À l’occasion de la création du Centre Family Business d’HEC Paris, HEC Stories publie un entretien entre Cécile de Lisle (M.04), directrice du centre, et Pascaline Peugeot de Dreuzy (E.10), adminis­tratrice de sociétés et membre de la huitième génération de la famille Peugeot.
Les deux femmes évoquent un parcours atypique, des hôpitaux de Paris jusqu’aux conseils d’administration, et détaillent la spécificité des entreprises familiales, qui composent un large pan du tissu économique (60 % des entreprises européennes et 71 % des entreprises françaises). En France, ces sociétés génèrent près de 70 % de l’emploi et de la valeur ajoutée. Porteuses d’un modèle économique résilient, ancré dans le temps long et dans les territoires, elles font aussi face à d’importants enjeux de transmission.

Cécile de Lisle : De la médecine à l’administration d’entreprise, vous avez eu un parcours singulier, que vous résumez par la formule : « L’expérience du risque et la passion de l’innovation ».

Pascaline Peugeot de Dreuzy : J’ai eu la chance de naître dans une famille de l’industrie automobile. Dès mon plus jeune âge j’ai été « perfusée » par cette aventure industrielle hors du commun, qui a successivement été française, européenne, puis internationale. Après le baccalauréat, j’ai exprimé à mon père Pierre Peugeot, président du conseil de surveillance de PSA, mon souhait de suivre des études d’ingénieur, espérant un jour intégrer l’entreprise. À cette époque, les femmes n’y travaillaient pas, d’autant plus qu’il s’agissait du secteur automobile : je me suis heurtée à un non. J’ai choisi une voie de traverse, la médecine, sur laquelle mon père m’a encouragée à viser un niveau d’excellence.

Vous devenez donc médecin. Mais un médecin entrepreneur…

Nommée médecin des hôpitaux de Paris, j’ai fait carrière à Necker-Enfants malades, où j’ai toujours piloté des projets précurseurs et innovants. Ma fibre entrepreneuriale était systématiquement sollicitée dès qu’il s’agissait d’améliorer une unité ou d’imaginer de nouvelles pratiques. J’ai toujours eu chevillée au corps la volonté de réunir la maîtrise des coûts et la qualité de vie des patients – que ce soit via la médecine ambulatoire, la prise en charge de la douleur ou des soins palliatifs. Aujourd’hui, on parle de réunir le financier et l’extra-financier pour une performance globale. Avec du recul, je réalise que ces responsabilités médicales m’ont permis de développer des compétences très utiles dans le monde de l’entreprise : détection des signaux faibles, capacité d’un diagnostic rapide, gestion des risques et des crises.

Bien que médecin à Necker, vous n’avez jamais rompu avec l’entreprise familiale…

Au contraire, ce pas de côté ne m’a jamais empêchée d’assurer mon rôle d’actionnaire. Chaque fois que je le pouvais, je visitais des sites et participais aux évolutions du groupe, passionnée par cette aventure industrielle. Je suis toujours restée très proche de mon père qui a été longtemps une source d’inspiration pour moi. Appartenir à une entreprise familiale, c’est vivre auprès des dirigeants, vibrer avec eux et recevoir beaucoup, mais également leur offrir un regard extérieur qui peut les interroger.

Rattrapée par votre ADN entrepreneurial, vous décidez alors de vous former à HEC.

Tout à fait, j’ai choisi de suivre l’Executive MBA d’HEC, où j’ai acquis une légitimité de compétences et surtout « appris à oser ». J’ai fondé une petite entreprise, P2D Technology, axée sur le maintien à domicile des personnes vulnérables, en mixant une offre humaine et digitale. Cette approche réunissait les enjeux humains, sur lesquels j’avais acquis une certaine expérience, et l’innovation au service de la qualité de vie, tout en maîtrisant les coûts.

Avez-vous pensé alors à postuler dans l’entreprise familiale ?

J’ai fait le choix d’intégrer divers conseils d’administration d’entreprises familiales, avec des valeurs partagées, que ce soit TF1, Séché Environnement ou Bouygues, dont je préside aujourd’hui le comité de gouvernance, sélection et rémunérations. Je suis entrée au conseil de Peugeot Invest, où nous avons fait des co-investissements avec d’autres entreprises fami­liales. On se comprend, on a les mêmes valeurs.

Vous évoquez souvent la boussole pour décrire l’entreprise familiale. Quels en sont les points cardinaux ?

Ils sont au nombre de quatre. Le premier axe, ce sont les valeurs – celles de la famille, qui imprègnent l’entreprise et façonnent une culture commune. Il est nécessaire de les entretenir, les partager, et garantir le respect de chacun. Beaucoup parlaient de paternalisme ; aujourd’hui, on parle d’ESG. Les entreprises familiales étaient précurseures, ancrées dans les ter­ri­toires avec un rôle social et économique fort. Le groupe Peugeot a très tôt soutenu des maisons de santé ou des magasins d’alimentation – comme les RAVI, ces coopératives créées dans les années 1920 qui proposaient des denrées de première nécessité à bas prix dans les cités ouvrières.
Le deuxième point, c’est la transmission. C’est un enjeu de souveraineté aujourd’hui. Les entreprises familiales sont solidaires, bien ancrées dans leurs territoires, et échangent entre elles. La transmission implique de gérer l’émotionnel, qui interfère beaucoup. Chaque génération doit s’adapter, dans le dialogue et le respect, chacun doit trouver sa place. Il ne s’agit pas d’un monde idyllique, il y a des frustrations et des divergences, mais la responsabilité qui incombe à chacun est que l’entreprise perdure. La transmission implique une double responsabilité : chaque action est un droit financier, mais c’est aussi un devoir de respon­sabilité, pour lequel vous devez être formé.

La transmission permet d’assurer la pérennité de l’entreprise…

En effet. Et c’est d’ailleurs le troisième point cardinal : le temps long. Les entreprises familiales sont structurées dans la durée avec des décisions d’investissement sur des horizons longs à la différence du capitalisme financier. Il faut savoir rebondir, se réinventer en permanence, diversifier son activité. La structure familiale permet d’ajuster la distribution des dividendes pour transmettre, remonter au capital… et ainsi protéger nos fleurons industriels.

À condition d’avoir le bon pilote…

C’est le quatrième point : le choix du dirigeant. La famille s’interroge sur l’existence du talent qui pourra reprendre la direction. Il est important de permettre aux plus jeunes de faire leurs preuves à l’extérieur avant de revenir, et d’accepter parfois de choisir un dirigeant externe pour autant qu’il partage les valeurs familiales. Cette boussole – valeurs, transmission, temps long et choix du dirigeant – structure l’action et l’identité de chaque entreprise familiale, dans le respect de son histoire.

Avez-vous pu trouver votre centre au cœur de cette boussole ?

J’ai eu la chance de beaucoup recevoir, donc je dois don­ner encore plus. J’ai aujourd’hui à cœur de défendre les entreprises familiales, d’autant qu’elles constituent pour moi le ressort de l’économie française. Je suis heureuse qu’HEC les accompagne à travers son tout nouveau centre des entreprises familiales. Propos recueillis par Cécile de Lisle
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