Sébastien Bazin Accor
Sébastien Bazin, Président-directeur général de Accor
1961 – Naissance à Boulogne-Billancourt.
1985 – Maîtrise de gestion à l’université Panthéon-Sorbonne.
1990 – Directeur de la banque d’investissement Hottinguer Rivaud Finances.
1997 – Rejoint le fonds Colony Capital. Mène les acquisitions de Data IV (leader européen des data-centers), de Buffalo Grill, du Paris Saint-Germain, etc.
2009 – Devient président du Paris Saint-Germain, dont Colony Capital est actionnaire.
2013 – PDG de Accor.
2016 – Acquisition des trois marques de luxe Fairmont, Raffles et Swissôtel.
2018 – Cède la majorité des murs pour 4,4 milliards d’euros.
2020 – Le chiffre d’affaires chute de 64 % au troisième trimestre

C’est un ovni dans le petit monde des dirigeants français. Sébastien Bazin a été propulsé PDG de Accor il y a sept ans, sans avoir fait carrière dans le groupe ni être issu du sérail des grandes écoles. Le quinqua souriant a fait ses armes dans la finance, au sein du fonds d’investissement Colony Capital. Ce qui l’a amené en 2009 à devenir président du Paris Saint- Germain. Prendre la lumière ne lui a pas déplu. Connu pour son tempérament séducteur, surnommé Kaa comme le serpent hypnotiseur du Livre de la jungle, il a su mettre à l’aise les trois étudiants HEC dès le début de l’entretien, usant d’un ton familier et d’une modestie affichée. Reconfinement oblige, la rencontre s’est faite par visio. À son arrivée au siège en 2013, les salariés lui avaient réservé un accueil glacial (« Vous ne pouvez pas savoir comme on vous hait ici », lui aurait jeté l’un d’eux, selon Les Échos). Le Breton ne s’est pas laissé démonter.

Sous sa houlette, le groupe s’est diversifié et est monté en gamme, grâce notamment au rachat des marques Fairmont, Raffles et Swissôtel décidé en 2016. Depuis, le Covid-19 a touché de plein fouet le secteur de l’hôtellerie. Les gens ne voyagent plus, les déplacements d’affaires se raréfient. Les rendez-vous professionnels se font sur Zoom, les événements sont annulés. « On comptait 1,4 milliard de voyageurs en 2019, on en prévoit 400 millions en 2020. C’est un retour trente ans en arrière », a lâché dans la presse le directeur financier de Accor, Jean-Jacques Morin. Dans son malheur, Sébastien Bazin a eu de la chance. Accor a engrangé quelques milliards d’euros avant la crise sanitaire en vendant les murs de ses hôtels. Sa tentative de reprendre les 14 % de l’État dans Air France en 2018 est tombée à l’eau. La suite a prouvé que c’était pour le mieux… Kaa peut compter sur sa bonne étoile.

L’hôtellerie en temps de Covid

Zoé Bourlard : Accor est le leader européen de l’hôtellerie. Vous avez la responsabilité de 320 000 salariés dans 110 pays. Comment vous sentez-vous, dans cette période catastrophique pour le secteur ?

Sébastien Bazin : Tout ce qui se passe en ce moment est désastreux, complexe, imprévisible. Je manque de repères. Et pourtant, je me sens étonnamment fort. Nous n’avons jamais autant pris le temps de réfléchir que depuis neuf mois. Nous profitons de cette période pour ouvrir le capot de la voiture, nous remettre en cause, chercher de nouvelles initiatives.

Zoé Bourlard (M.21)
Zoé Bourlard (M.21)
près des études à l’École hôtelière de Lausanne, Zoé intègre le master X-HEC Entrepreneurs dans l’optique de créer une société spécialisée dans le sauvetage d’hôtels en difficulté. Elle souhaite contribuer au redressement du secteur après la crise sanitaire
2016 – Prof d’anglais lors d’une mission humanitaire dans la vallée sacrée des Incas, au Pérou
2017 – Stage au Palace Wellington à Madrid en relation client et gestion de la qualité des chambres
2019 – Responsable du compte LVMH en événementiel chez Group M France

Zoé : Ouvrir le capot, c’est-à-dire ?

