Ex-avocate d’affaires, Stéphanie Gicquel (H.06) a délaissé le barreau pour suivre d’autres pistes, qui explorent les limites de l’endurance et de la performance physique.

À quoi reconnaît-on, en 2022, une athlète de haut niveau qui s’apprête à participer à une grande compétition ? Quelques semaines avant l’épreuve, elle porte un masque FFP2 et se frictionne les mains à intervalles réguliers avec des litres de gel hydroalcoolique. C’est le coeur du mois d’août dans un Paris chauffé à blanc et désert. Stéphanie Gicquel, 40 ans, n’est pas en vacances. À la sortie du métro, au pied de la tour Montparnasse où elle nous a donné rendez-vous, la sportive annonce la couleur : elle fait « hypergaffe au respect des gestes barrières ». Elle s’excuse sous son masque, promet qu’elle l’enlèvera pour les photos lorsqu’on sera au grand air. « Pas question de ruiner des mois de préparation en attrapant quelque chose juste avant Berlin », justifie-t-elle.

Dans la capitale allemande, elle va bientôt se frotter à ce qui ressemble à un Himalaya de l’athlétisme : les championnats du monde du 100 km. Oui, vous avez bien lu : la course s’étire sur une distance de quasiment deux marathons et demi. Environ huit heures d’efforts ininterrompus. Départ à l’aube, à 6 h 30, arrivée prévue, si tout va bien, au beau milieu de l’après-midi. Des milliers de foulées à répéter inlassablement autour d’un circuit de 1 530 m de long dont on finit par connaître le moindre caillou. Une épreuve d’endurance redoutable. Quoique. Le plus dur est à venir : seulement trois semaines plus tard, à la mi-septembre, cette brune au corps musculeux prévoit de participer aux championnats d’Europe des 24 heures, à Vérone, en Italie.

Courir encore et encore, toujours sur un même circuit, tel est le programme de cette toquade pour joggeurs insomniaques. Comme au Mans, les moteurs en moins, on trotte pendant que les aiguilles font le tour de l’horloge. Pour gagner, il faut parcourir la plus grande distance possible. Une journée et une nuit pour faire un peu plus de 240 km, le record actuel de Stéphanie, championne de France de la discipline et parmi les sept premières mondiales. Autant dire que jamais cette rubrique n’a aussi bien porté son nom : la pasionaria du 24 heures, c’est bien elle !

8h, séance d’écriture à la maison

Avant d’arpenter les pistes d’athlétisme, l’ancienne élève d’HEC (H.06) fut avocate d’affaires, marathonienne des fusions-acquisitions. Elle a gardé l’habitude de travailler beaucoup et avec méthode. Entretemps, elle est devenue une figure médiatique du sport extrême. Spécialiste reconnue de la psychologie de la performance, elle intervient dans les entreprises pour des conférences et des journées de team building. Chez les mordus de la course à pied, elle est une star, la petite reine (1,60 m pour 43 kg) de « l’ultrafond », que l’on pourrait résumer ainsi : du jogging à la sauce Forest Gump. Pour y arriver, chaque détail compte. Discipline de fer, planning quasi militaire, sacrifices et entraînements solitaires. Reste que, chaque matin, à 8 h précises, après quelques étirements et un petit-déjeuner frugal, c’est à sa table de travail que commence sa journée. Elle se consacre à l’écriture et à l’organisation de sa vie entrepreneuriale. « Soit je prépare mes prochaines interventions en entreprise, soit je rédige des textes pour plusieurs livres en cours d’élaboration », explique celle qui a déjà publié trois ouvrages dont En mouvement, paru aux éditions Ramsay l’an dernier. Un titre qui résume à merveille sa façon de vivre mais aussi ses solutions pour maintenir le corps et l’esprit toujours au top.

