Julien Denormandie, ancien ministre de l’Agriculture et co-auteur du livre Nourrir sans dévaster, a introduit les débats lors des sixièmes Rencontres HEC de l’Agroalimentaire, en articulant sa pensée autour du diptyque « fin du monde, fin du mois ». Nous retranscrivons ci-dessous son propos.

 

« La question qui nous occupe aujourd’hui, celle de faire face à une problématique double et pas forcément convergente : celle de la fin du mois et de la fin du monde, m’évoque le concept développé par Mark Carney, alors gouverneur de la banque centrale d’Angleterre, qui devant la difficulté de la sphère économique et financière à prendre en compte les effets à long terme du changement climatique, à sa propension à ne penser qu’aux profits à court terme, évoquait une tyrannie des temps.

C’est exactement le problème auquel nous sommes confrontés aujourd’hui, car il n’y a absolument aucune alternative à permettre à chacun de nos concitoyens de faire face au sujet de pouvoir d’achat, de faire face aux difficultés financières, tout comme il n’y a aucune alternative face à l’urgence climatique.

Il y a donc là un système à construire, d’un point de vue financier, car aujourd’hui nos systèmes financiers, notamment dans le secteur du capital-investissement, ont des critères de temporalité ne sont pas adaptés aux besoins actuels de la transition écologique.

Ma deuxième conviction, c’est que si on ne peut pas opposer ces deux sujets, fin du mois, fin du mois, il faut pourtant les dissocier. Parce que d’une part, on a exigé du secteur agroalimentaire une valeur accrue de l’ensemble des produits : une valeur accrue en termes de ce que les économistes appellent les externalités positives – la protection de l’environnement, du bien-être animal, des sols, de la biodiversité –, mais aussi des valeurs nutritives – n’oublions pas cette phrase d’Hippocrate qui disait : « votre alimentation est le premier de vos médicaments ».

Mais en même temps que cette valeur n’a eu de cesse d’augmenter au regard de ces exigences, elle s’est associée à une demande légitime de diminution du coût des produits agroalimentaires pour sauvegarder le pouvoir d’achat des citoyens.

La tyrannie des temps que j’évoquais précédemment se traduit donc très concrètement dans le quotidien de l’ensemble de la chaîne agroalimentaire, par une sorte d’équation insoluble, avec des valeurs qui augmentent, mais d’autres qui diminuent.

“D’une part, il faut accepter le prix de l’alimentation à sa juste valeur. Et d’autre part, mettre en place des politiques sociales pour faire en sorte qu’aucun de nos concitoyens ne soit mis de côté.”

Lorsque j’étais ministre, j’ai toujours eu comme boussole de lutter contre une loi que j’ai considérée comme désastreuse d’un point de vue agroalimentaire : la loi de modernisation de l’économie (LME). Pourquoi cette loi est mortifère ? Parce que cette loi, elle a consacré le fait qu’il fallait libéraliser la chaîne alimentaire – ce sont des termes employés à l’époque –, pour faire en sorte que les coûts puissent décroître. Globalement, cela a eu pour effet de dégrader l’ensemble des marges des acteurs de la filière, que ce soit la grande distribution, les industriels ou les agriculteurs.

Face à cette injonction contradictoire, celle de la fin du monde et la fin du mois, il faut dissocier les deux. Qu’est-ce que ça veut dire? Cela veut dire qu’il faut avoir le courage de dire que d’un côté, il va y avoir des politiques économiques, et de l’autre côté, il doit y avoir des politiques sociales. D’une part, il faut accepter le prix de l’alimentation à sa juste valeur. Et d’autre part, mettre en place des politiques sociales pour faire en sorte qu’aucun de nos concitoyens ne soit mis de côté, qu’il n’y ait pas deux alimentations ou une alimentation à plusieurs vitesses dans notre pays, et que ce faisant, on permet à chacun d’avoir accès à une alimentation équilibrée.

Au cours des dernières années, nous avons en France atteint la plus grande superficie d’agriculture bio en Europe. Mais aujourd’hui, comme vous l’avez peut-être vu dans la presse récemment, il y a plusieurs milliers d’agriculteurs qui font machine arrière. Pourquoi autant de déconversions ? Parce que ces exploitants n’arrivaient pas à faire payer au juste prix le bio dans les supermarchés et les points de vente. C’est exactement l’effet de l’augmentation de la valeur et de la diminution du coût.

