil à éviter. Un autre problème, dans les entretiens, est que les recruteurs veulent que le candidat assis devant eux fasse sens. Une étude l’a démontré d’une manière assez stupéfiante. Les chercheurs ont demandé à des étudiants de jouer soit le rôle du recruteur, soit celui du candidat, en leur imposant simplement que l’entretien n’utilise que des questions fermées, c’est-à-dire auxquelles on puisse répondre par oui ou par non[10]. Certains des étudiants qui jouaient le rôle de candidats ont ensuite reçu l’instruction de répondre aux questions de façon aléatoire. (Leur réponse, oui ou non, était déterminée par la première lettre de la question posée.) Comme l’écrivent ironiquement les chercheurs : « Certains étudiants-candidats craignaient de prime abord que l’absurdité de leurs réponses aléatoires ne saute aux yeux et que l’exercice ne doive être interrompu. Mais il n’en a rien été, et les entretiens se sont tous déroulés normalement. » Vous avez bien lu : pas un seul des étudiants-recruteurs ne s’est rendu compte qu’on lui répondait au hasard. Pire encore : quand on a demandé à ces recruteurs d’estimer s’ils étaient « capables de tirer beaucoup de conclusions sur cette personne eu égard au peu de temps passé ensemble », ceux qui avaient été confrontés à des réponses aléatoires étaient aussi nombreux à répondre positivement que ceux auxquels les candidats avaient répondu sincèrement. Ainsi fonctionne notre étonnante aptitude à trouver de la cohérence là où il n’y en a pas. De même que nous trouvons souvent un pattern imaginaire dans des données aléatoires ou une forme dans les contours d’un nuage, nous sommes capables de trouver une logique à un ensemble de réponses parfaitement absurdes.

Pour prendre un exemple moins extrême et plus réaliste, considérons le cas suivant. Un jour, un des auteurs de ce livre faisait passer un entretien à un candidat qui, dans son précédent emploi, était directeur financier d’une entreprise moyenne. Observant que le candidat avait quitté ce poste au bout de quelques mois, il lui demanda pourquoi. Le candidat répondit qu’il avait démissionné en raison d’un « désaccord stratégique » avec le PDG. Une heure plus tard, un collègue qui recevait à son tour le candidat en entretien lui posa la même question. Il obtint la même réponse. Mais dans la discussion de débriefing qui suivit, les interviewers furent d’opinions totalement différentes : l’un, qui avait eu une première impression positive du candidat, considérait sa décision de quitter l’entreprise comme un signe de courage et d’intégrité. L’autre, dont la première impression avait été négative, y voyait un signe de rigidité, voire d’immaturité. L’anecdote est révélatrice : même si nous aimons croire que notre jugement sur un candidat repose sur des faits, le sens que nous donnons à ces faits est largement influencé par nos attitudes antérieures.

Les limites de l’entretien traditionnel jettent un doute sérieux sur la qualité des conclusions que nous pouvons en tirer. Pourtant, les impressions qui se forment au cours d’un entretien sont vivaces, et l’interviewer leur accorde généralement un grand crédit. Lorsque nous disposons, sur le même candidat, d’un entretien et d’un ensemble d’autres informations, nous avons tendance à donner trop d’importance à l’entretien et trop peu à d’autres éléments prédictifs, comme les résultats d’un test[11].

Une autre anecdote, vécue par un autre des auteurs de ce livre, illustre cette observation. On demande souvent aux professeurs qui postulent pour un poste à l’université de donner un cours à un auditoire composé d’autres professeurs, afin de s’assurer que leurs compétences pédagogiques soient à la hauteur des exigences de l’institution. Les enjeux de cet exercice pour le postulant sont bien sûr beaucoup plus élevés que dans un cours ordinaire. Un jour où l’un d’entre nous assistait à une leçon de ce type, il nota la médiocrité de la prestation, mais remarqua aussi que celle-ci ne pouvait s’expliquer que par la situation de stress où se trouvait le candidat : celui-ci, qui enseignait dans une université de premier plan, faisait état dans son CV d’évaluations exceptionnellement élevées par les étudiants, ainsi que de plusieurs prix récompensant son excellence pédagogique. Pourtant, la vive impression négative produite par son échec dans une situation artificielle devait peser davantage dans la décision finale que des données objectivement plus fiables, mais abstraites, sur ses qualités pédagogiques.

 

L’effet de la structuration sur la qualité de la sélection

Si l’entretien traditionnel a une validité prédictive limitée pour prendre des décisions d’embauche, comment peut-on en prendre de meilleures ? Fort heureusement, la recherche suggère aussi des réponses à cette question, et certaines entreprises n’y sont pas restées sourdes.

