Sur les traces d’un océan invisible : les nouvelles missions de Tara
En 2026, un bateau-laboratoire inédit, spécialement affrété par la Fondation Tara Océan embarquera pour une expédition au long cours.
Conçu pour se laisser coincer dans la glace, ce laboratoire flottant permettra d’étudier in situ les écosystèmes de l’Arctique. Objectif : observer la biodiversité marine, le plancton et les impacts du changement climatique là où ils se jouent déjà, au nord du globe. Pilotée par Romain Troublé (M.01), cette aventure scientifique et humaine s’inscrit dans la lignée des expéditions menées par Tara depuis plus de quinze ans. « Ce qu’on fait en mer, explique-t-il, c’est essayer de comprendre comment fonctionne l’océan vivant, pour que la science pèse plus vite dans le débat public. »
Monde sous-marin et diversité du vivant
Depuis 2009, Tara Océan a sillonné les mers pour dresser une cartographie inédite du vivant marin. Les résultats donnent le vertige. « On a découvert 80 % de la biodiversité microscopique des océans avec Tara, raconte Romain Troublé. Plus de 100 000 nouvelles espèces de micro-algues, et près de 200 millions de gènes. »
Les missions ont aussi mis en lumière le rôle clé – et longtemps sous-estimé – des virus marins, ainsi que l’intimité des récifs coralliens et de leurs symbioses. Une première mission corail en 2017-2018 a déjà donné lieu à des publications de référence dans Nature et bientôt Science.
Et les prochaines étapes s’annoncent tout aussi ambitieuses. À partir de décembre, Tara lance « Tara Coral », une grande campagne en Asie du Sud-Est (Malaisie, Indonésie, Philippines, Inde…) avec 3 000 plongées prévues sur deux ans et demi. Objectif : comprendre pourquoi, dans certaines zones, il y a aujourd’hui plus de récifs coralliens qu’il y a dix ans. « C’est une bonne nouvelle, souligne-t-il. Maintenant il faut comprendre pourquoi, et comment protéger ces poches de résistance. »
En parallèle, une nouvelle station polaire dérivante, conçue pour se laisser emprisonner par la banquise, partira vers le pôle Nord à l’été 2026. La première expédition durera deux ans, dans le cadre d’un programme scientifique de long terme sur vingt ans.
Les plastiques, une menace toxique
Au-delà de la biodiversité, Tara travaille depuis plusieurs années sur la pollution plastique. Une mission récente portant sur neuf grands fleuves européens a livré un constat saisissant.
« Dans la Seine, on a en moyenne l’équivalent d’un grain de riz en plastique par mètre cube qui passe chaque seconde, explique Romain Troublé. Et si on regarde les particules plus petites, de l’ordre de 50 microns, c’est 1 000 fois plus. La vraie pollution est invisible. » Pour lui, le plastique n’est pas seulement un sujet de déchets, mais un sujet de modèle industriel. « C’est un problème de production mondiale, de toxicité, de santé publique. Il y a trop de types de plastiques, c’est impossible à recycler. Les entreprises doivent simplifier leurs résines, enlever les additifs toxiques, pour qu’on puisse enfin avoir un recyclage sérieux et rentable. »
Cette expertise s’invite désormais dans les négociations internationales. La Fondation Tara Océan est observateur spécial à l’ONU depuis 2015 et accréditée sur les grandes conventions environnementales. « La plupart des pays qui votent n’ont pas l’expertise scientifique interne, rappelle-t-il. Notre rôle, c’est de faire de la pédagogie, d’expliquer les enjeux techniques aux négociateurs, dans les couloirs, les side-events… C’est là que beaucoup de choses se jouent. »
Pour que la science change vraiment le monde, Romain Troublé défend une approche très concrète, en lien étroit avec les industriels. Tara est financée à 40 % par de grandes familles donatrices, 40 % par des entreprises (AXA, BNP Paribas, Veolia, L’Oréal, BIC…) et le reste par des partenaires publics et des chantiers navals. « On a 50 salariés et un budget de 7 millions d’euros à trouver chaque année. Si on ne comprend pas les contraintes industrielles, on passe à côté. Tout ce qu’on dit reste de l’utopie. »
L’exemple de BIC, accompagné depuis près de dix ans sur la fin du plastique à usage unique pour les briquets, illustre cette méthode. Tests en Bretagne, collecte expérimentale dans les bureaux de tabac, réflexion sur les volumes, les coûts, les usages… « On a beaucoup appris d’eux, ils ont beaucoup appris de nous. C’est ce genre de collaborations très concrètes qu’il faut multiplier. »
Un parcours dans le sillage de l’écologie
Avant Tara, le parcours de Romain Troublé est déjà placé sous le signe de l’océan. Après cinq ans d’études en biologie moléculaire, il participe à la Coupe de l’America, puis passe par HEC pour un Master. Il embarque ensuite dans une expédition en Sibérie, entre pôle Nord et grand large, avant de rejoindre Tara dès les débuts du projet, lancé par la famille d’Agnès b.
« Au départ, il y avait sûrement une bonne dose de testostérone, d’aventure, de sport, sourit-il. Ce qui a tout changé, c’est la naissance de ma première fille. J’ai compris qu’elle vivrait en 2100. Là, la dimension tragique de la situation climatique m’a sauté au visage. » Depuis, l’engagement est total. « Je suis convaincu qu’on n’y arrivera pas si on n’applique pas les lois de l’économie à la transition. Il faut être beaucoup plus pragmatique, gagner des victoires, même modestes, mais concrètes. »
Avec ses nouvelles expéditions – des récifs coralliens d’Asie du Sud-Est à la banquise arctique –, Tara continue de tracer une voie singulière : celle d’une science embarquée, capable à la fois de révéler le monde invisible des océans et de peser dans les grandes décisions collectives. Une aventure qui, pour Romain Troublé, ne fait que commencer.
Published by Rinade Chalach