Nelly Chatue-Diop (MBA.08) : portrait de la fondatrice d’Ejara
Nelly Chatue-Diop (MBA.08), entrepreneure et informaticienne camerounaise, a fondé Ejara, une application d’investissement et d’épargne à destination de l’Afrique francophone. Une start-up aux allures de revanche sur l’histoire. Elle a récemment été récompensée par un prix Mercure HEC. Rencontre.
On peut imaginer que le monde de la finance est froid et technique. Quand s’y ajoute celui du développement informatique, de la data et de la blockchain, l’ambiance paraît soudain glaciale… Il est temps de réviser les préjugés : la chaleur, ici, fait partie du paysage. Et il y a de l’humain, du vécu, de l’enthousiasme dans l’itinéraire de Nelly Chatue-Diop. A 41 ans, cette entrepreneure et informaticienne camerounaise, maman de deux garçons de 6 et 9 ans, est l’une des figures montantes de la fintech africaine. Il y a deux ans, elle a fondé Ejara. Un nom qui n’a rien d’anodin : le e est celui du e-commerce ; « jara » en langue bambara signifie « lion ». « Mes grands-parents, membres de la chefferie, avaient cet animal pour totem », justifie Nelly. Sur le continent africain, le roi de la savane incarne à la fois la puissance et la protection. Autrefois, les hommes qui le chassaient revêtaient la peau du défunt félin pour s’emparer de sa prestance. « Ejara, c’est un Petit Poucet qui s’avance au cœur de l’Afrique au service des Africains, et qui aspire à devenir un beau et noble lion rugissant », résume poétiquement Nelly. Une manière de dire la philosophie de cette application consacrée à l’investissement et à l’épargne. Basée à Douala et opérationnelle dans les pays d’Afrique francophone de l’Ouest (Cameroun, Gabon, Côte d’Ivoire, Sénégal, Bénin, Togo, etc.), la start-up rugit déjà pour plus de 60 000 utilisateurs réguliers. L’an dernier, elle est parvenue à lever 2 millions de dollars pour accompagner son fulgurant développement.
Reprendre le pouvoir sur la finance
« Notre but est de démocratiser l’accès aux outils modernes de la finance », expose l’entrepreneuse. L’outil en question ressemble à une petite révolution pour le continent africain, puisqu’il garantit un environnement sécurisé aux plus hauts standards internationaux pour donner enfin aux habitants l’opportunité d’investir facilement et à des coûts abordables dans plusieurs actifs, que ce soit dans des actions fractionnées ou des cryptomonnaies. Ejara offre aussi à ses utilisateurs plusieurs possibilités d’épargne par Mobile Money. À cela s’ajoute l’Ejara School, des cours d’éducation financière proposés en libre accès. « Mon but, insiste Nelly, c’est que les Africains puissent enfin transformer l’argent en richesse. Aujourd’hui, les cryptomonnaies ouvrent, par exemple, un champ des possibles immense, et j’avais à cœur que l’ensemble des communautés y accède aisément depuis un simple smartphone, même avec des revenus modestes. »
Au départ de cette aventure, il y a un événement historique : celui du cataclysme économique provoqué par la dévaluation du franc CFA. C’était en 1994. La valeur de la monnaie se trouve divisée de moitié. Nelly a alors 13 ans. Enfance radieuse à Douala et vacances rurales à Bandjoun, village de l’ouest du Cameroun. La collégienne est première de la classe, excellente en mathématiques et en sciences comme dans les matières littéraires. « À la maison, nous étions cinq filles, se souvient-elle. Mon père, homme éclairé et lettré, n’a eu de cesse d’encourager notre émancipation en tant que femmes grâce aux études. Mais, comme tous les Camerounais de la classe moyenne, la dévaluation a frappé ma famille. Du jour au lendemain, toutes nos économies avaient fondu, et le gouvernement n’était plus en mesure de payer les salaires des fonctionnaires. C’est la première fois que j’ai vu mon père pleurer… » Aujourd’hui, pour illustrer l’ampleur du désastre, l’entrepreneure raconte volontiers cette anecdote : au collège, elle vendait du pop-corn. « Un amusement entre copines plus qu’une activité lucrative », se