Le leadership et la dimension humaine du management sont à l’ordre du jour de la plupart des entreprises, de façon plus ou moins explicite, car c’est à la fois une dimension cruciale de leur fonctionnement et un problème parfois délicat à évoquer auprès des personnes concernées ou visées. D’autant plus que règne encore trop souvent cette idée que le leadership est un don naturel, une sorte de qualité génétique, ancrée donc dès la naissance et peu appréhendable par la suite.

 

Pourtant l’un des pionniers de la psychologie sociale et de l’étude expérimentale du leadership, Kurt Lewin, par sa formule si simple, C=PxE, a voulu rappeler que le comportement est bien le produit du rapport (toujours en partie mystérieux, selon nous) entre la personnalité et l’environnement. Ce dernier jouant un rôle important, il est donc raisonnable de penser que, non seulement les conditions de travail et son environnement humain de façon évidente, mais aussi les dispositifs de formation peuvent aider à appréhender les processus liés à l’exercice du leadership.

Au demeurant, étant admis qu’il n’y a pas de leader sans suiveurs, une attention particulière devrait être placée sur cette interaction. Car elle est bien souvent la clé, non seulement de l’efficacité des systèmes, mais aussi du bien (ou mal)-être au travail et de la connaissance de soi, si l’on veut bien s’en donner les moyens. Elle revêt en effet des aspects qui nécessitent une finesse d’analyse particulière si l’on souhaite que malentendus et dommages visibles ou collatéraux soient épargnés. Parmi ces aspects figurent les perceptions nécessairement subjectives de part et d’autre, la posture physique et statutaire du leader, sa conception du travail, ses expressions non verbales et, finalement, tous les ressentis, le plus souvent inexprimés, qui colorent l’interaction.

La formation proposée par Claire Lagarde et Yaïr Benaïm s’inscrit dans cette optique. Dispensée avec bonheur à HEC comme au sein d’un nombre grandissant d’entreprises, elle offre une approche « sensitive » et originale du problème, liée à la fois au dispositif mis en place et au talent de ses créateurs et animateurs.

Voici le descriptif, inévitablement sommaire, de l’une de ces journées de formation.

Après avoir pris rapidement un café-croissant, les nouveaux venus se faufilent dans la salle de formation. Ils savent déjà que cette journée ne sera pas comme les autres, comme le bouche-à-oreille le leur a laissé entendre, même si peu de choses leur ont été dévoilées par leurs éventuels prédécesseurs, afin de ménager l’effet de surprise. Dans certaines entreprises, la liste d’attente est longue pour obtenir sa place dans cette formation-récompense au nom évocateur, « Manager comme un chef d’orchestre », car il faut même parfois la mériter.

C’est ainsi que l’excitation se mêle à la curiosité lorsque les participants s’installent. Ici, pas de table, pas de prise de notes. Claire Lagarde les invite à s’asseoir « comme au concert », à plonger « tout entier », pour quelques heures, dans l’univers mystérieux du chef d’orchestre.

 

Ingénieure Centrale-Supélec et violoniste professionnelle, c’est après quelques années de carrière dans un grand groupe français qu’elle a pris la décision de faire se parler les mondes de la musique et de l’entreprise : « Je travaillais dans un bureau le jour et prenais mon violon pour rejoindre un orchestre le soir. Et souvent, je constatais que de gros problèmes de management en entreprise auraient pu facilement être évités, voire résolus, en me référant à mon expérience musicale… C’est ainsi que je me suis jetée à l’eau, et ai créé cette formation en entreprise. Pour proposer aux managers, mais aussi aux étudiants de grandes écoles comme aux grands dirigeants, un voyage dans le monde de la musique classique, et qu’ils puissent en tirer de bonnes pratiques, des idées nouvelles pour l’exercice de leur métier. »

 

Mais pas questions d’en faire une énième formation théorique sur le management. Claire Lagarde insiste sur ce point-là. « Pour que les messages passent vraiment, il faut se les approprier, il faut les vivre. Et la musique constitue un moyen incroyable de renforcer cela, essentiellement par les émotions qu’elle procure. Donc cette journée, c’est un moyen unique de vivre la vie du chef d’orchestre, sa préparation, les difficultés auxquelles il est confronté, sa relation avec l’orchestre face à lui… Et pour cela, j’avais besoin d’un vrai chef d’orchestre ». C’est en la personne de Yaïr Benaïm qu’elle a trouvé les qualités, à la fois démonstratives et pédagogiques, qu’elle souhaitait pour remplir ce rôle : « Il a su parfaitement s’approprier la trame que je lui proposais, la faire sienne, l’enrichir de ses propres anecdotes, expériences, pour en faire quelque chose de passionnant et complètement original ».

Dans la salle, Yaïr attend les derniers arrivants, accompagné, première surprise, d’un violon et d’un guitariste. Car oui, et ce sera l’un des messages de cette journée : un chef d’orchestre est avant tout un musicien comme les autres, qui a étudié de nombreuses années pour devenir un instrumentiste professionnel. Yaïr Benaïm en est un parfait exemple : violoniste virtuose, c’est tout naturellement qu’il débute la journée en offrant aux participants un mini-concert « live », une pièce brillante qui les emporte en quelques coups d’archet dans le monde de la musique classique.

 

Ici réside l’une des forces de cette formation : plonger les participants dans un monde dont ils ignorent souvent tout et leur faire découvrir, mais surtout ressentir, tous les liens qu’ils peuvent établir avec leur propre quotidien. C’est ainsi que la matinée est consacrée à comprendre à quoi sert un chef d’orchestre : à la fois chef de projet, arbitre et fédérateur, il doit asseoir sa légitimité et inspirer ses musiciens, faire preuve d’écoute et de bienveillance tout en sachant prendre les bonnes décisions et gérer les moments de crise. Les parallèles avec le monde de l’entreprise sont saisissants. La musique, omniprésente, installe une ambiance d’écoute et de concentration rare, les anecdotes de Yaïr Benaïm, son sens de l’humour et ses capacités oratoires font le reste : l’auditoire est captivé.