Parmi celles-ci, on trouve notamment Google, comme le raconte Laszlo Bock, qui en dirigea les ressources humaines, dans son livre Work Rules! Les méthodes mises en place par Bock s’inspirent des travaux de recherche sur la sélection du personnel conduits depuis des décennies, et illustrent une technique de prise de décision applicable à de nombreux autres domaines : la structuration des jugements complexes.

« Structurer » peut vouloir dire beaucoup de choses. Au sens où nous l’entendons ici, structurer un jugement complexe, c’est appliquer trois principes. D’abord, la décomposition d’un jugement en éléments séparés. Ensuite, l’indépendance, qui impose de gérer la collecte d’informations pour s’assurer que les inputs soient indépendants les uns des autres. Enfin, le jugement global différé, qui retarde la discussion d’ensemble et le jugement final jusqu’à ce que tous ces inputs aient été recueillis.

Le premier principe, la décomposition, découpe le jugement en composantes, les évaluations intermédiaires. La décomposition focalise l’attention des évaluateurs sur les prédicteurs les plus importants : elle indique les données nécessaires, et écarte celles qui n’ont pas d’importance. Chez Google, par exemple, quatre évaluations intermédiaires structurent chaque description de poste : la capacité cognitive générale, le leadership, la compatibilité avec la culture de l’entreprise, et les compétences spécifiques au poste à pourvoir. (Certaines de ces évaluations sont à leur tour décomposées en évaluations plus fines.) Il est important de noter ce qui n’apparaît pas sur cette liste : l’apparence physique séduisante d’un candidat, sa faconde, l’originalité de ses hobbies, ou tous les autres éléments positifs ou négatifs qu’un recruteur pourrait remarquer au cours d’un entretien non-structuré, sont hors sujet.

Définir une description de poste avant de recruter relève du bon sens, bien sûr. Mais comme le savent tous les professionnels du recrutement, plus les postes s’élèvent en niveau de responsabilité ou sortent de l’ordinaire, et plus il devient difficile de spécifier précisément les compétences et qualités requises. C’est pourquoi cette étape indispensable est souvent occultée.

La décomposition ne suffit pas pour réduire le bruit. D’ailleurs, qu’il existe ou non une description de poste formalisée, la plupart des recruteurs sont capables de dire quelles sont les quatre ou cinq choses qu’ils cherchent à évaluer. Le problème est qu’ils n’évaluent pas ces éléments séparément au cours de l’entretien. En réalité, chaque évaluation influence les autres. Le deuxième principe du jugement structuré, l’indépendance, est donc de veiller à ce que les évaluations intermédiaires soient fondées sur des faits et indépendantes les unes des autres.

L’une des techniques pour s’en assurer, utilisée par Google et par beaucoup d’autres entreprises, est l’entretien comportemental structuré[12]. Lors d’un entretien structuré, les recruteurs posent au candidat des questions prédéfinies sur ses comportements passés dans diverses situations. Ils affectent un score aux réponses du candidat, en se fondant sur une grille d’évaluation elle aussi prédéterminée. Pour chaque question, la grille indique des exemples de réponses moyennes, bonnes ou très bonnes. La grille réduit donc le bruit dans la notation des réponses à chacune des questions qui concourent à l’évaluation globale.

Un véritable entretien structuré n’a donc rien à voir avec la conversation informelle qui prévaut dans un entretien traditionnel. Il ressemble davantage à un examen oral ou à un interrogatoire – et d’ailleurs, ni les recruteurs, ni les candidats n’apprécient beaucoup les entretiens structurés. Pourtant, les données disponibles plaident sans ambiguïté en leur faveur. La littérature scientifique conclut de manière constante que l’entretien structuré prédit mieux la performance future que l’entretien traditionnel non structuré[13]. Les corrélations avec la performance future vont de 0,44 à 0,57. Autrement dit, vos chances de sélectionner le meilleur candidat avec un entretien structuré se situent entre 65 % et 69 %, à comparer avec les 56 % à 61 % que vous donnerait un entretien traditionnel.

