Manuel Rabaté (H.01) : 24h au Louvre Abu Dhabi
Nommé directeur du Louvre Abu Dhabi en 2016, Manuel Rabaté (H.01) est à la tête du premier musée universel du monde arabe. Rencontre avec l’homme qui veut porter l’ambitieux projet franco-émirien vers de nouveaux horizons.
C’est sans doute la réalisation la plus iconique de l’architecte Jean Nouvel. Posée sur l’eau comme une île, l’immense coupole métallique du Louvre Abu Dhabi (LAD) se détache dans un paysage jalonné de grues. Les constructions dévorent le sable partout autour, soulevant un voile de poussière blanche qui enveloppe le musée comme un nuage. Il fait 27 °C en ce matin de fin avril. Le ciel est blanc et le soleil plombant. Ici, les températures atteindront bientôt les 50 °C, avec un taux d’humidité de 90 %. Le temps est encore clément.
Nous sommes sur l’île de Saadiyat, dans la capitale fédérale des Émirats en plein développement. Le quartier accueille déjà la New York University Abu Dhabi et quelques luxueux hôtels. Bientôt trois autres musées sortiront de terre, ainsi que la maison d’Abraham, où une église, une synagogue et une mosquée seront réunies sur la même place. Lourde comme une armure, la porte du Louvre Abu Dhabi s’ouvre sur un garde en uniforme qui vérifie que l’application AlHosn est bien au vert. Vaccins à jour et test PCR négatif constituent notre sésame. Direction le bâtiment administratif, sur l’aile droite du musée. Dans ce bloc rectangulaire de deux étages, recouvert d’un moucharabieh, se trouve le bureau du directeur, Manuel Rabaté (H.01). Ce Dijonnais de 46 ans passionné de sciences humaines, élevé dans une famille partagée entre littéraires et scientifiques, dirige le musée depuis son ouverture en 2017. Il a fait ses armes au Louvre de Paris, puis sa soif de découverte et d’ouverture aux autres l’a conduit à travailler sur l’ouverture du musée du Quai Branly. Là, il rencontre Hélène Fulgence (H.87), directrice du département culturel et des expositions, et devient son adjoint. C’est ainsi qu’il a été associé au projet du Louvre Abu Dhabi sorti de terre en 2008.
10h. Bureau directorial
Ici, tout est lumineux et épuré. Au bout d’un long couloir de bois et de baies vitrées, le bureau du directeur est parsemé de livres d’art, peintures, statuettes et autres trophées. Sur une étagère, un grand portrait de Sheikh Zayed, le père fondateur des Émirats arabes unis qu’il dirigea de leur création en 1971 jusqu’à sa mort en novembre 2004. Un coffee boy apporte le café. Costume bleu marine, chemise blanche et cravate Burgundy, le directeur, brun à lunettes à la silhouette allongée, nous accueille chaleureusement. Sa journée a commencé une heure plus tôt, par une visioconférence stratégique. « Nous faisons régulièrement des points avec les responsables des autres futurs musées de Saadiyat pour explorer les synergies », explique-t-il. Nous n’en saurons pas plus, le café va refroidir. Manuel est un grand consommateur, mais en période de ramadan, le rituel se raréfie. « Je fais un demi-ramadan, je mange à peine, je bois quelques cafés et un peu d’eau. On vit dans une communauté à majorité musulmane respectueuse et tolérante. Ils n’ont aucun problème à ce que tu ailles déjeuner ou pas, c’est juste que le rythme est spontanément différent. Le matin est soutenu, l’après-midi, c’est calme, et ça redémarre le soir après l’iftar. »
En effet, ce matin-là, Manuel a moins d’une heure pour passer au crible le master plan 2022-2026 du musée. Un document de 180 pages qui détaille la stratégie post-Covid, la vision et les ambitions du Louvre Abu Dhabi. C’est la cinquième version du document, et Manuel n’est toujours pas satisfait. Face à lui, Mohamed Al Musharakh, manager marketing, prend les notes consciencieusement. Diplômé en graphisme et multimédia de l’université de Sharjah, cet Émirien de 22 ans est en poste depuis quatre mois. Il a déjà travaillé dans les secteurs de la santé, de l’éducation supérieure et du nucléaire. Manuel va vite, aucun détail ne lui échappe. « Le message doit être clair, intéressant et fun, affirme-t-il. Ce document va s’adresser à nos partenaires ici et en France. Nous voulons présenter nos valeurs, montrer que nous sommes un musée universel, ouvert et accessible à tous les publics. À travers nos collections et expositions temporaires, nos performances et conférences, ainsi que nos programmes de recherche, c’est l’histoire de l’art et celle de l’humanité que nous racontons. »