S.B. : En avril-mai, 90 % de nos hôtels étaient fermés. Nous avons consacré ce temps à nous pencher sur les ressorts du Groupe, sur le moteur de son activité. Nous avons vérifié les bougies, la turbine, nous avons regardé quelles étaient les pièces essentielles – les marques essentielles, les pays prioritaires, les talents indispensables, mais aussi les fonctions dont nous n’avons plus besoin parce qu’elles sont répétitives ou parce que les clients ne les trouvent plus importantes. Nous avons disséqué les 7 000 tâches que le groupe accomplit dans ses 110 pays.

Zoé : À la fin de l’épidémie, quand nous aurons trouvé un vaccin, le secteur va sortir très endommagé de la crise. Est-ce que l’hôtellerie reste un secteur d’avenir pour des jeunes diplômés ? Avant HEC Paris, j’ai fait mes études à l’école hôtelière de Lausanne, et je voudrais vraiment travailler dans ce domaine…

S.B. : Votre uniforme vous manque, Zoé ?

Zoé : Pas vraiment… Mais le secteur m’inquiète.

S.B. : Ne vous inquiétez pas, le tourisme va repartir. C’est la plus belle industrie du monde, elle est bénie des dieux. Regardez les recherches sur Google. Les gens veulent avant tout s’oxygéner, voyager, s’échapper, faire des rencontres… La preuve, c’est le pic d’activité que nous avons connu en France en juillet-août 2020 ! La question qui me préoccupe surtout, c’est dans quelle proportion les outils digitaux comme Zoom ou Teams vont remettre en cause le voyage d’affaires ? Désormais, les commerciaux démarchent leurs prospects en commençant via le web. Ensuite seulement, ils prennent la voiture, le train ou l’avion pour les rencontrer. Je vais perdre une partie de ma clientèle d’affaires – mais est-ce 10 %, 15 % ou 20 % ? Nous le savons, et nous devons nous y préparer en inventant de nouveaux services pour compenser cet impact de la crise…

Ysaline Bouvet : Votre groupe va survivre à la crise. Qu’en est-il des restaurateurs ou des hôteliers indépendants ?

S.B. : Si vous prenez les cafés, hôtels et restaurants en France et que vous ajoutez les professions liées au tourisme comme les agents de voyages, vous avez 350 000 entreprises qui emploient 2,5 millions de personnes. C’est le premier secteur en France, loin devant la finance ou la santé ! Cela représente un emploi sur dix, et même un emploi créé sur cinq depuis cinq ans. Bref, c’est une filière vitale pour notre économie. 80 % de ces 350 000 sociétés ont moins de six salariés. Elles manquent de trésorerie, d’outils digitaux, d’expertises. Elles sont fragiles. Le confinement crée une situation dramatique. Deux tiers des salariés du tourisme n’ont pas fait d’études. Leurs capacités de réemploi sont assez faibles. Il faut qu’ils tiennent. Vous me dites, Ysaline, que Accor va s’en sortir. Mais franchement, à quoi bon si les indépendants disparaissent ? Les géants comme nous ont besoin des petits. Quand un client réserve une chambre dans un hôtel à Clermont-Ferrand ou au Laos, c’est pour découvrir la gastronomie locale, pour faire des expériences. Si les bars et les restaurants disparaissent, je perds ma clientèle loisirs.

Ysaline Bouvet (H.23)
Ysaline Bouvet (H.23)
Passionnée de finance, Ysaline suit un master de philosophie politique et d’éthique en parallèle de ses études à Jouy-en-Josas. Quand elle ne monte pas sur les planches avec Double-Jeu, la troupe théâtrale d’HEC, elle rame sur la Seine avec les membres du club d’aviron. Elle est également membre d’Esp’R, l’association d’écologie du campus
2016 – Remporte le prix Clara, récompense littéraire dédiée aux adolescents, avec la nouvelle Terre-happy
2017 – Stagiaire en plaidoirie pour l’ONG Plan International qui parraine des enfants dans les pays émergents

Zoé : La crise vous offre-t-elle des opportunités de diversification ?

