Dans son dernier roman, L’adret et l’ubac, Rémi Huppert explore l’identité humaine.  Grand voyageur et randonneur assidu, il aime remonter le temps en empruntant des voies de traverse. À l’instar d’Ulysse, il se reflète en deux personnages qui affrontent leur histoire entre l’adret de l’action et l’ubac de la pensée. Dans son roman se développent à rebours un retour sur lui-même et un récit initiatique. Voilà le lecteur invité à une réflexion sur l’héritage personnel et à un cheminement  de nature à transformer chaque épreuve, chaque expérience en progrès de sagesse. Après quarante années d’écriture, l’auteur se met pour la première fois à nu. Il nous livre ici sa passion pour l’écriture.

Devenir ce que je porte en moi, voilà pourquoi j’ai décidé, en marge de mes activités professionnelles, d’écrire des livres. J’écris donc depuis la mi-temps de ma vie, afin de devenir plus lucide, plus serein, plus humble, bref, pour aller en paix. Cette activité occupe depuis quarante ans une grande part de mes journées, avec patience, tous les jours. Se confronter à soi n’est pas une mince affaire ! On en revient toujours à l’expression d’une volonté.  

Ecrire et voyager vont de pair. Les personnages de mes livres viennent de rivages lointains, ils ont fait de longs détours avant d’arriver au but. Il m’a fallu, pour les décrire, entrevoir leur vraie vie, les toucher, les sentir et les écouter. Isaac Bashevitz Singer a dit un jour que Graham Greene, si talentueux soit-il, ne pourrait jamais décrire la vie dans un shtetl parce qu’il n’avait jamais vu de shtetl, ni vécu dans une petite communauté juive traditionnelle. On pourrait aisément déployer l’exemple.  

Rien ne remplace le voyage, ce pré-texte. Alors, à chaque fois, j’ai tenté de décrire des destins, en usant des cultures que je connaissais, des mentalités que je comprenais, des décors que j’avais découverts. Mes voyages, de rencontres aléatoires en marches lointaines, m’ont d’abord aidé à camper un cadre réaliste ; ensuite, à m’imprégner de la mémoire de certains lieux, exhumer des archives, rencontrer des témoins.  

Au passage, parcourir le monde m’a marqué. Profondément. J’ai pu rectifier ce qui, en moi-même, allait de travers. En m’absentant quelque temps ou longtemps, j’ai fait mieux qu’errer. Après chaque voyage, je suis rentré à la maison, augmenté d’une sagesse, d’une candeur, d’une tendresse accrue. Le sens, qui se dévoile au-delà de l’absurde, s’arrache toujours au prix d’une certaine patience. Tout cela m’a pris du temps, car il est long, le temps de l’écriture.  

Ecrire comporte aussi, je dois le dire, sa part de plaisir. Deux ou trois phrases qui sonnent justes, un paragraphe qui tient debout, l’adéquate expression d’une pensée rendent chaque journée moins ennuyeuse, plus riche, plus lumineuse. Les mots servent l’expression, mais il faut toujours se souvenir que ce sont des pis-aller. Ils ne livrent pas toute la vérité. A la limite, ils ne signifient rien car le sens en est toujours caché. Il faut même s’en méfier car ils nous font parfois dire autre chose que ce que nous avons voulu dire. Tout de même, ces coquilles m’ont permis d’écrouer mes rêves, mes idées, mes émotions.  

Écriture, travail, marche, lectures, les choses se tiennent. A mes yeux, écrire et vivre en société ne font qu’un. Chaque livre adresse une lettre à l’Autre, messages d’empathie et peut-être d’amour destinés à rappeler aux autres qu’ils ne sont pas seuls. Mes livres ne sont pas des pièces d’or cachées sous un matelas. J’espère avoir transmis à travers eux les moments de poésie, de charme et de beauté qui animent mes personnages.  

Dans le cours de mes livres, l’Amérique, le Vietnam, la Russie, l’Espagne, la Chine, la Pologne, j’ai très souvent abordé le thème de l’identité. Que perd-on en partant ? Une part de ses racines. Que gagne-t-on en arrivant ? Une identité reconquise. Le fil rouge de l’exil traverse mes romans historiques, Mourir à Grenade, Le cygne de Saigon, Au palais du Ciel, par exemple. Tous traitent de la migration, qu’elle soit juive, asiatique, russe ou espagnole, plus généralement de la recherche des origines. Mes personnages se déplacent sans cesse, essayant de comprendre d’où ils viennent et où ils vont. Ils ne se sentent guère en paix. Ils ne se reposent jamais.  