Stéphanie Gicquel

9 h 30, à l’association Petits Princes

« Après cette première partie de la matinée, le plus souvent je file à l’entraînement », explique Stéphanie. Ce matin, elle s’accorde une dérogation. « Hier et avant-hier, j’ai fait un entraînement long, avec 80 km répartis sur deux jours, le tout par une chaleur terrible, alors je peux consacrer un peu de temps à différents engagements associatifs qui me tiennent à coeur. » Elle est impliquée auprès de l’association Femmes des territoires, un réseau de porteuses de projets dont elle est la marraine et de Game Earth, mouvement pour un sport vertueux. « Cela fait partie de mon équilibre », insiste-t-elle en avançant d’un pas décidé jusqu’au siège de l’association Petits Princes, où elle a rendez-vous. « Leur projet est de réaliser les rêves d’enfants gravement malades. Cela m’a toujours parlé », reconnaît la championne engagée auprès d’eux depuis bientôt dix ans. « La force du rêve, ce qu’il permet d’accomplir, voilà un sujet qui fait écho en moi. Mais il y a une immense différence : toutes les souffrances que je m’inflige, je les ai choisies. Eux, non. Les enfants malades sont dans la résilience, l’épreuve leur tombe dessus et ils se battent. Moi, je suis dans la persévérance. J’ai un objectif, rien ni personne ne me l’impose. » Ce matin, Stéphanie retrouve Matthieu Jeanningros, le directeur de la communication et des partenariats de l’association, pour faire un point sur les différents projets. En 2015, Stéphanie a organisé une grande collecte au profit de Petits Prince dans le cadre de son expédition en Antarctique. Un défi fou réalisé avec Jérémie Gicquel, son mari, avocat comme elle, rencontré sur les bancs d’HEC. Tous les deux avaient réalisé la traversée du continent blanc à ski, sans voile de traction et en autonomie. Au total, 2 045 km parcourus en 74 jours dans des conditions dantesques qui ont marqué le couple. L’expédition a fait d’elle la détentrice du record du plus long raid réalisé par une femme en Antarctique. Saluée par le Guinness des records, la performance fut aussi le point de départ d’une carrière professionnelle d’athlète dans laquelle Jérémie, toujours avocat, l’accompagne entre deux audiences. Au détour d’un couloir, des phrases d’enfants malades griffonnées sur un mur. L’une d’elles, signée du jeune Guillaume, dit ceci : « Ici, on ne rêvasse pas, on rêve pour de vrai ! » La remarque sied à Stéphanie. « Le rêve, même fou, est l’ingrédient premier pour se mettre en mouvement », sourit-elle en connaissance de cause.

10 h 30, sur la piste d’athlétisme

Stéphanie a un rendez-vous au stade Max-Rousié, dans le 17e. Un photographe l’attend pour faire un portrait d’elle dans le cadre des JO 2024 à Paris. Posé au bord du périphérique, le complexe sportif, où les épreuves olympiques de boxe se tiendront, est fermé au public car en restauration. Stéphanie, qui habite l’arrondissement, est autorisée à utiliser la piste d’athlétisme. Sur place, son mari Jérémie l’attend, avec tout son équipement. Et des bouteilles d’eau gazeuse, riche en bicarbonate. « Au moins trois ou quatre litres les jours normaux, et jusqu’à six ou sept litres en période d’effort intense », détaille Stéphanie, tout en troquant son jean slim et polo contre son short et son maillot officiel de l’équipe de France d’athlétisme. Elle chausse ses chaussures de course fétiches. « Elle en a des centaines de paires par peur des ruptures de stock… », glisse son mari. Une paire permet de courir 800 km. Soit une durée de vie d’un mois et demi au maximum !

Stéphanie Gicquel

11h30, dans les rues de la capitale

La vie de Stéphanie est aussi une course haletante à travers Paris. « Je marche 10 km tous les jours pour me rendre d’un lieu à l’autre. Cela fait partie de mon entraînement », estime-t-elle en quittant déjà le stade pour l’Insep (Institut national du sport, de l’expertise et de la performance), niché au milieu du bois de Vincennes. Là-bas, l’entraînement prend un tour bien plus scientifique. Depuis quelques années, une équipe se penche sur ses efforts, étudie ses capacités de récupération. Un domaine qui passionne l’utrafondeuse. De même, en juillet, elle a accompli une partie de sa préparation à Font-Romeu, dans les Pyrénées, où se trouve le Creps (Centre d’entraînement et d’expertise de la performance sportive). Elle a travaillé en « chambre d’adaptation » qui reproduit les conditions à 3 300 m d’altitude. Des matinées entières à enchaîner des sprints de 12 secondes, toute bardée de capteurs. À l’Insep, on est au vert. « C’est une bulle de sérénité toute l’année », assure l’athlète. Parmi ses rituels, la pause déjeuner en pleine nature. Stéphanie a toujours son repas fait maison avec elle. Ce midi, c’est nouilles de riz, avocat, thon à l’huile. Jérémie, le cuisinier du couple, soutien indéfectible, a tout transporté dans une glacière. Un moment de détente pendant lequel la championne mange d’une main, tout en se massant les cuisses de l’autre. Par moments, la souffrance crispe son visage. Le repas pris, elle sort de son sac une barre de massage aux allures de rouleau à pâtisserie. « Je l’utilise depuis mon accident, c’est mon kiné qui me l’a fait découvrir. » En février 2021, la championne a bien cru que sa carrière était terminée. En pleine préparation des championnats du monde, elle a été heurtée à Paris par une trottinette alors qu’elle courait sur un trottoir. Bilan : fracture de la rotule et immobilisation totale pendant plusieurs semaines. « Un choc pour le corps, d’autant que je n’avais jamais eu de blessures liées à mon entraînement. Du jour au lendemain, je suis passée de 30 heures de sport par semaine à rien, et j’ai vu ma jambe gauche perdre sa musculature en quelques jours. » La reconstruction fut rude. Fin mai, elle a fait son grand retour en remportant le championnat de France de 24 heures, sa spécialité, et en s’offrant le luxe de signer la deuxième meilleure performance mondiale de l’année.

