Bertrand Badré (h.89) : la finance peut sauver le monde
Ancien directeur de la Banque mondiale, Bertrand Badré (H.89) a créé le fonds Blue Like an Orange à destination des pays émergents. Réchauffement climatique, conditions sanitaires, pauvreté… Faut-il refondre le capitalisme ?
Depuis 1965, chaque campagne pour l’élection présidentielle est émaillée de phrases chocs. On se souviendra de celle du candidat François Hollande devant ses partisans, le 22 janvier 2012 au Bourget : « Mon véritable adversaire, il n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti (…). Il ne sera jamais élu et pourtant il gouverne. Cet adversaire, c’est le monde de la finance. » Faisant écho à cette image d’un secteur financier sans foi ni loi, Bertrand Badré (H.89) publiait quatre ans plus tard Money Honnie, un livre malicieusement sous-titré : Et si la finance sauvait le monde ? Sauver le monde… Vraiment ? « Si l’on sait fixer les objectifs et si l’on choisit la bonne direction, la finance peut être un outil extraordinaire. Sans doute l’arme la plus efficace pour nous sortir de la crise que le monde traverse aujourd’hui », confirme-t-il.
De la finance à la conscience
Le cursus de cet optimiste impénitent a de quoi faire pâlir : diplôme d’histoire à la Sorbonne, Science-Po, ENA. « Mais j’ai commencé par HEC ! C’est mon alma mater, comme disent les Américains. Je faisais partie du bureau des élèves et j’en ai gardé une indéfectible bande d’amis. Trente-cinq ans après, on est toujours connectés via un groupe Whatsapp. Je me souviens d’un enseignement très ouvert sur le monde, avec notamment les cours de géopolitique de Patrick Lemattre, et bien sûr les stages que j’ai pu faire à l’étranger. Avec un ami du BDE, on est partis à Hong Kong, en faisant cinq ou six escales… grâce à Nouvelles Frontières, parce que c’était moins cher ! » Des années 1986-1989, le fils de l’ancien sénateur Denis Badré garde le souvenir d’une période euphorique où tout semblait possible, avec une croissance à la hausse et un marché du travail dynamique, qu’avec son pedigree, il n’a aucun mal à intégrer. Il débute sa carrière par des missions de contrôle et de conseil pour l’Inspection générale des Finances, avant de devenir directeur adjoint de la banque Lazard à Londres en 1999. Le parcours balisé d’une figure de la haute finance, jusqu’à sa rencontre avec Michel Camdessus, directeur général du FMI de 1987 à 2000, qui bouleverse sa vision du monde. « C’est lui qui m’a ouvert aux questions de bien public et de justice sociale. Je lui dois énormément. » En 2003, il rejoint le cabinet du président de la République Jacques Chirac en tant que conseiller pour l’Afrique et le développement dans le cadre du G8 à Évian. Il coordonne alors le Plan d’action pour l’eau. Son parcours, dans le privé et à l’international, le mène à intégrer la Banque mondiale, au poste de directeur général finances. Il représentera l’institution au G7 et au G20, avant de se lancer le plus grand défi de sa carrière.
Paris – Washington
Après un cinquième livre en forme de profession de foi, ce fervent catholique, défenseur d’un capitalisme moral, décide de mettre la théorie en pratique en lançant un fonds d’investissement durable qu’il nomme, en hommage à Paul Éluard, Blue like an Orange Sustainable Capital. L’objectif est de financer des projets pouvant générer un impact positif dans les pays émergents. Son carnet d’adresses pléthorique lui est alors d’un grand secours. Des PDG et des philanthropes se lancent dans l’aventure. « Presque tous ceux avec qui j’avais travaillé depuis vingt ans m’ont épaulé, alors que l’entreprise n’en était qu’à ses prémices. Mais j’ai sous-estimé la difficulté de lever des fonds : le développement durable est très présent dans les discours, il l’est moins dans les actes. On est encore à l’ère du greenwashing… » Après avoir occupé de hautes responsabilités dans des grandes banques (du Crédit Agricole à la Société Générale), après avoir été accueilli comme un diplomate aux sommets internationaux, le voilà prêt à repartir de zéro depuis un sous-sol de Washington. Habitué à brasser des milliers de milliards dans ses vies précédentes, il collecte avec acharnement les 200 millions de dollars (180 millions d’euros) de sa première levée de fonds en juin 2020. « Ces 200 millions de dollars, je savais un par un d’où ils venaient », souligne-t-il. Après deux ans et demi à Washington, Bertrand Badré rentre en France à l’automne 2021, après que la société AXA a acquis une part dans le capital de son fonds d’investissement. Et Blue Like an Orange poursuit son développement, en Amérique du Sud et un jour en Afrique
Comment définir un fonds durable ?