En plus des entretiens structurés, on peut bien sûr recourir à d’autres techniques de sélection. Pour tester les compétences spécifiques à un poste, on peut ainsi utiliser des tests sur échantillons de travail[14], par exemple en demandant à un candidat programmeur d’écrire quelques lignes de code informatique. La recherche a montré que ce type de test fait partie des meilleurs prédicteurs de la performance. (Ce n’est guère surprenant : pour savoir si quelqu’un peut s’acquitter d’une tâche, lui demander de l’effectuer et mesurer la qualité du résultat semble une méthode assez sensée.) Bock rapporte que Google utilise aussi des « références détournées » (backdoor references), fournies non pas par une personne désignée par le candidat, mais par des employés de Google dont il a croisé la route. L’intérêt de ces techniques complémentaires est qu’elles fournissent des évaluations entièrement indépendantes de celles que produit un entretien.

Le troisième principe du jugement structuré, le jugement global différé, se résume à une idée simple : ne pas bannir l’intuition, mais la garder pour la fin. Chez Google, comme dans beaucoup d’autres entreprises, la recommandation finale d’embauche est produite de façon collégiale par un comité de recrutement. Celui-ci analyse toutes les notes obtenues par les candidats sur chaque critère d’évaluation intermédiaire lors de chaque entretien, ainsi que toutes les autres informations disponibles. Sur cette base, le comité décide ou non de faire une proposition.

Cette décision d’embaucher n’est donc pas produite mécaniquement par l’agrégation des données collectées. Mais elle est tout de même ancrée sur la note moyenne donnée par les recruteurs qui ont fait passer les entretiens, et éclairée par les éléments d’information qui sous-tendent ces notes. Autrement dit, Google permet au jugement et à l’intuition d’intervenir dans son processus de décision, mais seulement après que tous ces éléments ont été recueillis et analysés. De cette façon, la tendance de tout membre du comité de recrutement à se former une impression rapide et intuitive et à s’y tenir par la suite est quelque peu neutralisée.

 

Ces trois principes de structuration – la décomposition, l’évaluation indépendante et le jugement global différé – sont cohérents avec les recommandations que les psychologues du travail et des organisations ont formulées au fil des années. Il existe une masse imposante de données scientifiques qui démontrent la supériorité des méthodes de jugement structuré (et notamment des entretiens structurés). Il existe également des conseils pratiques et aisément accessibles pour guider les cadres qui souhaitent adopter ces méthodes[15]. Il faut aussi souligner, comme l’ont observé à la fois les entreprises et les chercheurs qui ont mis en place ces méthodes, que le jugement structuré n’est pas plus coûteux, au contraire : peu de choses coûtent aussi cher que le temps consacré par des dirigeants à rencontrer des candidats.

La plupart des cadres dirigeants – mais aussi des candidats – restent pourtant convaincus de la valeur irremplaçable des méthodes informelles reposant sur les entretiens traditionnels. Aucune argumentation ne parvient à dissiper l’impression tenace que l’on peut, en quelques dizaines de minutes, se forger sur un candidat une conviction globale, intuitive et correcte. Des chercheurs qui ont étudié ces croyances ont donné à leur article un sous-titre évocateur : « la persistance d’une illusion[16] ».

S’il est une illusion persistante, en tous cas, c’est bien celle-ci : les recruteurs, comme les candidats, sous-estiment gravement le bruit qui pollue leurs jugements en matière d’embauche. »

 

 

© Odile Jacob 2021. https://www.odilejacob.fr/catalogue/psychologie/psychologie-generale/noise_9782738157058.php

 

 

 

 

 

 

[1] A. I. Huffcutt et S. S. Culbertson, « Interviews », in S. Zedeck (dir.), APA Handbook of Industrial and Organizational Psychology, Washington, DC, American Psychological Association, 2010, p. 185–203.

[2] N. R. Kuncel, D. M. Klieger et D. S. Ones, « In Hiring, Algorithms Beat Instinct », Harvard Business Review, 92, n° 5 (2014), p. 32.

[3] R. E. Ployhart, N. Schmitt et N. T. Tippins, « Solving the Supreme Problem: 100 Years of Selection and Recruitment at the Journal of Applied Psychology », Journal of Applied Psychology, 102 (2017), p. 291–304.

[4] M. McDaniel, D. Whetzel, F. L. Schmidt et S. Maurer, « Meta Analysis of the Validity of Employment Interviews », Journal of Applied Psychology, 79 (1994), p. 599–616 ; A. Huffcutt et W. Arthur, « Hunter and Hunter (1984) Revisited : Interview Validity for Entry-Level Jobs », Journal of Applied Psychology, 79 (1994), p. 2 ; F. L. Schmidt et J. E. Hunter, « The Validity and Utility of Selection Methods in Personnel Psychology : Practical and Theoretical Implications of 85 Years of Research Findings », Psychology Bulletin, 124 (1998) p. 262–274 ; et F. L. Schmidt et R. D. Zimmerman, « A Counterintuitive Hypothesis About Employment Interview Validity and Some Supporting Evidence », Journal of Applied Psychology, 89 (2004), p. 553–561. Notez que les validités sont plus élevées quand certains sous-ensembles d’études sont pris en considération, notamment quand l’étude utilise des évaluations de performance créées spécialement, plutôt que les évaluations existantes de l’organisation.

