Victor Chevrillon (H.14) : “ J’ai déroulé le fil du cachemire ”
Des steppes mongoles aux usines chinoises, écossaises et italiennes, Victor Chevrillon (H.14) a enquêté un an sur la production d’une fibre qui coûte cher à la planète. Il en a tiré un livre dévoilant en creux les mécanismes de la mondialisation.
Le mot évoque le luxe, la douceur, une région montagneuse du continent indien ou une chanson de Led Zeppelin… Lorsqu’on pense au cachemire, on oublie souvent qu’il s’agit avant tout d’une race de chèvre, dont les poils servent à créer la fibre pour les châles, pull-overs, foulards qui viendront enrichir les catalogues des grandes maisons et des marques de prêt-à-porter. Derrière l’étoffe moelleuse se cache aujourd’hui une situation économique et écologique alarmante. Autrefois réservé à une élite, le cachemire est devenu, en une quinzaine d’années, un produit de grande consommation. À quel prix ? Animaux maltraités, désastres environnementaux, surproduction… Victor Chevrillon (H.14) a enquêté sur ce secteur méconnu, et publié en 2020 Les Routes du cachemire : enquête sur une filière cousue d’or, un livre-enquête mêlant les genres et les styles, à l’image d’un auteur collectionneur d’étiquettes.
Sur les traces d’Orsenna
Entrepreneur, baroudeur, journaliste… Victor Chevrillon a choisi de ne pas choisir. Le déclic se produit en classe prépa au lycée Stanislas, lorsqu’il découvre les Petits précis de mondialisation de l’écrivain Erik Orsenna. Voyage au pays du coton, Sur la route du papier… « C’était ce que je rêvais de faire : comprendre le monde, ses réseaux, ses sphères d’influence et ses trafics par le prisme d’une matière première. Les livres d’Orsenna sont à la confluence de l’histoire, de la géographie, de l’économie… J’étais fasciné par ce côté multifacette. » L’idée germe dans la tête de l’étudiant, qui intègre les bancs d’HEC en 2010. Il ne résiste pas longtemps à l’appel de l’aventure. « Grâce à HEC et à l’association Solidarité France-Népal, j’ai pu partir aider des villages dans la vallée de Katmandou. J’ai souvent profité des pauses entre deux stages pour partir en vadrouille : un voyage en bus en Amérique centrale, ou un tour de l’Iran en voiture avec deux camarades – 4 000 km de route pour traverser un pays grand comme trois fois la France ! Inoubliable… »
Des éleveurs aux détaillants
Son diplôme en management des nouvelles technologies en poche, il intègre la société Legalstart, spécialisée dans l’accompagnement des démarches juridiques. Il conserve l’envie de trouver un sujet d’études qui lui permettrait de « dérouler le fil de la mondialisation ». L’expression est pour le moins ad hoc… « Le cachemire m’est apparu comme une évidence. Tout est parti d’une question simple : comment expliquer qu’un pull coûte plus de 500 euros dans un magasin de luxe, et 50 euros dans certaines enseignes de la grande distribution ? Le cachemire est un résumé de la globalisation des matières premières, avec tous les problèmes qu’elle pose en termes de protection de l’environnement, de développement industriel, de transparence vis-à-vis du consommateur. Je voulais comprendre comment la filière et le marché s’organisent, dans quelles conditions travaillent ceux qui élèvent les chèvres, ceux qui vendent la matière, tissent le fil ou tricotent les vêtements. Analyser les risques que la surproduction fait peser sur les écosystèmes. Faire la lumière sur les disparités de prix et de qualité… » Un travail qui méritait bien un livre : la collection Matières Premières des éditions François Bourin est séduite. Et Victor y bénéficie des conseils et du soutien du journaliste économique et géopolitique François Roche, auteur d’une enquête sur le miel.
Quand t’es dans le désert…
Pas question de rester assis dans un bureau, ni de se contenter d’interviewer le chef de rayon du magasin Uniqlo de la place de l’Opéra. Un tour du monde s’impose : en 2019, Victor Chevrillon démissionne de son poste et entame un voyage d’un an. Il refuse de se faire financer par une marque afin de préserver son indépendance. Avant de s’intéresser au produit fini, il faut partir de la source, la chèvre.