S.B. : Oui. Je n’ai pas le choix, de toute façon. Je dois compenser la baisse de ma clientèle « voyageurs d’affaires », qui représente environ 60 % de mon activité (pour simplifier, les hôtels sont occupés du dimanche soir au jeudi soir par des cadres, et le week-end par des familles). Le télétravail constitue une piste majeure. Les salariés ne veulent plus perdre une heure et demie dans les transports pour aller au bureau. Mais ils ne veulent pas non plus rester chez eux, car ça implique souvent de travailler ans sa cuisine ou un espace réduit. Nous allons donc utiliser nos hôtels comme des tiers-lieux. Nous avons fait le test avec nos 2 000 collaborateurs d’Ile-de-France. 80 % d’entre eux habitent à moins de vingt minutes d’un hôtel Accor. Ils sont 40 % à avoir expérimenté le télétravail à l’hôtel. Nos établissements ont tout ce qu’il faut : ils sont équipés de salles de réunion, de Wi-Fi, de machines à café… C’est une piste de diversification assez simple.

Zoé : Accor ne fait plus partie du CAC 40 depuis l’an dernier. Comment les salariés l’ont-ils vécu ?

S.B. : Pour 90 % d’entre eux, ça n’a eu aucune espèce d’importance. Moi, ça m’a rendu triste pour les fondateurs de l’entreprise, Gérard Pélisson et Paul Dubrule. Mais c’est la vie. Vous restez la même société, que vous soyez la 41e ou la 39e. C’est un peu moins chic dans un dîner mondain, mais comme je ne vais pas dans les dîners mondains, je m’en fous.

Zoé : Cette sortie de l’indice ne rend-elle pas le groupe plus vulnérable à une OPA, surtout dans le contexte actuel ? Certains de vos actionnaires achetaient de l’Accor parce qu’ils achetaient du CAC 40…

S.B. : Les fonds indiciels ne représentaient que 2,5 % du capital du groupe. Donc la sortie du CAC 40 a eu un effet marginal sur notre valorisation. Et puis, vous savez, je ne me stresse pas pour les choses que je ne contrôle pas. C’est inutile, autant se les enlever de la tête.Responsabilité sociale et écologique

Luc-Olivier Briand : Un nombre croissant de touristes se préoccupent de leur empreinte écologique. Les hôtels font figure de mauvais élèves, car ils contribuent au gaspillage de nourriture et de chauffage. Accor en fait-il assez pour la planète ?

Luc- Olivier Briand (H.23)
Luc- Olivier Briand (H.23)
Secrétaire général de Double-Jeu, la troupe de théâtre d’HEC, responsable du local de musique du campus pour l’Assrock et en charge des entraînements physiques du club de handball, Luc-Olivier compte se présenter pour le double-diplôme HEC-ISAE-Supaero afin de travailler dans l’aérospatial
2016 – Jeune ambassadeur de l’Unicef France
2018 – Licencié en mathématiques à l’université Paris-Saclay
2020 – Encadre le montage d’une comédie musicale en quarante-huit heures

S.B. : Sûrement pas. Mais on fait déjà beaucoup. Je vais vous donner un exemple : nos clients qui le souhaitent peuvent demander à ne pas changer leurs draps ou leurs serviettes. Grâce à l’argent économisé, nous avons planté 7,2 millions d’arbres depuis 2009. C’est une illustration, il y en a beaucoup d’autres. D’ailleurs, 10 % de mon bonus dépend de la réalisation d’objectifs en matière de responsabilité sociale et environnementale.

Luc-Olivier : Comment vous positionnez-vous par rapport à vos concurrents sur cette responsabilité environnementale ?

S.B. : Nous avons plusieurs années d’avance dans la lutte contre le gaspillage alimentaire. Nous avons signé un accord avec l’application Too Good To Go. Depuis 2016, 650 hôtels Accor ont redistribué près de 500 000 repas, évitant ainsi plus de 200 tonnes de déchets. En termes de consommation énergétique, nous sommes au même niveau que nos concurrents. Par ailleurs, nous avons pris l’engagement de supprimer le plastique à usage unique à la fin 2022. Il y a une chose qu’aucun concurrent n’est parvenu à faire : 99 % des personnes que nous embauchons sont des locaux. Or une personne recrutée fait vivre quatre personnes en moyenne. Le miracle du groupe Accor, c’est cette extraordinaire propension à embrasser les autres cultures : du Chili au Japon en passant par le Pérou, le Nigeria, l’Afrique du Sud, le Laos, la Corée… C’est un truc de dingue ! De ouf, comme diraient mes enfants. Regardez ce que font les Américains en cette période de crise : ils se recroquevillent sur eux-mêmes. InterContinental, Hyatt, Hilton, Marriott ont licencié 70 % de leurs effectifs locaux pour tout rapatrier dans leur siège mondial. Nous avons fait exactement l’inverse en supprimant des sièges régionaux pour nous déployer dans les pays, plus près du terrain.