Après son inauguration, le Louvre Abu Dhabi a vécu deux ans de boom complet, avec 1 million de visiteurs par an. « On commençait à penser au Louvre Abu Dhabi 2.0, que l’on voyait comme lieu d’éducation et de recherche. Mais le Covid nous a contraints à mettre certains projets en pause. Les deux ans qui ont suivi ont été difficiles. Nous sommes en phase de reprise depuis un an et nous avons dépassé récemment les 3 millions de visiteurs. Maintenant, nous devons donner au musée un second souffle : nous avons investi dans un laboratoire, encore en construction, et allons développer des programmes de formation et de recherche », confie-t-il. Manuel regarde sa montre, elle marque 10 h 45. Il s’exclame d’un ton pressé : « Nous devons rejoindre la prochaine réunion ! »
10h50. Dôme et galeries
« Une fois par mois, je fais le tour du musée avec mes équipes techniques », explique Manuel accompagné d’un Émirien et d’un Anglais, du département des opérations. En passant sous la coupole du musée, nous croisons un groupe de touristes asiatiques. L’émerveillement est visible. Manuel se retourne pour nous adresser un petit sourire, signe d’une mission réussie. Soutenue par quatre piliers dissimulés, la massive coupole en acier (180 m de diamètre et 7 500 t, aussi lourde que la tour Eiffel) semble flotter dans l’air et se change le soir en un ciel étoilé grâce à un habile jeu de lumières. Cet espace extérieur entouré par la mer accueille les œuvres d’artistes contemporains, comme Giuseppe Penone ou Jenny Holzer. L’endroit est paisible, on entend les oiseaux chanter. « Le musée est un lieu de sens. On peut méditer sous le dôme, mais aussi chercher à comprendre, s’interroger profondément. J’aimerais que l’on puisse prolonger l’ouverture du musée jusqu’à minuit chaque soir. Les galeries fermeraient toujours à 18 h 30, mais l’espace sous la coupole resterait ouvert », songe-t-il, rêveur.
Dans les galeries se déploie une collection de plusieurs centaines d’œuvres en constante évolution. Des prêts régionaux et internationaux (notamment de musées français, avec lesquels le musée a conclu un accord) étoffent encore les expositions. « Nous avons exposé pendant longtemps La Belle Ferronnière, de Léonard de Vinci, du musée du Louvre à Paris, ou Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard, un portrait de Napoléon à cheval de Jacques-Louis David. Le public les adorait », se souvient le directeur. Cet hiver, il a reçu des chefs-d’œuvre du musée d’Orsay et de la Bibliothèque nationale de France. Désormais, les visiteurs peuvent admirer trois œuvres de Claude Monet. « Mais le nombre de prêts est en diminution. Ils représentent environ 250 pièces actuellement. » Le musée a aussi réalisé de prestigieuses acquisitions, parmi lesquelles un rare tableau du peintre baroque français Georges de La Tour, La Fillette au brasier (xviie siècle), qui aurait été vendu près de 4 millions d’euros, ou encore une œuvre poignante de Marc Chagall, Entre chien et loup. À travers leur éclectisme, les œuvres mettent en évidences les influences, différences et points communs des civilisations et des époques. Des têtes de Bouddha à Shiva dansant, en passant par des sarcophages, une merveilleuse statuette d’une princesse de Bactriane, des armures, meubles, tapis, monnaies, photographies et livres dévoilent au visiteur de multiples facettes de l’histoire humaine. « Notre collection s’étoffe, et nous devons encore l’enrichir », note simplement Manuel.