 

A la pause-déjeuner, les participants sont déjà imprégnés de ce monde qu’ils découvrent, et les questions fusent : comment faites-vous lorsque l’un de vos musiciens donne des signes de faiblesse ? A quel point vous appuyez-vous sur vos assistants, sur les chefs de section ? A-t-on réellement besoin de connaître ce que chacun joue dans l’orchestre, et jusqu’à quel point ? Qu’en est-il des différences culturelles au sein d’un ensemble musical ? A trop déléguer et chercher à responsabiliser le groupe, ne risque-t-on pas le désordre et la cacophonie ? Les musiciens vous regardent-ils vraiment quand ils jouent ? Comment faites-vous pour maîtriser tant d’informations simultanément ?

 

Puis Yaïr Benaïm et Claire Lagarde s’éclipsent mystérieusement avec un mot d’ordre : ne revenir en salle que dans une demi-heure. Après un bref retour à la réalité des mails et des appels urgents, les participants se pressent à 14h, et reprennent leur place devant une surprise de taille : un petit orchestre s’est installé devant eux, et semble en pleine répétition. C’est alors l’occasion rare d’observer un orchestre en plein travail, de constater les rapports qui se construisent entre le chef, le violon-solo, les musiciens… Puis Yaïr Benaïm tend sa baguette aux participants, et annonce « Je vous présente l’Open Chamber Orchestra, l’orchestre que j’ai fondé. Qui veut passer en premier pour le diriger ? ». Remous dans l’assemblée, rires excités et timides. Les musiciens sourient avec gentillesse. Outre leur excellence, ils ont été recrutés pour leur capacité à analyser la prestation et les comportements des participants qui vont s’essayer à la direction d’orchestre, et à transmettre des retours constructifs et bienveillants. Le plus courageux se lance, bientôt suivi par d’autres. Avec, à chaque fois, le respect d’un même protocole : analyser comment s’est déroulée cette expérience, échanger avec les collègues, écouter les retours des musiciens, et enfin entendre la synthèse du chef d’orchestre. Au fil des passages, les langues se délient, les remarques se font plus fines. Certains arrivent sur le podium très inquiéts par cette situation où ils ont le sentiment de ne rien contrôler, puis parviennent à lâcher prise et prendre un réel plaisir à cette expérience. D’autres vont chercher à jouer de cette place de pouvoir, tout en déléguant aux « experts », les musiciens professionnels, les tâches techniques. Le chef d’orchestre les questionne « Comment vous êtes-vous senti dans votre rapport aux musiciens ? Vous sembliez vouloir jouer à leur place, être partout… avez-vous entendu comme le son s’est amplifié lorsque vous avez enfin pris un peu de recul ? ». Et d’encourager : « Bravo ! on sentait à quel point les musiciens avaient envie de vous suivre, à quel point ils étaient suspendus à vos gestes pour savoir ce que vous vouliez d’eux. Attention néanmoins à ne pas vous épuiser sur le long terme… ». Ou de mettre en garde : « Vous êtes arrivé presque en reculant, avec l’air de vous excuser pour tout ce que vous ne maîtrisez pas… l’équipe le sent, et n’aime pas rester dans le doute. Et pourtant ce que vous leur avez proposé était tout à fait intéressant, et on a pris plaisir à vous écouter… alors pourquoi être sur la défensive avant de commencer ? » Les rires fusent, l’expérience est vivante, chacun ressort avec quelques pistes de réflexion sur son propre style de management, et plus largement son rapport aux autres et à des situations semblables à celles qu’on peut vivre tous les jours en entreprise… Mais l’expérience ne s’arrête pas là, car le pouvoir de la musique réside aussi dans l’émotion qu’elle procure, et qui demeure. Ainsi, il n’est pas rare de voir perler une larme dans les yeux de certains participants. L’un d’entre eux avouait même : « Je viens de réaliser un rêve d’enfant…je n’oublierai pas de sitôt la puissance de cette expérience… diriger un orchestre, sentir le son qui découle de notre baguette, de notre corps et de notre cœur…incroyable ! » « Lorsque tous les participants s’attardent encore dans la salle, alors que la journée est terminée, puis qu’ils s’éloignent le sourire aux lèvres, on sait que c’est gagné », explique Claire Lagarde. L’émotion et le bien-être qu’ils ont vécus lors de cette journée va rester longtemps dans leur mémoire, et avec eux, les enseignements qu’ils en ont tirés. « Des personnes qui avaient suivi cette formation il y a cinq ans m’en ont reparlé récemment avec les mêmes étoiles dans les yeux… ! ». Yaïr Benaïm renchérit : « Je reste avant tout un musicien, et c’est je crois ce qui fait mon originalité et ma force dans le monde de la formation… plusieurs fois, à la fin de mes concerts, des participants de cette formation sont venus me saluer, m’ont dit qu’ils avaient passé un moment extraordinaire au concert, et que cela leur donnait encore plus d’idées pour aborder leur quotidien de manager… pour moi, c’est la meilleure des récompenses ! ».

 

Par Gilles Amado, Professeur émérite de psychosociologie des organisations à HEC, amado@hec.fr et Claire Lagarde, Violoniste et ingénieure Centrale Supélec – fondatrice de L’Heure Exquise, claire.lagarde@lheureexquise.com

 

© Bernard Martinez

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