Luc-Olivier : Combien de personnes recrutez-vous chaque année en temps normal ?

S.B. : En 2019, nous avons ouvert un hôtel par jour. Nous recrutons 50 000 personnes par an dans nos nouveaux hôtels. Plus 30 000 embauches pour remplacer les salariés qui partent du groupe. Donc 80 000 recrutements par an.

Ysaline : Accor est partenaire du mouvement HeForShe des Nations unies, qui promeut l’égalité des sexes. Mais votre comité exécutif de quinze membres ne comporte que… deux femmes. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

S.B. : Parce que nous avons été nuls. Mais ce chiffre ne reflète pas toute la réalité des progrès que nous avons faits dans ce domaine. Quand je suis arrivé à la tête du groupe, 22 % des directeurs d’hôtel étaient des femmes. Nous sommes passés à 38 % au niveau mondial, et même à 55 % en Amérique latine. Au Moyen- Orient, c’est plus compliqué : nous avons nommé notre première directrice d’hôtels en Arabie saoudite il y a trois ans… Plus on monte dans la hiérarchie, plus les ratios se dégradent. Nous avons 28 femmes parmi le top 100 du groupe. Au niveau du comité exécutif, elles sont seulement deux : Heather McCrory et Maud Bailly. Nous allons passer à quatre avec la nomination d’Agnès Roquefort, patronne du développement, et l’arrivée d’une responsable de la RSEprévue début 2021.

Ysaline : Êtes-vous attaché à la cause féminine ?

S.B. : Oui. Mais je n’ai jamais pu m’imposer de sacrifier le poste d’un homme pour le donner à une femme. Si le collaborateur est en place et qu’il est bon, je le garde. Il faudra un peu de temps pour arriver à un équilibre 50/50.

« Accor recrute 80 000 personnes par an.»

Ysaline : À l’hôtel Ibis des Batignolles, des salariées d’un de vos sous-traitants font grève depuis juillet 2019. Ces femmes de chambres dénoncent des conditions de travail très dures, voire illégales, et réclament d’être embauchées directement par Accor. Qu’allez-vous faire ?

S.B. : Environ deux tiers des femmes de chambre dans le réseau Accor sont des collaborateurs directs du groupe. Un tiers travaille pour des sous-traitants. Ce fonctionnement se retrouve dans tous les grands groupes hôteliers. La sous-traitance permet de réduire les frais fixes lorsque les taux d’occupation sont volatils. Nos prestataires doivent respecter un cahier des charges strict, notamment sur le respect de l’éthique et des droits sociaux. En l’occurrence, le sous-traitant STN gère une soixantaine de salariées femmes de chambre pour l’Ibis Batignolles. Parmi elles, quelques-unes sont encore en grève, alors que leur employeur a accepté une grande partie de leurs revendications. Mais un syndicat refuse de signer l’accord et dit vouloir « en faire un cas d’école ». On n’est plus dans l’économique, mais dans le politique. Ce n’est plus de mon ressort. Mais n’ayez aucun doute là-dessus : nous sommes conscients de la pénibilité de ce métier. Ce qu’on leur impose depuis longtemps est trop dur pour un salaire aussi modeste.

Feuille de route

Zoé : En 2017, le groupe Accor a engrangé plusieurs milliards d’euros en cédant son immobilier. À quels investissements destiniez-vous ce trésor de guerre ?

S.B. : Nous avons cédé la quasi-totalité de notre parc immobilier, en partant du principe qu’on ne peut pas tout faire dans la vie – encore moins quand on est une société cotée. On ne peut pas construire des bâtiments, les entretenir, s’occuper de la plomberie et de l’électricité au moment où l’on doit investir dans la relation client et le digital. Nous préférons nous concentrer sur le service. Le timing a été idéal. Accor dispose aujourd’hui de 4 milliards d’euros de trésorerie pour affronter la crise. En anglais, on dit « you are between lucky and smart ». Je ne sais pas si nous avons eu de la chance ou du talent. Un peu des deux, sans doute.

Zoé : 4 milliards… Qu’allez-vous faire avec ?

