Les mémoires de Jacques Borel (H.50)
Instigateur du ticket restaurant, du premier fast-food français et des restaurants autoroutiers, Jacques Borel (H.50) a façonné les habitudes d’un monde pressé. À 97 ans, ce visionnaire du 20ème siècle écrit actuellement un livre sur sa vie et donne aux diplômés HEC ses conseils d’entrepreneur.
À 97 ans, sa mémoire est intacte. Depuis Neuilly, l’ancien industriel Jacques Borel s’est lancé dans la rédaction de ses mémoires, un livre de 300 pages sur sa vie qui devrait paraître à la rentrée. Lorsqu’on l’interroge sur son parcours d’entrepreneur, on y entend autant de souffrances que de succès. Sa plus belle réussite ? «Mon mariage.», répond-il sans hésiter. C’est d’ailleurs grâce à sa femme, Christiane, qu’il s’inscrira au concours HEC.
Dans sa jeunesse, déjà, il avait vu ses modèles familiaux échouer puis triompher. Né en 1927, Jacques Borel est fils de polytechnicien et grandit dans une famille nombreuse de six frères et sœurs. Lorsque frappe la grande crise de 1929 à l’effondrement de la bourse de New York, le paternel, qui « l’éleva à la dure », perd son affaire d’importation de matériel électrique suisse. Gamin, Jacques Borel s’en va réciter des chants alsaciens dans les cours d’immeubles pour se faire quelques sous. Les paroles de « C’est un oiseau qui vient de France », il les connaît encore par cœur. Mais cette forme de mendicité déchaînera les foudres maternelles. « Qu’est-ce qu’être honorable quand on a faim ? », lui rétorque-t-il. En 1934, le père retrouve du boulot au sein de la multinationale américaine IBM, partie à la conquête du monde avec ses machines. À la Libération, il deviendra directeur général d’IBM France. « Ainsi, notre famille est passée de la pauvreté à la richesse. »
Le futur homme d’affaires passe, de 1940 à 1944, quatre ans comme coursier dans la Résistance, livrant du courrier de Paris à Lyon sous les bombardements et se fait arrêter cinq fois par la Gestapo. Ses études en souffrent. Il « rate trois fois le bachot. » Tout change lorsqu’il rencontre Christiane. « J’ai eu la chance de rencontrer, à l’âge de 17 ans, une fille belle comme le jour. J’ai décidé de l’épouser en 25 secondes. Elle a mis deux mois et un jour pour me répondre. » Ses conditions ? Que Jacques passe le concours de la meilleure école d’études commerciales d’Europe, HEC. « Je suis difficile à atteindre pour votre plus grand bien », lui dira-t-elle.
“C’est très difficile d’entreprendre, mais c’est formidable”
Après ses études, Jacques Borel deviendra “le meilleur vendeur de la boîte” chez IBM, comme il aime à le rappeler. Il y apprend surtout l’implacable business à l’américaine, et sent le vent tourner. Une société de loisirs en pleine explosion, où la femme travaille et où l’on part en congés payés… L’hôtellerie-restauration est un secteur porteur.
En 1957, le couple Borel ouvre l’Auberge Express, qui déjà bouleverse les codes de la restauration d’entreprise. Mais qui manque de faire faillite. « On faisait de l’argent en payant nos fournisseurs à 90 jours. Au bout de 80 jours on s’est assis autour de la table de la salle à manger en se disant « dans 10 jours, on ne passe pas » ». Sa femme lui suggère alors d’aller vendre aux entreprises des bons prépayés qui vaudraient un repas, éviteraient aux employés de faire la queue et rempliraient le restaurant. Bingo, les Borel passent l’échéance et créent par la même occasion le ticket restaurant, officialisé en 1963.
Dix ans plus tard, et « plus de 500 visites au gouvernement », il obtient par ordonnance, sous le ministère de Georges Pompidou, l’exonération d’impôts sur les tickets restaurants. Le dispositif est devenu depuis l’avantage social préféré des Français, ce dont il se préoccupait encore sur le plateau de l’Entretien HEC avec le patron d’Edenred Bertrand Dumazy il y a quelques mois. En parallèle, il développe un empire de la restauration rapide : ouverture des chaînes de hamburgers Wimpy en France en 1961, création des premiers restoroutes et des hôtels de bord d’autoroute Jacques Borel… Jusqu’au rachat de la chaîne d’hôtellerie Sofitel qui deviendra Sofitel Jacques Borel en 1975, avec des établissements de Minneapolis à Ahwaz en Iran.
Des années folles qui resteront marquées par un tragique accident lors de vacances en famille au Québec en 1973. Il passera 23 jours dans le coma à l’hôpital du Saint-Sacrement et perdra un œil. Sa femme et ses jumeaux seront également gravement blessés. « Les médecins m’avaient dit que je ne marcherais plus jamais, se souvient-il. Je leur ai dit qu’ils se foutaient le doigt dans l’œil jusqu’à l’omoplate. » Loin de se laisser démonter, le French businessman passera près de deux ans à mener ses affaires depuis une chaise roulante, “800 jours très difficiles.” Il se rappelle, à 47 ans, avoir fait l’effort de se lever de son fauteuil pour poser la première pierre de l’hôtel Jacques Borel Roissy en France, “sous les applaudissements du tout Paris”.
Des conseils pour les futurs entrepreneurs
Evincé de son groupe Jacques Borel International par son conseil d’administration en 1977, exilé aux États-Unis, puis consultant à la fin de sa carrière… L’industriel français, parfois controversé, parfois parodié, aura passé sa vie à entreprendre. « Une épreuve permanente. C’est très difficile car cela demande beaucoup de courage et il faut être capable de souffrir », explique-t-il. Il a même compté ses heures travaillées: « un peu plus de 400 000. »
Il dit tirer de sa carrière, deux enseignements majeurs, qu’il communique aujourd’hui aux diplômés HEC. « Il y a deux choses dont les entrepreneurs ne se rendent jamais compte quand ils débarquent, dit-il. Premièrement, il ne faut pas sous-estimer les investissements qu’ils auront à faire. Sur les dix premiers mois, vous aurez une crise de trésorerie à en crever. Si vous n’êtes pas capable de dormir alors que vous avez une crise de trésorerie, il ne faut pas entreprendre. »
« Le deuxième point, c’est que vous sous-estimerez le temps qu’il faut pour arriver à atteindre votre point de mort, alerte Jacques Borel. Vous pensez l’atteindre en 6 mois ? Il vous faudra en réalité attendre plus longtemps, 10 mois, ou 2 ans, ou 2 ans et demi…. Pendant ce temps-là, il faut tenir. » Et de rendre hommage à sa femme Christiane, disparue il y a sept ans, avec qui il récitait le psaume 22 avant le coucher, les soirs de disette : « il y a une chose primordiale si l’on veut entreprendre. C’est la ou le partenaire que vous avez à vos côtés. » Nul doute que l’automne sera marqué par son livre autobiographique, ultime entreprise d’une vie-odyssée.
Published by Estel Plagué