14h, étirements et gainages

Au coeur des 28 ha de l’Insep se dresse l’immense halle Joseph-Maigrot (1900-1983), du nom d’un athlète et entraîneur national d’athlétisme. C’est sur ce terrain de jeu inauguré en 1965 que Stéphanie fait ses séances d’étirement et de gainage, ainsi que le travail de musculation. Cet après-midi, la salle est vide. Il y règne une moiteur tropicale difficilement supportable pour le commun des mortels. Le stress corporel lié aux variations de température est l’un des sujets scientifiques sur lequel elle se penche depuis qu’elle a préparé en 2019 le challenge « Sept marathons en sept jours autour du monde ». La première épreuve avait lieu en Antarctique, la seconde en Afrique du Sud. « J’ai été confrontée à des températures très élevées et très basses. Il fallait absolument acclimater le corps en amont de ce tour du monde. » C’est l’un de ses axes de recherche et de préparation physique. Si le corps fait un effort dans une chaleur intense, la température corporelle grimpe et les pulsations cardiaques augmentent. Pour limiter ce phénomène, les sportifs de haut niveau développent leurs capacités d’adaptation en s’entraînant dans des chambres thermiques. Après s’être enduit les pieds de crème antifrottement, Stéphanie commence sa séance d’entraînement. Deux heures d’étirements et de gainage, puis une séance de vélo. avant de rejoindre la piste d’athlétisme.

Stéphanie Gicquel

16h30, l’heure des gammes

Plusieurs athlètes à la musculature saillante s’activent déjà dans le stade. Stéphanie paraît sortir d’une autre planète, avec sa stature si menue et sa foulée tout en économie. En la regardant travailler, le visage concentré, le corps tendu vers la performance, enchaînant les tours de piste, impossible de ne pas se poser la question : mais qu’est-ce qui fait courir ce petit bout de femme ? « Pas la médaille, répond-elle d’emblée. Je suis contente quand je fais un résultat dans une course, mais ce n’est pas ce qui me porte. Je suis surtout intéressée par le travail du beau geste, comprendre comment le corps fonctionne lorsqu’il est confronté à des efforts extrêmes, ce que sont l’endurance et l’adaptation musculaire. » Stéphanie, décidément inépuisable, est retournée finir sa séance à l’intérieur, dans la fournaise. Durant une demi-heure, elle égrène « ses gammes ». Comme un pianiste qui travaille son morceau, elle répète inlassablement la foulée parfaite. Une jambe se lève au ralenti, pendant que le talon de l’autre jambe quitte doucement le sol. Les bras se balancent comme dans un mime. Silence. Concentration. Les variations se succèdent : des couloirs de course avec les talons aux fesses, de jambes tendues, de grandes enjambées, puis des montées d’escalier… Sur son visage, seule une fine goutte de sueur trahit l’effort. Le souffle est calme quand n’importe qui serait au bord de l’asphyxie.

17h30, retour chez elle à petites foulées

À peine le temps de se désaltérer à la cafétéria de l’Insep, l’heure de sa visioconférence avec Franck Brocherie, chercheur au pôle performance de l’Insep et au Creps de Font-Romeu, a sonné. Débrief des dernières séances. Les ultimes questions d’avant-compétition. « Comment bien affronter la chaleur à Berlin ? », s’enquiert Stéphanie. Trente minutes d’échange dans un jargon scientifique inaccessible où l’on se dit que le sport de haut niveau est un monde à part. Il est temps de prendre le chemin vers la maison. Car Stéphanie doit encore entrer dans des tableaux sur ordinateur toutes les données de la journée, et prendre des notes sur le déroulé de sa séance du jour. Une heure de trajet où il n’est pas rare qu’elle coure encore un peu… Pendant son entraînement, son mari Jérémie s’est aussi occupé de calibrer avec une roue de mesure un parcours à travers l’Insep qui ressemble à celui qu’elle aura à suivre en septembre à Vérone en Italie lors du championnat d’Europe. L’idée ? Préparer déjà l’épreuve suivante, dans des conditions les plus proches possible de celles du Jour J : reproduire un circuit qui contienne les mêmes faux plats, les mêmes virages. Des détails qui comptent quand les jambes doivent supporter plus de 100 000 impacts au cours des 240 km parcourus. Être la plus performante des marathonwomen ne s’improvise pas.

 

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