S.B. : Ce n’est pas le moment d’être trop audacieux, Zoé. C’est le moment de se poser. Certes, on fait souvent de bonnes opérations en période de crise. Mais il vaut mieux payer un peu plus cher un peu plus tard, que faire des acquisitions quand le pire est peut-être à venir. Donc pour la première fois de ma vie, je me restreins. Pourtant, ce n’est pas mon style !

Zoé : Cette trésorerie, c’est ce qui vous sauve aujourd’hui ?

S.B. : Elle nous donne une liberté très précieuse. Nous ne dépendons ni des marchés, ni des prêts garantis par l’État, ni du plan de relance, ni du fonds de soutien au tourisme.

Zoé : Quelle a été votre décision la plus difficile cette année ?

S.B. : Fin mars, nous avons mis au chômage partiel 280 000 salariés dans le monde pour éviter que les hôtels fassent faillite. Dans un peu moins d’un tiers de nos 110 pays, les salariés n’ont droit à aucune allocation chômage… Alors, nous nous sommes mobilisés. Nous avons convaincu le conseil d’administration de consacrer 70 millions d’euros, soit un quart des 280 millions d’euros de dividendes initialement prévus, pour créer un fonds de solidarité, le ALL Heartist Fund. Nous avons aidé financièrement 45 000 employés, dont la moitié vit en Asie du Sud-Est. Ils ont reçu chacun entre 300 et 1 000 euros. Vous n’imaginez pas les vidéos, les cartes, les lettres de remerciement que nous avons reçues. En termes de partage d’émotions, on est à 9,5/10. [Silence] Ça y est, j’ai plombé l’ambiance…

Ysaline : Vous n’avez pas réussi à imposer votre place de marché pour concurrencer Booking. Qu’est-ce qui a péché ?

S.B. : Nous n’avons sans doute pas bien expliqué le projet à nos franchisés… Ils ont considéré qu’on les mettait en concurrence directe avec des indépendants qui n’avaient pas de marque Accor. Surtout, nous n’avons pas mis assez de moyens pour faire connaître notre plateforme. Pourquoi Booking, Alibaba, Amazon ou Google sont si puissants ? Parce qu’ils dépensent des centaines de millions d’euros en communication. Nous ne combattons pas avec les mêmes armes.

« Une décision se prend d’abord avec l’estomac »

Luc-Olivier : Des études publiées annuellement par Booking indiquent que les touristes recherchent des expériences en lien avec les populations locales. Comment l’hôtellerie, qui a un mode de fonctionnement standard partout dans le monde, peut-elle répondre à cette attente d’authenticité ?

S.B. : Booking en parle, mais Booking est fichtrement incapable de le faire ! La grande différence entre nous et Booking, Expedia ou Airbnb, c’est que ces acteurs du web n’ont jamais rencontré un client. Dans l’hôtellerie, nous avons systématiquement une interface humaine, qu’elle dure dix minutes ou trois jours. Le web est une industrie froide, nous ommes une industrie chaude. Pour répondre à votre question, nous avons beaucoup fait pour que notre offre soit moins standardisée. Il y a cinq ans, le groupe était à 80 % européen et dépendait à 80 % de trois marques : Ibis, Novotel et Mercure – des chaînes assez homogènes. Aujourd’hui, l’Europe pèse pour moins de la moitié dans notre activité et les trois marques évoquées représentent moins de 50 % du chiffre d’affaires. Nous avons 40 marques. Si vous êtes déjà allés chez Delano, Mondrian, SLS, Mama Shelter ou 25Hours, vous avez constaté que l’expérience sort de l’ordinaire. Allez sur all.accor.com pour vous faire une idée !

Trajectoire hors norme

Luc-Olivier : De financier à DG d’une multinationale du tourisme en passant par président du PSG, votre parcours est assez atypique. Lors de votre prise de fonctions chez Accor, certains syndicats vous décrivaient comme un « fossoyeur » et les employés vous battaient froid. Comment avez-vous vécu cette transition ?

S.B. : Le mieux possible… Je pense que les gens se trompaient sur moi. Quand vous travaillez dans la finance et qu’on vous interroge sur votre métier pendant un dîner, vous n’avez jamais droit à une deuxième question. Si vous êtes architecte, gynécologue ou écrivain, vous avez toutes les questions du monde. Financier, c’est emmerdant. On vous résume à quelqu’un de vénal.

Luc-Olivier : Qu’est-ce qui vous a poussé à faire le saut ?