Je pense que face à cet échec, la principale des solutions est de réussir à passer d’une économie de la compétitivité coûts en une économie de la compétitivité valeur. Cela signifie qu’un aliment produit selon des méthodes d’agriculture raisonnée doit avoir une valeur qui soit différente d’un produit dont la chaîne de production n’est absolument pas décarbonée.

C’est vrai aussi pour les échanges internationaux : si on n’arrive pas à faire en sorte qu’un produit qui arrive dans les marchés communs est un produit dont le prix doit être directement lié à la valeur de ce qu’il représente en termes de protection de l’environnement, en termes de protection de la biodiversité, en termes de protection de la santé, on aura un mal fou à accélérer les transitions au sein des unions européennes.

Mais ce n’est pas impossible. Tout le monde pensait que les Allemands ne donneraient jamais leur accord pour mettre en place une taxe carbone aux frontières de l’Europe, mais nous avons réussi.

À mon sens, la première des conditions pour passer cette économie de valeur au niveau national et international, c’est la transparence. Si on explique au consommateur le vrai prix des choses », le consommateur, il peut le comprendre. Cette transparence, c’est tout simplement une façon d’établir un lien de confiance.

“Moi, grande distribution, je vais me tourner vers mes fournisseurs pour leur demander de me donner des produits plus décarbonés. Les fournisseurs se retournent vers les agriculteurs et vont dire : « passez-moi des produits plus décarbonés ».”

Parfois, la façon dont on gère les enjeux de la décarbonation dans le secteur agroalimentaire s’apparente au jeu du Mistigri. Vous savez, ce jeu de cartes où chacun essaie de passer la mauvaise carte de son voisin et à la fin c’est celui qui a gardé la mauvaise carte qui perd. Moi, grande distribution, je vais me tourner vers mes fournisseurs pour leur demander de me donner des produits plus décarbonés. Les fournisseurs se retournent vers les agriculteurs et vont dire : « passez-moi des produits plus décarbonés ». Sur la biodiversité, exactement le même schéma. Sur le bien-être animal, exactement le même schéma.

Il y a un auteur américain du XXe siècle que j’affectionne beaucoup, Robert Heinlein, qui a écrit : « Une responsabilité, ça ne se délègue pas, ça ne se partage pas, ça s’assume. »

Bon, le problème c’est qu’Heinlein est connu pour être un écrivain de science-fiction.

Mais là où je suis optimiste, c’est sur la transparence. Aujourd’hui, je travaille dans une société de gestion de la donnée, qui s’appelle Sweep, et on est capable de donner la transparence sur tout ce qui se passe dans les différentes chaînes agroalimentaires, industrielles, services financiers, etc. Cela permet de compiler toutes les données des entreprises, concernant les émissions carbone, les critères ESG. Ce n’était pas le cas il y a quelques années.

En revanche, ce à quoi je ne crois pas, ce sont les économies d’échelles dans la chaîne agro-alimentaire. Nous vivons dans un pays où jamais on n’acceptera d’avoir des élevages, avec 1 000, 2 000, 10 000 ou 15 000 vaches, comme c’est parfois le cas aux États-Unis. Ce modèle-là, on ne l’acceptera jamais en France. Il faut avoir le courage de le dire, parce que cela signifie que dans notre recherche de compétitivité, l’économie d’échelle ne sera pas suffisante.

Cela signifie qu’il faut investir dans la science agronomique mais aussi dans la troisième révolution agricole, fondée autour de l’inventivité dans les sciences du vivant, dans la robotique, la génétique, le numérique, le biocontrôle.

 

Alors, oui, c’est difficile de se dire qu’il faut et protéger et produire. Oui, c’est difficile de nourrir sans dévaster notre environnement, nos agriculteurs, nos identités, ce que nous sommes. Mais il est très facile de tout détruire, en refusant d’affronter des sujets qui parfois semblent irréconciliables, mais impérieusement doivent l’être. C’est un défi que nous pouvons relever, si toutefois nous avons, collectivement, le courage d’affronter la complexité des choses.

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