C’est dans les steppes mongoles et dans le désert de Gobi qu’est produit aujourd’hui 90 % du cachemire brut mondial. Victor met donc le cap sur la Mongolie-Intérieure, une province chinoise. Dans ces régions désertiques, où les températures peuvent descendre jusqu’à – 50° C en hiver, il faut traverser l’équivalent d’un petit pays pour croiser âme qui vive. Lorsqu’il s’approche d’un campement, Victor crie « Nokhoi khor ! » (« Tenez les chiens »), une manière de dire bonjour dans la steppe… « Ici, on ne toque pas à la porte : on entre et on s’installe comme chez soi. Au cœur de ces paysages hors du temps, les problèmes environnementaux ne sautent pas aux yeux. Les éleveurs que j’ai rencontrés aiment leurs chèvres et sont respectueux des traditions ancestrales, même s’ils communiquent par WhatsApp ! Je ne me suis rendu compte des failles du système que plus tard, en me renseignant sur les conditions d’abattage, et en discutant avec les économistes d’Ulan Bator. » Les études sont formelles : les conséquences environnementales de l’élevage intensif commencent à se faire sentir.
Une industrie de 3 milliards de dollars
L’accroissement des troupeaux accentue la raréfaction de la nourriture tout comme la désertification du sol en Mongolie. On estime que l’impact écologique du cachemire est cent fois plus important que celui de la laine de mouton. Face aux questions, certains préfèrent garder le silence. Les usines chinoises ferment leurs portes à Victor. Les enseignes de la fast-fashion, au fonctionnement opaque, refusent de communiquer ou restent vagues sur les origines de leurs matières premières. Cela n’empêche pas Victor de mener une enquête minutieuse. Sans sombrer dans le catastrophisme, il pointe les failles d’une industrie qui s’est envolée depuis une quinzaine d’années. Elle pèse aujourd’hui près de 3 milliards de dollars. L’explosion du marché et la baisse des prix ont été possibles grâce à la délocalisation de la production en Chine, qui ne se contente plus d’exporter la précieuse fibre : « Son marché immense, dont le pouvoir d’achat augmente, l’affranchit de la dépendance au marché européen. » Et de ses états d’âme…
“ Les éleveurs que j’ai rencontrés aiment leurs chèvres ”
Pour séduire une clientèle moins fortunée et plus jeune, l’industrie du cachemire joue avec les appellations : sur les 700 millions de chèvres cachemire, on retrouve aujourd’hui beaucoup d’animaux issus de croisements, loin des chèvres à pashmina des contreforts de l’Himalaya. Victor Chevrillon a aussi pu rencontrer les activistes animalistes de l’ONG People for the Ethical Treatment of Animals (PETA). Ils ont pointé du doigt des pratiques de tonte et d’abattage cruelles l’égard des chèvres. Dans un tel contexte, y a-t-il une place pour un cachemire vertueux ? Oui, si l’on en croit des industriels d’Italie et d’Écosse, convaincus que l’amélioration de la qualité est le seul levier de croissance possible. Le 26 août 2019, 250 entreprises mondiales de la mode et du textile (plus de 30 % des acteurs du secteur) ont conclu un Fashion Pact afin de respecter des objectifs en faveur du climat et de la biodiversité. Mais les marques ne sont que la partie émergée de l’iceberg, rappelle François-Henri Pinault (H.85), porte-parole de cet accord : « Il y a un travail de pédagogie à faire sur la chaîne de production, surtout sur l’approvisionnement. 90 % de l’impact environnemental se fait en dehors des frontières légales de l’entreprise. » Dans ce contexte, certains ne voient dans cet engagement qu’une tentative de greenwashing pour les marques, qui posent un voile pudique sur ce qu’il se passe à l’autre bout du monde…
Des steppes mongoles aux forêts françaises
Le livre de Victor Chevrillon sort en septembre 2020. L’accueil est enthousiaste et la presse souligne le sérieux de l’enquête. Il est même sélectionné pour le prix « 30 millions d’amis », le « Goncourt des animaux ». Victor se consacre désormais à Kloros, sa société spécialisée dans le développement de solutions d’optimisation de la captation carbone des forêts. Mais on sent qu’il lui en faudrait peu pour qu’il décroche son sac à dos. « D’autres matières premières pourraient se prêter à l’exercice : le saumon, l’huile d’olive… Je pourrais aussi changer de format. » Ou écrire un tome 2 des Routes du cachemire ? Depuis qu’il a rendu le manuscrit à son éditeur la veille du premier confinement, en mars 2020, l’industrie a été profondément touchée par la crise du Covid-19. Avec la fermeture des frontières et la disparition brutale des commandes chinoises, les prix des fils de cachemire ont chuté de 50 %. Une catastrophe pour cette activité qui fait vivre 230 000 familles d’éleveurs. Ou quand le cachemire vire au cauchemar…
Bertrand Morane
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Published by La rédaction