S.B. : J’avais envie de m’échapper de ce monde de la finance. Je voulais faire des rencontres, prendre des risques et puis – c’est très narcissique – laisser une trace. Peu de gens laissent une trace dans le monde de la finance. J’ai donc passé pas mal de temps à rencontrer des collaborateurs, des partenaires, à écouter leurs problèmes, à essayer de les embarquer. Et, en fait, j’adore ça. La seule recette, c’est aimer les autres. Sinon, ne soyez jamais chef d’entreprise. Ça ne marchera jamais. Vous sonnerez faux.

Ysaline : Quels conseils vous a-t-on donnés quand vous aviez notre âge ?

S.B. : Je n’ai pas fait HEC, j’ai suivi de piètres études universitaires. Mais j’ai eu deux conseils. Le premier venait de mes parents : « Fais ce que tu veux, mais sois heureux. » Le second m’a été donné par ma grand-mère : « Quand tu marches dans la rue, ne fixe jamais tes pieds. Regarde le premier étage. » Bon, si vous rencontrez quelqu’un dans la rue et que vous regardez le premier étage, ce n’est pas très pratique… Alors je regarde les gens dans les yeux.

Ysaline : Avez-vous un conseil pour nous ?

S.B. : Ne vivez pas votre vie dans les yeux des autres. Ce que les autres pensent de vous, ne vous en souciez pas. Sinon vous êtes dans la posture, vous n’êtes plus vous-mêmes. Soyez juste francs et heureux, tout va bien se passer. Le regard fuyant, les yeux baissés, l’air arrogant ou condescendant, oubliez tout ça, ça ne marchera jamais. Ceux qui veulent prouver quelque chose aux autresse plantent lamentablement, même s’ils ont fait de très bonnes études.

Accor

Zoé : Quand on est directeur de Accor et qu’on arrive à un dîner, comment ça se passe ?

S.B. : En ce moment, j’ai surtout les pieds dans la glaise, pour ne pas dire pire ! Dans un dîner, les gens me donnent leur avis. Tout le monde pense être capable de diriger un hôtel, ce qui est en partie vrai. Vous n’avez pas besoin de faire de grandes études pour gérer un hôtel. Il suffit d’aimer les gens, de bien se comporter et de travailler dur.

Zoé : Quelle question vous pose-t-on le plus souvent ?

S.B. : « Est-ce que je peux avoir un prix sur une nuit d’hôtel ? » Neuf fois sur dix.

Zoé : Arrivez-vous à trouver un équilibre entre votre vie chez Accor et votre vie personnelle ?

S.B. : Depuis trente-cinq ans que je bosse, je n’ai jamais mélangé les deux. Jamais. Je n’ai jamais créé de relations d’amitié avec des collègues ou des partenaires, parce que ce n’est pas sain. On peut passer un week-end ensemble pour un séminaire, mais je ne pars pas en vacances avec eux.

Zoé : C’est quoi, votre truc pour souffler, déconnecter ?

S.B. : Quand je suis pieds nus dans un voilier, je suis comblé. Je suis Scorpion, breton, j’ai besoin d’eau et de vent. Je passe également du temps avec ma famille. Ce que je n’ai pas pu faire avec mes enfants, je le fais avec mes petits-enfants. Ça me donne de l’énergie !

Ysaline : Vous avez plus de temps libre aujourd’hui que pendant votre carrière de financier ?

S.B. : Non. Mais je suis moins con. Je ne suis plus dans la course ou l’immédiat, j’arrive à prendre de la distance. Dans ma vie d’avant, je prenais des décisions rapidement et elles n’avaient que des conséquences financières. Je pouvais me tromper quatre fois sur dix. Si j’avais raison six fois sur dix, mon entreprise sortait gagnante. Chez Accor, c’est différent. 99 % des décisions que je prends ont des conséquences directes sur mes collaborateurs ou mes partenaires. Je prends trois fois plus de temps à peser le pour et le contre. Je crois que ça s’appelle la maturité. Il était temps que ça vienne !

Ysaline : Notre société semble de plus en plus polarisée. De quoi a-t-elle besoin ?

S.B. : Trop de décisions sont prises par des gens intelligents qui manquent de générosité et d’altruisme. Les décisions doivent se prendre d’abord avec l’estomac, puis avec le cœur, et enfin avec le cerveau. Inverser l’ordre, c’est se tromper.

Propos recueillis par Thomas Lestavel

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