Anesthésiste-réanimateur à l’hôpital Cochin à Paris, Alexandre Mignon (E.06) était en première ligne dans la lutte contre le coronavirus. Critique envers la gestion de la crise sanitaire, ce médecin entrepreneur veut faire bouger les lignes.

Alexandre Mignon (E.06)
2002 – Termine ses études de médecine à la faculté Paris Diderot, avec la spécialité anesthésie réanimation
2006 – Obtient un MBA Stratégie et conduite du changement à HEC
2011 – Cofondateur du laboratoire universitaire iLumens
2015 – Professeur invité à la Columbia University à New York
2020 – Lance le projet CovidIA

Quand sa voix grave retentit dans le haut-parleur du téléphone, on le sent pressé. « On peut faire l’interview là, j’ai dix minutes », lance-t-il. Hum, ça va être un peu juste. Vaguement agacé, il explique qu’en ce moment, il travaille « comme un dingue » et dort trois heures par nuit. « Mais rappelez-moi vendredi matin », conclut-il.

Le jour dit, Alexandre Mignon décroche presque instantanément. On l’entend se poser et souffler un bon coup, avant de commencer à parler. Cela fait un mois pile que le confinement a débuté. Lui-même a été contaminé par le virus fin mars. Une forme assez virulente, selon son propre aveu, mais qui ne lui a pas valu d’être hospitalisé. De retour à son poste d’anesthésiste réanimateur à l’hôpital Cochin à Paris, on le sent aussi épuisé que désireux de vider son sac. « De toute façon, je suis une grande gueule, je suis comme ça, j’arrive pas à me retenir », annonce-t-il en préambule. Après avoir salué « les meilleurs » de la pandémie – « Ce sont les petits : les aides-soignants, les infirmières, les brancardiers, les médecins… tous ceux qui sont sur le terrain et se plient en deux pour vous soigner le mieux possible » –, il ne tarde pas à aborder l’autre réalité de cette crise.

Et là, il se lâche. « On a quand même fait des trucs incroyables, tonne le médecin. On a endormi des patients avec des produits vétérinaires. On a laissé des gens nus les uns à côté des autres dans des salles de réveil, sans aucune intimité. Le niveau de soins était mauvais pour les Covid+ et les Covid-. » Une réalité brutale, bien loin de ce qu’il a appris lors de ses études de médecine à la fac Paris Diderot dans les années 1990 ou aux côtés de l’éminent généticien Axel Kahn, son directeur de thèse. Un quotidien de crise qui n’a rien à voir non plus avec ce qu’il enseigne à ses étudiants à l’université Descartes, où il est professeur d’anesthésie-réanimation depuis quinze ans.

Colère froide

Ses propos sont bien plus alarmants que ceux qu’il tenait sur les plateaux télé et radio les semaines précédentes. « Jamais je ne dis à la télé qu’on a mal soigné les gens, je dis qu’on l’a très bien fait. Jamais je ne dis qu’on a fait du tri entre les patients, alors que bien sûr on en a fait pour privilégier des personnalités VIP au détriment d’autres malades » lâche-t-il d’une colère froide. Décidément, Alexandre Mignon a l’air bien parti pour balancer tous azimuts. Au téléphone, il parle vite, et il parle beaucoup.Cela devient même difficile de placer une question. Le médecin en veut beaucoup aux autorités pour la gestion hasardeuse de cette crise sanitaire et la mise en place, « un peu à l’arrache », d’un confinement « avec des personnes qui se contaminaient entre elles ». Selon lui, le cas du département de la Seine-Saint-Denis est évocateur : « le Covid-19, c’est une maladie des gens pauvres : ceux qui sont morts, ce sont les patients du 9-3. Pour eux, le confinement a été une catastrophe : en enfermant des familles entières dans des petits appartements, où les grands-parents vivent avec leurs enfants et leurs petits-enfants, on a généré la transmission du virus, mais aussi du stress, de l’anxiété, de l’agressivité. Les gens finissent par craquer. » La hausse des violences familiales depuis le début du confinement lui donne raison : mi-avril, le 119, numéro d’urgence pour l’enfance en danger, a vu les appels bondir de 89 % par rapport à la même période l’an passé.

Du côté des soignants, le médecin redoute le contrecoup. « Ils ont accumulé trop de tensions. On va arriver dans une phase de burn-out, avec pour certains des troubles de stress post-traumatique. »Mais ce qui le met le plus en rage, au moment où le nombre de personnes hospitalisées commence tout juste à baisser, c’est le retour du « business as usual » à l’hôpital public. « Le mot d’ordre est de reprendre les activités programmées. Car vous comprenez, il ne faudrait pas que l’hôpital public ne se fasse piquer des parts de marché par le privé… Vous voyez un peu comment on fonctionne ? » Alexandre Mignon est révolté… mais pas abattu. En plus d’être sur le front à l’hôpital, il prend aussi la plume pour raconter, dans un livre, la crise sanitaire de l’intérieur. « Je veux y parler du meilleur, un peu, et du pire, surtout. » Teasing

Docteur geek

Malgré ce contexte chaotique, il assure qu’il garde une « énergie folle ». On le croit volontiers. Après tout, cela semble plutôt cohérent avec le personnage et son parcours. D’ailleurs, sur son profil LinkedIn, le ton est donné dès la première phrase de sa description : « acteur de changement ». Si son curriculum vitæ en ligne montre bien une chose, c’est son hyperactivité de docteur-entrepreneur. Après un EMBA en stratégie et conduite du changement à HEC, Alexandre Mignon fonde le laboratoire universitaire iLumens avec son collègue Antoine Tesnière, de l’université Paris Descartes. Ce simulateur dédié à l’enseignement de la médecine permet aux étudiants d’opérer en trois dimensions, sur un écran. La plateforme, utilisée sur trois sites universitaires parisiens (Descartes, Diderot et Paris 13) rend le cours magistral quasi obsolète. En 2015, il a également participé à la mise en place d’un MOOC de simulation pour les soins de santé pour la Columbia University de New York. Technophile infatigable, il s’intéresse aussi de près à l’intelligence artificielle. Elle est au cœur de son dernier projet, CovidIA (voir p. 12). On le sent, Alexandre Mignon est un impatient. Et à sa hâte de trouver de nouvelles armes contre la maladie s’ajoute celle de pouvoir parler franchement et de tirer les leçons de cette crise exceptionnelle.

Propos recueillis par Hélène Biélak

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