11h15. Question environnementale
C’est sous la coupole, devant la Feuille de lumière, un arbre-sculpture magistral de l’artiste d’arte povera italien Giuseppe Penone, que Manuel accueille un groupe d’experts de l’Agence environnementale d’Abu Dhabi, venu étudier la possibilité d’introduire des tortues dans les bassins jouxtant le musée. « Les constructions et l’activité humaine réduisent l’espace de vie de nombreuses espèces », explique l’un des experts. Les bassins d’eau de mer pourraient aider à la réintroduction des animaux dans leur habitat naturel, encore faut-il s’assurer que les tortues ne souffrent pas de la proximité humaine. « La faune fait partie du patrimoine culturel et de l’expérience visiteur », affirme le directeur du musée.
14h45. Aïd et anniversaire
Nous retrouvons Manuel Rabaté à l’auditorium pour un point sur les préparatifs de l’Aïd el-Fitr. La fête qui marque la fin du ramadan sera célébrée durant une semaine entière. Le musée d’Abu Dhabi programme des projections de films et des spectacles pour l’occasion. « Nous sommes aussi en train de planifier le cinquième anniversaire du Louvre Abu Dhabi, qui aura lieu en novembre, précise son directeur. Nous allons faire un duplex en live avec Paris. » En attendant, l’un des écrans ne fonctionne plus, il va falloir le remplacer.
15h. Lieu des rencontres
Sur le chemin du retour vers le bureau, on croise Soraya Noujaim, directrice scientifique en charge du commissariat et de la gestion des collections du musée. Elle accompagne Sir Antony Gormley, archéologue, anthropologue, historien de l’art et sculpteur britannique, considéré comme l’un des plus grands artistes contemporains. C’est avec lui que Manuel a déjeuné aujourd’hui. Des artistes, des stars, des politiques, des hommes d’affaires, Manuel en reçoit beaucoup. « Mon rôle est d’être un ambassadeur du musée, de le promouvoir localement et à l’international, en donnant des conférences ou en accueillant des personnalités. Il y a une activité diplomatique et politique importante aux Émirats, nous avons donc beaucoup de délégations officielles. En général, les visiteurs sont touchés par le bâtiment et la collection et ils y trouvent souvent quelque chose qui fait écho à leur culture ou à leur religion. » Parmi les stars passées récemment par le musée, on compte Tom Cruise, le Français Pierre Morel (réalisateur de Taken), le pianiste chinois Lang Lang ou encore le DJ français David Guetta, venu enregistrer un concert digital au Louvre Abu Dhabi. Mêlant musique électronique et projections d’œuvres du musée, le concert a été diffusé le 31 décembre sur les réseaux sociaux. Un carton.
16h30. Séance photo
Après un entretien de recrutement par Teams avec un conservateur de musée français, Manuel accorde quelques minutes à une séance photo. Un temps précieux pour mieux connaître cet homme discret. Hypokhâgne, Sciences Po Paris et HEC, Manuel a su mettre à profit trois formations complémentaires. « Tout cela m’a donné des compétences de synthèse, d’analyse et m’a permis de ne pas avoir peur de prendre des décisions. Je suis capable de manipuler à la fois des idées et du quantitatif. HEC m’a permis de mettre des techniques de leadership au service de mon intérêt pour la culture », affirme-t-il en prenant la pose face à l’objectif. Féru d’expositions, Manuel a peaufiné son apprentissage par des lectures ou des formations complémentaires comme les cours dits Rachel Boyer de l’École du Louvre.