Attention ! Faire mémoire, ce n’est pas s’incliner devant le passé, célébrer quelque culte du souvenir. La mémoire agit au contraire tel un outil puissant. En l’exerçant, elle irrigue le présent par les leçons du passé, afin que les mêmes rejets de l’autre ne se reproduisent. L’actualité est là pour nous le rappeler.  

Un mot sur la musique. Dire tout autrement, un fantasme hélas ! Alors, faute d’écrire en musique, j’écris musicalement. Tandis que certains écrivent comme des peintres, j’ai essayé pour ma part d’appliquer à l’écriture le rythme, le tempo, la sonorité, la nuance. Plusieurs de mes livres en portent la marque. Citons La partition de l’exil, roman historique consacré au compositeur polonais Alexandre Tansman ; Destin d’un Juif de Chine, destin tragique du pianiste Semyon Kaspe entre la Mandchourie et Paris ; le Manager musicien, essai traçant un parallèle entre la musique et le management ; ou encore Un trio vraiment très swing, décrivant l’univers du jazz dans les années 1970… 

Quid du temps ? La musique, comme l’écriture, se déroule dans le temps. Grâce à elle, nous savourons la durée. J’aurais sans doute préféré me servir de notes, cesser de signifier pour seulement suggérer, ne plus penser pour uniquement sentir. Hélas, si la musique aide à vivre, si elle décore le temps et le rend plus léger, si elle procure de grandes joies, elle n’est pas pour autant un langage. Pour autant, sa beauté, le rythme, la nuance, le tempo nous contentent. 

J’allais oublier l’essentiel, le silence. Il perce entre les notes. En littérature, il en existe deux sortes. Le mauvais silence est un non-dit, qui taraude et à la fin nous mine. Peut-être mes personnages ont-ils peur d’ouvrir une boîte de Pandore, qu’ils refermeraient aussitôt ? Peut-être se souviennent-ils du temps de la peur ou de la contrainte ?  Sans doute ce passé-là leur fait-il mal à dire et même à évoquer de façon subliminale.  

Heureusement, il en existe un autre, le bon silence. Ce silence-là calme, apaise, rassérène. Il libère, mais seulement après la prise de parole, seulement après avoir dit les choses, les avoir nommées. Ecrire procède de ce bon silence-là, l’écriture laisse une trace, produit du pérenne, sinon de l’immuable. Oui, écrire en silence, au-delà des mots, apaise dans la durée. Mes personnages font tous l’expérience du silence. Leur passé en fut sans doute imprégné. De quoi parlent-ils au juste ? D’autre chose, toujours d’autre chose. Quand le silence vient brouiller les repères, alors le sujet devient brûlant. 

Le grand Stefan Zweig m’a inspiré. Je me suis voulu un modeste archéologue de la mémoire enfouie du monde d’hier. Ce ne sont pas la naissance, l’origine de chacun, le milieu d’appartenance qui causent ce que vous faites. Avec ce genre d’explications, tous les enfants de pianistes seraient pianistes et au sein d’une fratrie chacun connaîtrait le même destin.  

Ce credo facile nous joue un mauvais tour. Nous ne sommes ni des poupées qu’une clef parentale suffirait à remonter, ni des victimes définitives du destin. Le chaos et le hasard ne se réduisent pas au simplisme d’un quelconque déterminisme. Le rationnel s’efface devant l’irrationnel et Dieu sait qu’il échoue le plus souvent à donner sens à la vie. Quoi qu’il en soit, écrire vous forge et vous met à l’épreuve. On est ce qu’on devient. Certains affirment l’inverse mais je n’y crois pas trop.  

Longtemps, j’ai préféré créer des personnages, me glisser en eux, souffrir ou me réjouir à leurs côtés, raconter leur histoire, histoires d’exil le plus souvent, affirmer que le lointain et le différent valent autant que le proche et le semblable. Il me restait donc à publier, enfin, L’adret et l’ubac, un livre où j’apparais moi-même, sans me dissimuler derrière mes personnages. Croyez-moi, ce fut difficile et j’y ai travaillé dur.  

Finalement, deux questions de portée générale s’adressent à chacun d’entre nous : Quel héritage abritons-nous dans notre cœur ? Et que comptons-nous faire pour en témoigner ? Chers camarades, notre formation HEC nous a appris à oser. Alors je vous souhaite d’oser écrire. Au choix, un roman, une nouvelle, un poème ; aux autres, aux vôtres, à vous-mêmes. Croyez-moi, cela en vaut la peine. 

Remi Huppert

Ecrivain et essayiste.  

Auteur de quinze romans, récits et essais. 

Ancien consultant en management et développement international, expert auprès de la Banque Mondiale et de l’Union européenne. 

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