De prime abord, les projets soutenus par Blue Like an Orange peuvent surprendre : une fintech colombienne, une entreprise de VTC permettant d’accéder à des zones mal desservies par les transports en commun en Amérique du Sud… On est bien loin du stéréotype du producteur de café sur les plateaux péruviens. « Il n’y a pas que le commerce équitable et les éoliennes ! Il faut valoriser l’ensemble des initiatives qui créent des emplois décents, améliorent l’égalité hommes-femmes ou préservent l’environnement. » Le fonds sélectionne ainsi, grâce à ses propres grilles d’évaluation, des projets qui ont du sens. « L’analyse financière est un outil extraordinaire pour se projeter dans le temps et dans l’espace. Mais si le profit reste une nécessité, il ne peut être une fin en soi. Le capitalisme tel que nous le connaissons depuis un demi-siècle est fondé sur les théories de Milton Friedman selon lesquelles le but d’une entreprise est de maximiser le profit de ses actionnaires. Cette conception a eu son heure dans les années 1980, mais avec la fin du leadership anglo-saxon, l’émergence du contre-modèle chinois et la révolution numérique, elle est aujourd’hui totalement dépassée. » La course aux dividendes continue pourtant de régir les modes de rémunération, la gouvernance des entreprises, la gestion des actifs… « Rien n’interdirait aujourd’hui de changer notre manière de calculer le profit et de prendre en compte l’impact carbone ou le coût d’exploitation de la nature. » La crise sanitaire actuelle est-elle l’occasion de réviser un système qui amplifie les inégalités et précipite la crise écologique ? « On pourrait sortir de cette séquence par le haut, en osant les réformes qui n’ont pas été menées après la crise des subprimes de 2008, lorsqu’on s’était contenté de remettre des fonds dans la machine sans réviser nos modes de pensée. »
Une révolution dans le système
Proche d’Emmanuel Macron, qui a préfacé l’un de ses livres, et avec qui il a échangé quand il souhaitait devenir banquier d’affaires, Bertrand Badré cite souvent un jeune président, mais pas celui qu’on croit. « Parmi les quatre grandes figures américaines gravées sur le mont Rushmore, on oublie souvent Theodore Roosevelt (1858-1919), qui est entré à la Maison Blanche à 42 ans, alors que le pays traversait l’une des crises les plus graves de son histoire. L’homme avait des positions impérialistes et parfois xénophobes, mais, en à peine huit ans, il a créé des parcs naturels, cassé les cartels, fondé une association de protection des consommateurs et posé les bases d’un système de régulation financière… Quand on lui demandait s’il était révolutionnaire, Teddy Roosevelt expliquait qu’il ne préconisait rien de révolutionnaire, seulement des actions pour empêcher une révolution. La révolution, ce n’est pas couper des têtes ou renverser des tables, c’est savoir changer les règles du jeu pour répondre à l’urgence sociale et environnementale. »
Si le profit reste une nécessité, il ne peut être une fin en soi
S’il a créé avec ses associés un fonds d’investissement destiné aux pays émergents, c’est parce qu’il est convaincu que la France pèse peu sur les enjeux environnementaux et que c’est en Inde, au Nigeria, au Honduras que se situent les véritables défis… « Il faut être exigeant en matière de développement, mais avoir conscience que tous les pays ne partent pas du même niveau. Il ne faut pas retomber dans l’écueil du consensus de Washington dans les années 1980, lorsque la Banque mondiale et le FMI imposaient aux pays en développement des règles pour sortir de leur endettement. Si l’on place la barre trop haut et trop vite, tous ces nouveaux acteurs vont se braquer. Et ils auront raison. » Aujourd’hui, le banquier devenu entrepreneur est alarmiste, mais il reste tout de même optimiste… Bertrand Badré souligne ainsi les engagements pris pour le climat lors de la COP21, ou la création d’un observatoire de la finance durable, lancé en 2020. « C’est une belle initiative, et elle est française ! » Tout comme Time for the Planet, un fonds citoyen non lucratif qui envisage de collecter 1 milliard d’euros pour lutter contre les gaz à effet de serre. « J’ai été en contact avec sa cofondatrice Coline Debayle (H.13). Nous sommes même intervenus ensemble à HEC… enfin, en virtuel. J’aurais adoré avoir eu son idée. » Mais ces initiatives salutaires ne fonctionneront qu’avec une forte impulsion politique. Selon lui, le Vieux Continent a là une carte à jouer : alors qu’elle traverse une crise d’identité, coincée entre les États-Unis et la Chine, l’Europe doit devenir le fer de lance dans l’établissement de nouvelles normes. Et le faire vite, au risque de se les voir dicter.
Lire aussi : finance, climat, même combat ?
Published by La rédaction