21h30. Rohaniyaat et VIP
Encore 29 °C dehors. Manuel Rabaté est de retour au musée pour la Nuit de la poésie organisée dans le cadre des Nuits du ramadan. Le ciel de Jean Nouvel s’illumine pour le public. « C’est un privilège d’être au musée à cette heure-ci, l’atmosphère est très intime », observe Manuel, emporté par la douceur du lieu. À l’entrée, on sert le café à la cardamome et des dattes. Cette soirée, intitulée « Rohaniyaat » (spiritualité en arabe), est consacrée à la lecture de poèmes. « Nous avons organisé cet événement en partenariat avec l’Arabic Language Center. Il s’agit de célébrer le ramadan et la spiritualité, l’essence du mois sacré », explique Alia bin Musabeh Al Shamsi, chargée des programmes culturels du Louvre Abu Dhabi. Parmi les VIP venus assister à cette lecture, Snow Li, membre fondateur des mécènes du Louvre Abu Dhabi, Ketevan Bochorishvili, ex-vice-ministre de l’Économie de Géorgie, ou encore Wynton Harvey, mannequin, photographe et fils du comique américain Steve Harvey. Devant un public réduit, Manuel ouvre la soirée en accueillant les poètes.
22h45. Dans le lounge
La soirée s’achève sur la terrasse du Art Lounge, où les prestigieux invités se retrouvent en compagnie de Mathilde, la femme de Manuel, et de Nathalie Suleiman, responsable du mécénat individuel. Le lieu mêle influences locales et occidentales. Installée dans les canapés noir et blanc, cette petite foule commande des jus de fruit, du champagne ou du vin. Manuel commande une bière italienne, et fait plus ample connaissance avec son invité américain qui a opté pour une tenue locale : gandoura, longue tunique beige et keffieh sur la tête. La discussion, amicale, doit renforcer les liens avec les mécènes du musée. Le musée est financé par le gouvernement d’Abu Dhabi, et non par le gouvernement fédéral. « Mais nos patrons s’attendent à ce que nous ayons une certaine indépendance et d’autres sources de financement, explique Manuel. Auparavant, jusqu’à deux tiers de nos revenus provenaient de la billetterie. Avec la pandémie, nous avons perdu beaucoup de recettes. Nous avons gardé certains partenaires et avons élargi notre cercle de mécènes. Nous gagnons un peu d’argent avec la boutique et le restaurant, mais nous avons besoin de nous diversifier. » Ketevan Bochorishvili aimerait lui présenter le responsable des musées de Géorgie, qui est aussi archéologue et anthropologue.
Ça tombe bien, Manuel a prévu de faire le voyage en Géorgie dans quelques jours. « Peut-être que l’on pourra aussi organiser une visite d’atelier d’artiste », propose-t-elle. Intéressé, Manuel questionne l’ancienne ministre sur le fonctionnement des musées et les influences culturelles du pays. Les partenariats avec les musées internationaux permettent de faire découvrir au public des pièces exceptionnelles venues du monde entier. La Jordanie a fait venir à Abu Dhabi l’une des plus anciennes statues de l’humanité, dont le directeur tire une grande fierté, la statue à deux têtes d’Aïn Ghazal, qui date d’environ 6 500 ans avant J.-C.
« C’est un travail difficile qui lie politique, politique culturelle, diplomatie et accueil du public. Le propos scientifique du musée est extrêmement ambitieux : nous venons d’ouvrir un centre de documentation et souhaitons développer les recherches sur l’humanité et l’art connecté. On est dans une expérimentation audacieuse, avec des moyens qui ne sont pas infinis, même s’ils sont assez importants. Ce qui se passe ici est tout à fait unique, cela participe à la transformation globale d’Abu Dhabi au sein des Émirats arabes unis. »
Éva Levesque
Published by La rédaction