Après dix ans d’aventures entrepreneuriales, Tatiana Jama (M.08) a cocréé Sista, un collectif qui vise à favoriser la mixité de l’économie numérique et le financement de start-up lancées par des femmes. Un défi qui allie ses deux passions : le féminisme et la tech.

Et si on posait les mêmes questions aux femmes qu’aux hommes ? » Si vous n’avez pas encore vu cette vidéo réjouissante, jetez-y vite un oeil. Vous y découvrirez huit grands dirigeants français savamment passés sur le gril sur divers sujets : leur talent à équilibrer vie professionnelle et vie privée, à juguler leur émotivité débordante ou à dompter ce satané complexe de l’imposteur, le tout agrémenté de réflexions flatteuses sur leurs looks – et leurs physiques – et de questions « incontournables » sur leurs adresses beauté et leur « morning routine ». Tour à tour interloqués, amusés, voire hilares, François-Henri Pinault (H.85), PDG de Kering, Xavier Niel (Iliad Free) ou Frédéric Mazzella (Blablacar) se prêtent à l’exercice qui dénonce avec humour l’inégalité de traitement entre femmes et hommes chefs d’entreprise dans les médias. Effet garanti ! À l’origine de cette campagne virale punchy ? Sista, un collectif d’entrepreneuses et d’investisseuses créé en 2018 pour promouvoir la diversité dans l’économie numérique et soutenir le financement des startuppeuses de la tech. La source d’inspiration de la vidéo ? « C’est simple, s’exclame Tatiana Jama (M.08), cofondatrice de Sista, j’ai compilé toutes les questions que l’on m’a posées ces quinze dernières années. » Du vécu, donc.

Tatiana fait partie de ces pionnières de la french tech qui ont, à l’orée des années 2010, défriché avec enthousiasme un terrain majoritairement masculin, où certains préjugés ont la vie dure. Serial entrepreneuse sortie du creuset d’une promotion bouillonnante de l’Incubateur HEC, investisseuse, membre du Conseil national du numérique, du think tank The Galion Project, de Station F et d’Eurazeo PME, Tatiana se destinait au barreau avant que le virus de la tech et de l’entrepreneuriat ne la rattrape. Études en droit pénal des affaires à la Sorbonne, Mastère de droit et de management international à HEC Paris : sa voie bifurque lorsqu’elle rencontre Lara Rouyres (M.08), avocate issue d’une famille d’entrepreneurs.

Le virus de l’entrepreneuriat

« À force de discuter de nos projets et de travailler ensemble, l’entrepreneuriat est devenu pour nous une évidence. C’est un monde stimulant, excitant, très différent de celui, normé et hiérarchique, du droit. » Avec une mise de départ de 3 000 euros, les deux jeunes femmes créent Dealissime, une plateforme d’achats groupés haut de gamme. « Nous avons essuyé des critiques : nos profils ne semblaient pas assez complémentaires pour monter une start-up. » Et pourtant : Dealissime, qui lève rapidement 600 000 euros, connaît une croissance fulgurante. La pépite est repérée puis rachetée par Amazon via LivingSocial, dont les deux entrepreneures vont diriger la filiale française pendant deux ans : « Ça a été un apprentissage en accéléré. Nous étions jeunes, Dealissime était notre toute première boîte, nous y avions mis beaucoup d’émotionnel. La revendre faisait sens néanmoins : à l’époque, seule une entreprise américaine avait la possibilité de lever les millions nécessaires pour assurer son développement. »

les entrepreneures reçoivent en moyenne 2,5 fois moins de financement que leurs alter ego masculins

Tatiana et Lara décident ensuite de lancer une application mobile, Selectionnist. « L’idée était simple : aider les consommateurs à trouver instantanément un produit en le prenant en photo sur une page de magazine. » Là encore, le succès est au rendezvous : démarchage des éditeurs de presse féminine et levées de fonds s’enchaînent. Les fondatrices cèdent la marque après quelques années pour développer sa spin-off Levia.ia, spécialisée dans les technologies conversationnelles. Mais cette fois, Tatiana concentre son énergie sur une nouvelle aventure : Sista, qu’elle cofonde avec Céline Lazorthes (M.08), créatrice du groupe Leetchi et aujourd’hui cofondatrice de Résilience Care. « Les liens noués à l’Incubateur HEC sont à l’origine du collectif Sista. Céline et moi y avons été en même temps : femmes entrepreneures de la tech, nous avons connu des expériences et difficultés similaires, notamment lors des levées de fonds. Dix ans plus tard, nous avons constaté que rien n’avait bougé : la mixité dans la tech était toujours un enjeu sociétal.

Nous nous sommes dit que nous étions dans la bonne position et au bon moment pour faire bouger les choses », explique Tatiana. Sista démarre en lançant sa charte Accélération du financement des femmes entrepreneures, avec pour objectif d’atteindre 25 % de start-up financées, fondées ou cofondées par des femmes en 2025, 30 % en 2030 et 50 % à l’horizon 2050. Le premier baromètre réalisé par Sista, BCG et CNNum en 2019 dresse un état des lieux sans appel : en France, les start-up créées par des femmes ont 30 % moins de chance d’être financées par les grands fonds de capital-risque que celles portées par des hommes. Et lors des levées de fonds, les entrepreneures reçoivent en moyenne 2,5 fois moins de financement que leurs alter ego masculins. « Les biais cognitifs jouent en défaveur de l’égalité : 89 % des associés des fonds de capital-risque sont des hommes. En outre, 50 % de ces fonds n’ont aucune femme dans leurs comités d’investissement. Or l’être humain a inconsciemment tendance à aider ceux qui lui ressemblent… » Si le baromètre Sista BCG de 2022 pointe une encourageante progression de la mixité au sein des équipes fondatrices de start-up, celles qui sont 100 % masculines sont encore favorisées lors des levées de fonds. Et les équipes féminines sont les grandes perdantes : elles sont 4,4 fois moins bien financées que les équipes masculines – leur situation s’est donc encore dégradée depuis 2019 ! Rien n’est gagné.

Un collectif sur tous les fronts

Tatiana déploie le collectif (qui compte parmi ses board members Mercedes Erra (H.81), présidente de BETC Groupe, Nathalie Balla, coprésidente de La Redoute, Stéphane Pallez, directrice générale de la Française des jeux (FDJ) ou Cédric O (H.06), ex-secrétaire d’État chargé du numérique) sur tous les fronts. Sista EntrepreneurEs rassemble des fondatrices de start-up désireuses de s’entraider pour s’agrandir. Le pôle investissement réunit des investisseures et plus de 130 fonds d’investissement et structures d’accompagnement signataires des chartes du collectif. Enfin, le SistaFund ambitionne de lever 100 millions d’euros afin de financer des start-up européennes portées par des équipes mixtes. Avec des acteurs majeurs (BNP Paribas, FDJ…), le Sista Fund devrait soutenir une trentaine de jeunes pousses dans le commerce, la santé, la fintech, le web3, le futur du travail et l’edtech. La première salariée est Alice Groth, une HEC 2021, et son équipe est aujourd’hui composée de 6 personnes ! « À ce stade de mon parcours, me consacrer 100 % à Sista et créer ce fonds était l’aventure qui avait le plus de sens, estime Tatiana. Toutes les études le montrent : la diversité est un facteur de performance. Elle est cruciale pour assurer la réussite économique de nos start-up et des entreprises tech de notre pays ! »

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