rappelle-t-elle. Néanmoins, grâce à cela, elle gagnait quelques sous. Bien des années plus tard, sa mère lui fera l’aveu que, certains jours, c’est son petit commerce d’adolescente qui permettait à la famille de payer les courses ! « De cet épisode noir, gravé à jamais, Ejara tire ses fondamentaux », reconnaît Nelly. Il en va de même pour sa détermination à poursuivre des études. Quelques années plus tard, en 1998, elle décroche une bourse d’excellence du ministère français des Affaires étrangères. La voici à Lyon qui entame un cursus d’ingénieur en informatique qu’elle complétera par une formation dans la finance, avec un MBA à HEC et un passage par la London Business School. En Europe, une autre injustice saute aux yeux de l’étudiante : celle des frais de transferts d’argent vers l’Afrique, qui sont astronomiques. « Ils représentaient jusqu’à 20 % de la somme envoyée, s’insurge Nelly. Or, quand on est de la diaspora, on a toujours quelqu’un au pays qui a besoin d’aide. Une bonne partie de mon modeste budget y passait ! Le projet d’Ejara est aussi né de cette expérience. »
Tech et wax
Permettre aux populations de ne plus être les premières victimes des soubresauts de l’économie locale ou de l’instabilité politique, faciliter les transferts entre la diaspora et les familles, encourager l’investissement en rendant accessible les outils bancaires, ou encore donner aux femmes d’Afrique la possibilité de faire fructifier leur épargne, y compris à celles qui tiennent de simples étals sur le marché ou se rassemblent dans des coopératives agricoles. C’est tout cela que vise l’appli mobile créée par Nelly. Avec cette urgence à « réduire les fractures héritées du passé colonial ». « Toutes les grandes révolutions technologiques nous sont passées sous le nez. Pas question, cette fois, que les Africains ratent le train ! » Avant son retour au pays, Nelly a fait carrière en Europe chez Casino, Darty et Betclic. À chaque fois, elle s’est occupée du pricing et du développement de la data, y compris la détection de fraudes sur les transactions. Une expertise précieuse pour conduire Ejara et rassurer les investisseurs. Quand elle se balade à Douala ou à Yaoundé ou en zone rurale où se rendent ses équipes pour faire des formations dans les langues locales, elle entend souvent la même question : « Ejara, c’est vraiment pour nous ? » « Rien ne me fait plus chaud au cœur que de voir des gens prendre soudain conscience qu’ils ont le droit de s’approprier, via leur smartphone, les outils de la finance internationale. » Avec 200 millions d’habitants utilisant le franc CFA, le marché est colossal. Sans compter que cette zone possède de nombreux atouts. À commencer par sa jeunesse (60 % de la population a moins de 25 ans), qui utilise déjà le numérique au quotidien. « Ne soyons plus complexés, nous, les Africains ! On doit sortir de l’idée d’un sauveur venu de l’extérieur. Internet a mis à notre portée tout le savoir de l’humanité », veut croire Nelly, qui sponsorise des orphelinats au Cameroun où la formation en informatique de jeunes filles âgées de 8 à 13 ans est prise en charge. Voix enjouée, regard déterminé et sourire permanent de celle qui a trouvé son chemin, la quadra partage sa vie entre la capitale économique camerounaise et Bordeaux, sa ville de cœur en France. Elle voyage beaucoup. Mais où qu’elle soit, elle sait s’y prendre pour ne pas passer inaperçue dans ce monde de la finance peuplé de costumes anthracite. Elle a longtemps porté la panoplie passe-partout. Puis, lui a préféré l’habit local, celui cousu dans les sublimes tissus wax que l’on trouve sur les marchés de Yaoundé, Dakar, Lomé, Conakry ou Cotonou. Un emblème de l’Afrique de l’Ouest. « Cette tenue, quand j’étais adolescente, je ne voulais surtout pas la porter. Aujourd’hui, c’est une fierté. Et puis, ça crée une formidable dissonance cognitive : une femme d’affaires en robe traditionnelle qui s’occupe de fintech, ce n’est pas très commun, non ? Enfin, pas encore. »
Published by Sébastien Desurmont