[5] S. Highhouse, « Stubborn Reliance on Intuition and Subjectivity in Employee Selection », Industrial and Organizational Psychology, 1 (2008), p. 333–342 ; D. A. Moore, « How to Improve the Accuracy and Reduce the Cost of Personnel Selection », California Management Review, 60 (2017), p. 8–17.

[6] L. A. Rivera, « Hiring as Cultural Matching : The Case of Elite Professional Service Firms », American Sociology Review, 77 (2012), p. 999–1022.

[7] M. R. Barrick et al., « Candidate Characteristics Driving Initial Impressions During Rapport Building: Implications for Employment Interview Validity », Journal of Occupational and Organizational Psychology, 85 (2012), p. 330–352 ; M. R. Barrick, B. W. Swider et  G. L. Stewart, « Initial Evaluations in the Interview: Relationships with Subsequent Interviewer Evaluations and Employment Offers », Journal of Applied Psychology, 95 (2010), p. 1163.

[8] G. L. Stewart, S. L. Dustin, M. R. Barrick et T. C. Darnold, « Exploring the Handshake in Employment Interviews », Journal of Applied Psychology, 93, (2008), p. 1139–1146.

[9] T. W. Dougherty, D. B. Turban et J. C. Callender, « Confirming First Impressions in the Employment Interview : A Field Study of Interviewer Behavior », Journal of Applied Psychology, 79 (1994), p. 659–665.

[10] J. Dana, R. Dawes et N. Peterson, « Belief in the Unstructured Interview: The Persistence of an Illusion », Judgment and Decision Making, 8 (2013), p. 512–520.

[11] Nathan R. Kuncel et al., « Mechanical versus Clinical Data Combination in Selection and Admissions Decisions : A Meta-Analysis », Journal of Applied Psychology, 98, n° 6 (2013), p. 1060–1072.

[12] Pour un guide accessible de l’entretien structuré, voir Michael A. Campion, David K. Palmer et James E. Campion, « Structuring Employment Interviews to Improve Reliability, Validity and Users’ Reactions », Current Directions in Psychological Science, 7, n° 3 (1998), p. 77–82.

[13] McDaniel et al., « Meta Analysis » ; Huffcutt et Arthur, « Hunter and Hunter (1984) Revisited » ; Schmidt et Hunter, « Validity and Utility » ; Schmidt et Zimmerman, « Counterintuitive Hypothesis ».

[14] Schmidt et Hunter, « Validity and Utility ».

[15] Kuncel, Klieger et Ones, « Algorithms Beat Instinct ». Voir aussi Campion, Palmer et Campion, « Structuring Employment Interviews ».

[16] Dana, Dawes et Peterson, « Belief in the Unstructured Interview ».

NOISE
Pourquoi nous faisons des erreurs de jugement et comment les éviter
Co-écrit par Daniel KAHNEMAN (prix Nobel d’économie), Olivier Sibony et  Cass.R SUNSTEIN
Editions Odile Jacob, 2021
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Dès qu’il y a jugement, il y a bruit. Quand deux médecins posent des diagnostics différents pour le même patient, quand deux juges attribuent des peines plus ou moins lourdes pour le même crime, quand deux responsables de ressources humaines prennent des décisions opposées à propos d’un candidat à un poste, nous sommes face au bruit.
Daniel Kahneman, Olivier Sibony et Cass R. Sunstein montrent dans ce livre que le bruit exerce des effets nocifs dans de nombreux domaines : médecine, justice, protection de l’enfance, prévision économique, recrutement, police scientifique, stratégie d’entreprise… Pourtant, le bruit reste méconnu. Il est la face cachée de l’erreur de jugement. Noise nous propose des solutions simples et immédiatement opérationnelles pour réduire le bruit dans nos jugements et prendre de meilleures décisions.

Le prochain livre qui va changer votre façon de penser. Un best-seller mondial.

« Un tour de force d’érudition et de clarté. » The New York Times
« Une leçon d’humilité devant nos erreurs. » The Financial Times
« Tous les chercheurs, les décideurs politiques, les dirigeants et les consultants devraient lire ce livre. » The Washington Post

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